Matière du souffle de Jacques Dupin
Note : Matière du souffle de Jacques Dupin et Balises pour Jacques Dupin de Nicolas Pesquès, éditions Fourbis.
Le texte ci-dessus est extrait d’un beau dossier Jacques Dupin du Matricule des Anges. PhR.
Image : Stan Gaz, "Matthew, Ash Series, 2004"
Avec Matière du souffle Jacques Dupin creuse dans l’espace du poème l’illisible noirceur de la peinture de Tapiès : trajet d’une écriture orageuse.
La brûlerie d’aromates
En 1950 Jacques Dupin a vingt trois ans. Hanté déjà par le cerne aveugle du volcan, par la masse profonde qui l’anime, il écrit : "C’est en toi qu’ira le Chant, le Feu, se défaire et se recomposer,/enfants sans âge et sans chemin, orphelin du cratère". C’est à la poésie, comme expérience de la veille, que Jacques Dupin donnera cette enfance. Son premier recueil, Cendrier du voyage, publié chez Guy Levis-Mano, lancera ainsi la première balise. Cependant, elle n’est pas à prendre comme le point fixe d’un ralliement, ni ne se veut simple repère d’un lieu ou d’une terre.
Les balises de Dupin sont clignotantes. Elles sont erratiques, s’éteignent pour s’allumer plus loin, changent de têtes. Elles ne se maîtrisent pas. Elles naissent pour se déplacer. De la violence de cette poésie, René Char, l’ami et l’aîné, dira qu’elle eût "l’importance que l’on aurait justement refusée aux confidences d’un simple mal d’enfance". Le ton de sa parole, Jacques Dupin ne cessera aussi d’en dénoncer les vanités, réécrivant sans cesse, répétant pour briser le risque de la forme close, voyageant pour un pas qui creusera une terre toujours plus noire : lieu auquel on se heurte comme à sa première blessure, lieu du "j’avance" rimbaldien, lieu où il faudra s’enfouir et se retrouver encore fils sans nom d’un fossé illisible. C’est par l’approfondissement d’une saignée aveugle à l’intérieur du corps, par son articulation et sa répétition dans le champs éclaté du réel, que Dupin naît. Depuis, cette oeuvre avance pour ne constituer que l’appel de sa Ligne de rupture. De Gravir (1963), L’Embrasure, et plus récemment De nul lieu et du Japon (1981), De singes et de mouches, Contumace, Échancré, jusqu’à Rien encore, tout déjà (1990), les fractures s’ouvrent, encerclent toujours un lieu inabordable, décalé, oblique et de l’écart. Et c’est encore à cela que convie Jacques Dupin aujourd’hui par Matière du souffle.
Ce recueil offre un regard qui s’aimanta d’abord aux toiles du peintre catalan Tapiès. Épreuve donc que ce lien avec la peinture et qui se voudrait être au moins, comme Dupin le dit lui-même, "le non-écrit qui rougeoie, qui enfonce ses échardes, qui aspire à devenir le creux d’une armature, l’immersion d’une nudité...". Épreuve que "d’être à l’affût de ce qui vient, de ce qui approche, de ce qui va sortir de l’embrasure et de la main" d’un peintre dont le nom Tapiès devient à lui seul l’espace d’un mur graphité et rayé d’écorchures, d’angles resserrés autour de croix et de signes clignotants. Ce travail face à la peinture ne cherche pas à dire. Quand bien même il ouvrira, en d’autres livres, sur des textes critiques consacrés à Miró, Giacometti, Adami, Bacon, Chillida, Michaux, Pollock..., il ne s’agira pas de dire, mais d’être au plus près de leur geste à tous, d’être dans d’"usantes et abrasives incursions". Ainsi, les matières de Tapiès, les pointes assaillantes dont témoignent les balafres qui s’y inscrivent, les corps, le noir et le goudron, tout cela est illisible et ne peut se dire que lorsque les mots cèdent à "un transport intraduisible...".
Chez le même éditeur, Balises pour Jacques Dupin de Nicolas Pesquès n’est pas un travail de commentateur. Fragments, lettres ou paragraphes écrits dans la veille et les saccades de cette poésie, ces balises tentent de se tenir elles-mêmes dans la provocation d’un rapt que l’écriture de Dupin cherche à maintenir en elle. C’est aussi une fidélité à ce qui creuse le poème de Dupin. C’est une "voix de l’amitié dans la générosité du son et la confiance de la rencontre".