Marie Cosnay | Dialogue des morts

Dialogue des morts

On ne pouvait plus sortir des terriers. Je le croyais. Parfois ceux-ci étaient couverts de mousse dont l’odeur rappelait celle de fruits trop mûrs. Pour ma part j’étais enfoncé jusqu’au cou ou presque. Cette idée d’enfoncement est familière, du ventre des terres les têtes seules finiraient par émerger et après les têtes, juste les bouches, juste les voix. Mais je le sais, quand la poitrine frappe contre les parois meubles et grasses des terres c’est aux terres d’avoir des bouches et de les ouvrir. Des vers minuscules, blancs à têtes noires, aéraient la matière. Pas la moindre voix qui vînt des corps enfoncés. Ou alors c’est en dedans que nous parlions.

Quand on cherche le sommeil par une nuit sans lune, fenêtre ouverte, on surprend des crissements de portes inconnues, celles qui ouvrent sur des temples byzantins ou des monastères - si jamais on a la folie des grandeurs. Je voyais un temple aux dimensions réduites, en vestige, aux arcades douces de pierre rose, doucement grenues. Quand on cherche le sommeil quelques voix s’élèvent ou murmurent plus qu’elles ne s’élèvent, d’un ton de basse posent des questions timides comme : puis-je te téléphoner ? T’appeler tout de suite à la rescousse ou au secours ? Ou encore : nous voilà dans une fichue mauvaise passe. Mais jamais la voix du rêveur ne se fait entendre. Ou bien c’est à la fin, quand ce dernier est secoué par des sanglots qui le portent définitivement, une fois pour toutes, hors du sommeil, qui l’écartent de la nuit dont on dit qu’elle est veloutée (tapis où l’on ne va jamais, qu’encore moins on aurait l’idée de toucher). Les sanglots ne parviennent pas à composer à l’ancien rêveur, éveillé en violence, une voix. L’oreiller est empreint de rigoles salées. La fenêtre est toujours ouverte et les oiseaux qui piaillent le font d’une façon curieusement assourdissante. On ne sait plus de quoi il était question, le temple ou plutôt la porte accueillante du temple byzantin s’est refermée, là-dedans il y avait un malhabile secret, dans les bruits des dehors aussi. Le secret, on préfère l’ignorer ou même, s’il se risque à paraître, rire de lui comme de tout ce qui appartient aux tristes, aux pauvres chronologies, aux épopées, aux narrations refroidies que sont nos temps de sommeil ou de veille.

Chacun de nous était dans son terrier pareillement enfoncé, un peu plus, un peu moins, il y avait des nuances mais je ne pouvais les apercevoir. Aux gémissements je devinais le sexe, le genre et le courage de mes camarades mais à l’heure où nous étions (le ciel s’ouvrait qui est la voûte et le parapluie, la tente, le toit, la conquête, la toile, le mât et même la corde où m’attacher - à cause des rayons filaires et chromatiques qui dégringolent du haut jusqu’au bas, à cause de l’idée du mât, du bateau sans quoi il n’y a ni déplacements ni conquêtes et le ciel tout entier, après tout, je le voyais, je dois bien l’avouer, comme un ramage ou un cocktail de plumes d’oiseau prêt au départ), à l’heure d’aube où nous étions, les gémissements s’étaient épuisés. Ils avaient duré toute la nuit. Ce qu’est la durée d’une nuit insomnieuse, on le sait d’une science approximative : chaque seconde pèse et tinte et après celle-la en voici une nouvelle ; avec son bruit de seconde elle porte l’angoisse en progrès, vive de n’avoir qu’elle-même pour objet. La durée n’a pas de terme, il ne viendra pas le basculement orangé où ça pourrait finir.

Je suis parti, me suis levé, ai pris mon balluchon et mes sandales de marche et j’ai marché. Finalement, cela était possible de surgir. Je ne voulais plus subir les gémissements de ceux qui résidaient dans la durée. Ils étaient manchots ou démunis de nez de lèvres ou de pieds, des moignons leur servaient de tout, de bol, de pouces préhenseurs, d’imagination. On veut penser à tout ce qui s’envole, d’un trait, dans l’éther ou les cieux et on entend les insupportables gémissements désespérés. En prenant mon balluchon, en nouant mes sandales je souriais ironiquement car je n’étais pas dupe : c’est moi-même et mes propres gémissements que je fuyais, on avait vu ça depuis le début, je me fuyais moi-même, j’échappais à mes propres gémissements, à ceux d’en bas, d’en haut, du côté et des hanches, à ceux de mes doigts de pied si je les possède encore. Les nuits ne sont pas mon fort. Celle-ci était plus obscure que jamais. La mi-nuit, la parfaite et menue demi-nuit, je m’y trouvais. Sur cette ligne de nuit je me trouvai après avoir chevauché (sans cheval, les pieds crus, saignants à force de cheminer sur des terrains inadaptés, des crevasses, des pics rocheux dominant des mers toutes plus écumeuses et remuantes les unes que les autres). Je me trouvai à la mi-nuit. Je finis par m’enfoncer. C’était bien la peine d’avoir cheminé. Je trouvai un creux à peu près confortable. Je m’y blottis. C’était une deuxième fois, sans doute le terrier était-il, dans nos parcours et traversées, inévitable. Les gémissements des alentours reprirent leur chœur et leurs habitudes. J’étais pour la deuxième fois enfoui et serré au cœur des terres grasses.

Avec ce qui me restait de mains, je touchai la terre. Je ne me contentai pas de toucher, je respirai. Elle était faite de millions et de millions (ou de billions et de millions de billions) de particules de morts. Faite des particules de tous les morts passés là. En descendant on pouvait espérer passer un cap et voir revoir ou découvrir, dressés et les membres entiers, tendus, les morts anciens, ceux qui s’adressent des reproches, ceux qui tentent de se toucher mais n’attrapent que l’ombre, ceux qui monologuent seuls dans la mort comme ils le firent de leur vivant, ceux enfin devant qui défilent des rouleaux de littérature triste et qui se tiennent le cœur, les yeux attachés aux textes, c’est à parier que les gémissements lus provoquent en eux une douleur proche du dégoût.

Il y a bien des paliers. Je suis au premier, celui des particules, qui ne sent pas très bon mais je fais avec. Parmi les particules des trépassés je rencontre celles d’Emma, les particules d’Emma cherchent à cajoler mon corps bancal (les douleurs surgissaient à l’improviste, ici ou là faisaient des abcès ou des furoncles et c’est ce qu’Emma ou ses milliers de particules disséminées dans la douceur de la terre comme une farine brune, essayaient de m’éviter, Emma glissait autour de mes furoncles des bras décomposés et à mes grimaces opposait un sourire détaché et distant, intelligent, celui qu’elle arbora à la fin).

Je descends, c’est l’étage des crânes brûlants. Ils sont fumants, à peine sortis de purification. Celui-ci, je lui tombe dessus, je lui tombe dessus au sens propre, je trébuche. Je pousse un cri approprié que personne n’entend, pas même moi assourdi par la terre qui rentre en mes oreilles et envahit l’espace du milieu. C’est un beau crâne, il a l’allure fière du héros tombé inopinément, pris en traître alors qu’il avançait. J’ai des questions à poser au crâne fier. Le problème c’est qu’avec l’assourdissement, la fatigue occasionnée par les gémissements répétitifs de mes compatriotes enchâssés dans les terriers je n’ai plus l’esprit à rien, surtout pas aux questions qui sont d’un temps où tout cela avait du sens (on s’appliquait et venaient toutes sortes de propos sur la vie et la mort, les choix, les gloires, les affects, l’amour et l’amitié qui est plus que l’amour ou sa pareille exactement). Bref j’avais un peu honte, je m’inclinai devant le crâne tout propre du héros inconnu et poursuivis ma route. Je rencontrai des crânes de vieillards tués criminellement qui s’obstinaient à réclamer vengeance. Irresponsable et nonchalant je mimais la folie, ce qui me réussit plutôt bien. Je me mis à chantonner un air de ma composition, qu’heureusement personne, pas même moi, ne pouvait entendre, cela résonnait à l’intérieur, c’était particulièrement juste, pensais-je, ou faux, au choix, je n’avais rien pour en décider, l’incertitude me rendait heureux. Je réalisais quel pouvoir j’avais sur ces vieux crânes qui en étaient encore à des vieux comptes et à de vieilles vengeances, qui en étaient à la loi des hommes, aux manigances des cités. Sur la musique en soi que je réglais sur mes pas, ma volonté, le hasard absolu, je marchais.

Je descendis encore. C’était un troisième palier, celui des champs et des champs de pleurs et des forêts de myrtes. C’est là que je rencontrai Didone, quelle surprise. Je l’appelai Didone pour la séduire. Quelle surprise - si l’on peut dire. Je l’avais attendue et tout en l’espérant je pensais tout bas : il ne faut pas exagérer. Comme toujours est venue l’impossible et paradoxale surprise. Je me faisais des remontrances, quelle audace. Mes souhaits étaient si souvent satisfaits que je craignais une peine d’équilibrage. Pourtant elle était là, Didone, vêtue d’une robe que les siècles avaient usée, une robe élimée, nouée autour du cou d’une agrafe d’or. Je regardais la robe plus qu’elle. Lorsque j’osai lever les yeux sur son visage, ses gros yeux me happèrent, ou plutôt le creux de ses gros yeux m’avala. On se précipitait à l’intérieur, non pas saisi par l’horreur du vide mais en sécurité, comme dans la caverne douce et poilue, soyeuse, d’une gorge maternelle. Quand on était en elle, Didone prononçait trois mots qui signifiaient avec efficace ce qu’on savait jusque là de manière confuse, nulli certa domus. Pour personne il n’y a de maison et je compris dans le silence suivant les trois mots qu’il me fallait encore partir, m’arracher aux terres, terriers, dolines, souvenirs, aux aspects, pour je ne savais quel chemin à venir. Elle me cracha des orbites de ses yeux, alors j’eus le temps de croiser sa fureur. L’étrange lueur tordue qu’elle jeta sur moi, augmentée de son ricanement infernal, me compliqua les choses, jusque là elle s’était montrée amicale, guide choisie entre tous. Je devinai qu’elle montrait avec ce rire et la lueur torve jaillie de ce qui restait de ses yeux, ce regard en coin, le mépris avec quoi elle envisageait à présent, en ce lieu de nulle demeure, les relations d’amour et les relations en général, toutes les relations. Je tombai de haut et fus pris de tristesse à mon tour. Une tristesse qui peuple les endroits d’après les endroits. J’étais abandonné par la belle Didone que j’avais attendue de pied et cœur fermes.

Plus tard, plus loin, je cherchai à attraper de mes mains le contour d’un vieux corps qui fuyait. Trois fois je tendis les mains. Trois fois le corps surgit face à moi et pour moi, ce corps inconnu à qui je donnais toute mon affection et dont je ne me méfiais pas, me fuit. L’image attrapée échappe à mes mains, semblable à un rêve volant. Je me souvins du regard tordu de Didone, je tentais de ne pas succomber aux trop belles et fortes illusions. Je devais suivre l’oiseau, m’extraire des profondeurs. Pour la deuxième fois je hissai mes épaules hors du trou qui m’abritait. La tête me poussait, un crâne pointu s’acharnait. Il soufflait une petite brise tiède qui avait des senteurs. Je respirai et cela me suffit pendant de longs instants, les instants étaient incalculables, d’ailleurs je n’avais jamais eu l’intention de calculer. Pour la deuxième ou dixième fois j’étais dehors.


Marie Cosnay publie chez Cheyne éditeur, Laurence Teper et Verdier. Remue.net propose ici de nombreux articles concernant cet auteur.
La langue maternelle paraît ce printemps 2010 chez Cheyne éditeur.




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23 mars 2010
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