Marguerite Duras à contre-jour

En Mars 2006, dix ans de silence de Marguerite Duras, mais elle est toujours présente.

Plusieurs hommages lui sont et lui seront rendus en 2006. Celui de Bernard Sarrut aux Editions Complicités est particulièrement émouvant : Marguerite Duras, à contre-jour, de Bernard Sarrut, Collection Privée, Témoignage.

Ce livre est l’histoire d’une relation étroite et privilégiée, longue de plus de vingt ans, entre l’écrivain Marguerite Duras et Bernard Sarrut, l’auteur.
Ce témoignage singulier vous parle d’abord et surtout de cinéma, et plus précisément du cinéma de Marguerite Duras. Le tournage de Navire Night, le festival du cinéma à Trouville ou à Hyères, des souvenirs autour de L’Homme atlantique.

Et puis, de manière contiguë, l’auteur brosse le portrait de cette femme hors du commun dont l’existence s’est construite autour des illustrations de la transgression.
Il raconte comment on vivait à Neauphle-le-Château ou rue Saint-Benoît à Paris. Il évoque les lieux importants, la cuisine ou la chambre de Marguerite. C’est presqu’un album de photos de famille, on la voit avec son fils, on la voit dans son jardin, on la voit en train de déjeuner avec sa famille...

C’est un texte composé de plans séquences : Duras dans sa cuisine, Duras entourée d’homosexuels, elle qui ne l’est pas, Duras en train de tourner Le Navire night, Duras et son public d’admirateurs, Duras et l’amour, Duras avec son fils, Duras et la maladie, Duras au restaurant à Paris, Duras dans le jardin de Neauphle, Duras et la mort... Il expose des images très intimes parfois, mais qui rendent plus présente, à nos yeux, cette petite femme sans âge.

Bernard Sarrut, en osant dire certains souvenirs que d’autres n’auraient pas révélés, nous entraîne au cœur du secret de cet écrivain, cinéaste, marginale, éblouissante, fascinante. Une femme du XXe siècle, toujours vivante.

Le livre comporte par ailleurs une vidéofilmographie complète (mise à jour 2005) accompagnée des prochaines parution de films vidéos. Document précieux pour les cinéphiles.

L’auteur :
BERNARD SARRUT EST PHARMACIEN DES HÔPITAUX DE PARIS. IL ÉPROUVE DEPUIS FORT LONGTEMPS UNE PASSION POUR LE CINÉMA. IL A TOURNÉ QUELQUES COURTS MÉTRAGES ET ÉCRIT DES ARTICLES, NOTAMMENT SUR LES FILMS DE DURAS, QUI ONT ÉTÉ PUBLIÉS DANS DES REVUES


Certains, ayant eu la chance de côtoyer leur idole, se hausseraient du col en le faisant savoir haut et fort pour s’approprier des miettes de son génie. Bernard Sarrut, homme discret, nous donne juste à entendre sa petite Musica simple et touchante. Il livre ses souvenirs en cinéaste, par flashes, sur trois thèmes : Le cinéma, Les lieux, Les fragments intimes.

D’abord le cinéma car c’est par cette fascination que tout a commencé et qu’il en est venu à rencontrer M.D., puis à la lire. Cinéma dont il comprit et aima tout de suite ce qu’il appelle la pulvérisation du social par le silence jusqu’au choc avec India Song :

Il fait très chaud dehors et dans la salle. Un enchantement. Une illumination. La sensation de tout comprendre, tout ressentir, de faire partie de la toile. Les voix, la musique, le bruissement de la bande sonore venue d’une autre dimension ou d’un monde parallèle, véritable mur du son, nouvelle atmosphère gazeuse d’une autre planète, d’une autre galaxie du cinéma. L’impression que dans cet aquarium qu’est devenu l’écran flottent comme détachés de la pellicule les personnages, poissons abyssaux revenus pour un moment à la surface, véritables corps spectraux dignes des meilleurs histoires hantées d’un Henry James.

Zt aussi avec le plus accompli selon lui, le grand film, le centre de son oeuvre cinématographique : Son nom de Venise dans Calcutta désert :

Le film n’est qu’une plongée lente et somptueuse dans un palais déchu (une sorte d’envers de l’ancienne splendeur d’un Marienbad qui ne serait plus cérébral). Tout le film se passe en apesanteur, comme sous l’eau... La musique et les voix de la réception sont entendues de très loin comme si nous étions sous le pont d’un Titanic qui coule lentement abritant tel un tombeau découvertes et balayages des moulures, tentures abîmées, miroirs brisés, trumeaux écroulés ; les cendres du cinéma et de la narration classique.

Lorsqu’il apprend que le lieu de tournage est le Palais Rothschild, une force irrésistible l’entraîne à enjamber le grillage :

J’arrive dans la zone sombre du parc, la jungle du film, touffue, boisée. Il fait encore jour. Une lumière dorée de fin du monde. Je me promène dans les allées sombres, sous les grands arbres. J’avance lentement, je suis devenu un oeil qui explore, regarde de loin l’objet interdit, le lieu d’origine du désir de filmer de Marguerite, ce vaisseau de pierre et ses oeils-de-boeuf sous le toit à peine visible à travers les feuillages... Je vois maintenant comme si je remontais le cours d’une rivière (ces fleuves qui jalonnent ses livres, ses films) les escaliers du palais qui descendent vers moi, m’appellent tels une bouche sombre. Je longe avec précaution le petit lac en contrebas. Il appartient définitivement au vice-consul en costume blanc venant solitaire y fumer une cigarette. L’eau est aussi noire que le plan du film correspondant. Je reste longtemps. ... Tout du lieu est dans les deux films. Les films sont le lieu maintenant.

Bernard Sarrut rencontre Marguerite Duras dans le hall d’une MJC et assiste avec elle, comme en rêve, à la projection du Camion :

Ce Camion est un grand film radical dont le dernier plan toujours me saisit, la gorge nouée. C’est le seul moment dans ce livre que vous lisez où j’aimerais avoir le son et l’image qui introduiraient ce plan comme une citation multimédia, découperaient dans la page une lucarne et seulement à ce prix l’émotion pourrait vous gagner. S’y engouffre en une coda exemplaire la musique d’une variation Diabelli de Beethoven, la voix de Marguerite sur le crissement des plantes mortes de l’été, l’image du projecteur illuminant l’arbre du jardin de Neauphle et la lumière tranchante et blanche d’une nuit bleue vue à travers les vitres.

Il assiste au tournage du Navire Night et son admiration n’en est que plus grande, quoi qu’aient pu dire les détracteurs du cinéma de Marguerite Duras !

Marguerite vérifie systématiquement le cadre. Elle n’a aucune hésitation. Elle sait parfaitement ce qu’elle veut. Elle arrive toujours à ses fins, à imposer sa vision... Je vois cette tension de la création à l’oeuvre. Je vois aussi ses émerveillements quand quelque chose, la lecture d’un texte, le frémissement d’un visage dépasse ses espérances ou carrément la stupéfie. Elle est absorbée à ce point par ce qu’elle fait qu’elle en est admirable à mes yeux. Il n’y a pas de complaisance. Elle va au charbon. Elle avance. Elle entraîne tout le monde. Le rail du cinéma, c’est elle.

Des Fragments intimes on notera celui concernant la bibliographie de Marguerite Duras - à rapprocher de ce que François Bon rapportait sur Tiers Livre du choix de Saint-John Perse quant à la présentation de ses oeuvres :

J’aime particulièrement le fait qu’elle adore la manière non hiérarchisée et sans subdivisions de présenter sa bibliographie. Le premier éditeur à répertorier ses oeuvres complètes en fin de volume de cette façon est P.O.L.. Rien ne lui fait plus plaisir, et c’est parfaitement juste quand on considère la manière qu’elle a de ne faire qu’une seule oeuvre, un même texte pouvant engendrer un film, un roman, une pièce. Marguerite trouve beau de lire mêlés sans distinction aucune et dans l’ordre unique de la chronologie pièces de théâtre, romans, films. Tout n’est-il pas produit par elle et elle seule ? Sa personne et son oeuvre ne se résument-elles pas à la même chose, écrire ?

Il y a juste dix ans, Bernard Sarrut perdait, comme mais plus que nous tous, cette femme d’exception à laquelle, avec ce livre d’hommage, il déclare :

Marguerite tu es la personne qui a le plus compté dans ma vie, Marguerite tu m’as tellement fait connaître de choses, je ne verrai plus rien de la même façon.

Plusieurs mois après le décès de M.D., il se rend au cimetière :

Un midi écrasé de soleil. Peu de monde. Sur sa tombe des photos un peu délavées sont apparues, une petite couronne de fleurs fausses de porcelaine. Qui a déposé ces objets, ces quolifichets je ne sais. La tombe est modeste, blanche, avec juste les lettres M.D. Par association d’idées je pense à l’une de phrases d’India Song à propos d’Anne-Marie Stretter : « Sa tombe est au cimetière anglais » et il achète une rose :

Je la dépose sur sa tombe rapidement, presque comme un voleur. Je ne peux quitter l’endroit. Je prends des photos. Je vais sur les tombes de Baudelaire, Jean Seberg, Serge Gainsbourg. J’aime l’idée que Delphine Seyrig soit enterrée là aussi à l’autre bout de l’allée de Marguerite. J’aime ce bric-à-brac de pierres et de noms, je repense à certains plans sombres et étouffants du Père-Lachaise dans le Navire Night.

De la même manière que le héros deLa bête dans la jungle, son adaptation de la nouvelle d’Henry James réalise enfin cet amour qu’il ne savait pas pour celle qui est morte, cet amour enfin réalisé me saute à la gorge pour me terrasser au moment où je m’y attends le moins.

Dans India Song, au vice-consul qui demande à Anne-Marie Stretter : "Comment cela va-t-il finir ?", elle répond : "Avec votre mort je crois"

Mais non, ce n’en est pas fini de Marguerite Duras !, comme Bernard Sarrut le constate en tout début de son livre :

Plus de vingt ans après, dans une grande surface de Barneville-Carteret dans la Manche, je trouve en livre de poche L’amour... Je suis particulièrement heureux de l’apparente discordance entre le lieu et cet objet singulier qui s’y trouve. Ce livre qui appelle le feu sur terre, la destruction de tout et la folie comme seule issue est logé dans ce supermarché, grand désert de la pensée. Je pense que cela aurait plu à Marguerite et ça prouve aussi que d’une certaine façon elle a gagné.


à lire :

 dossier Marguerite Duras sur remue.net
 hommage pour les 10 ans de la disparition de M. D.

6 juillet 2006
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