Mêlez-vous de la conversation avec le taupier, par Martine Sonnet

Jean-Loup Trassard publie Conversation avec le taupier aux éditions Le temps qu’il fait.


Jean-Loup Trassard ne perd pas son temps quand il parle avec Joseph Heulot qui a longtemps taupé - verbe existant parce que nécessaire - autour de chez lui dans le bocage mayennais. Son dernier livre paru nous fait profiter de la conversation. L’art et l’astuce du taupier employé « à journée » dans les fermes pour débarrasser leurs champs des empêcheuses de faucher droit, les lames butant dans les taupinières, gagnent à être connus et le voisin de Jean-Loup Trassard est un virtuose. Une silhouette d’abord.

Debout comme lui le tronc des pommiers, les ragoles émondées, les fûts de chênes, de châtaigniers. Un homme qui marche sur les champs, manteau le sac plié sur les épaules, bagages les pièges enfilés sur un bois, arme la simple houette tenue au bout du bras équilibrant le fer et le manche ou encore suspendue à l’épaule. Et là, par-dessus le bruissement des arbres, l’air lui porte le nombre de coups martelés sous le cadran lointain. […]
Tel un lièvre, le taupier, pas de terrier, un gîte sous son chapeau et dans les champs par tous les temps, seul.

Elles, les taupes, marchent aussi « elles marchent toute la journée », « elles marchent la nuit tout pareil », mais elles marchent en dessous, dans les passées qu’elles se creusent sans répit.

Sans doute faut-il reprendre au début les circonstances de cet affrontement silencieux entre l’armée désunie des taupes et le taupier solitaire. Chaque taupe se creuse dans la terre un couloir de section ronde. Ensuite, plusieurs couloirs. Elle souhaite que la terre ne soit ni trop dure, difficile à gratter, ni trop molle, prête à s’écrouler derrière elle, car l’ouvrage est censé demeurer quelque temps, la taupe compte y repasser. […] Le tassement est utile pour éviter qu’ensuite la terre ne s’écroule. Toutefois, on se demande comment la taupe peut continuer à creuser et avancer malgré la terre déjà grattée qui encombre le couloir avant qu’elle ne se décide à la rejeter vers l’extérieur. Nous pouvons seulement constater qu’à un certain moment la taupe juge cette terre meuble encombrante, alors, comme il nous arrive d’enterrer ce dont nous ne voulons plus, pour s’en débarrasser elle l’expulse dans un espace qu’elle ne fréquente pas. L’éruption est cause du conflit.

Alors, le travail du taupier : disposer aux endroits stratégiques des passées les pièges aux mécanismes subtils qui arrêteront la marche en avant des taupes, ravageuse pour les cultures de plein champ comme pour les potagers. Calculer, anticiper, déjouer leur ruse et leur mémoire. Joseph les pense grandes : une taupe qui réchappe du déclenchement d’un piège s’en souvient et la prochaine fois se méfiera du petit tas de feuilles sèches cachant comme il peut les dents métalliques prêtes à claquer sur le gris soyeux de son dos rond.

Une fois, j’ai mis sept pièges sur la même passée, à un mètre au moins les uns des autres et entre chaque j’ai mis une pince, ça faisait quatorze, et je ne l’ai pas eue ! A la fin, elle ne passait même plus. C’était une terre très tendre, presque marécageuse, alors elle creusait en dessous facilement et mettait sa terre je ne sais où. Pourtant elle continuait à marcher. Eh bien j’ai dit : celle-là…je n’en ai jamais trouvé une aussi forte !

Le taupier aussi a besoin d’une bonne mémoire s’il veut récupérer tous ses pièges, Joseph en a eu jusqu’à la centaine, gros fers ou pinces, éparpillés dans les champs. Un capital dans une économie fragile. Métier saisonnier, de novembre à juin, mais c’est en février-mars que la fourrure des taupes est la plus belle et que les peaux mises chaque soir à sécher près du feu se vendent le mieux. Une saison de taupes, les bonnes années, vers 1950/1960, c’était trois mille bêtes piégées, un cent la semaine, de quoi faire facilement passer « l’taupieu » pour un vantard, ou encore un roublard qui le soir se referait payer la bête prise la veille dans une autre ferme, allez savoir ce qu’il trafique dans sa musette. Les taupiers entre eux parlent aussi de chiffres.

Constant Linais raconte qu’il a pris vingt-cinq taupes dans le même piège, sur le même passage, et dix-sept une autre fois, sur une autre pièce de terre, dans les mêmes conditions. Roger Béchu dit qu’il a pris quatorze taupes en septembre dans la même partie de champ, puis quinze à la suite dans sa longue prairie qui va jusqu’à la route de Juvigné. Les taupes font toujours sortir des chiffres, chacun a le sien, au moins un, et ceux des autres qu’on a retenus sans les mettre en doute. Chaque taupe, d’ailleurs, est elle-même un nombre, la onzième, la douzième, selon l’espace considéré et selon le temps qui sépare les prises ou les rassemble. C’est comme un jeu de mémoire, ils sont assis dans l’ombre autour de la table, tout en mâchant chaque homme raconte d’histoire d’un chiffre, le pose sur le damier des champs.

Le reste de l’année, toujours à journée, le coup de main donné aux récoltes d’été ; il faut bien compléter la chiche pension d’invalidité concédée par l’Etat au sortir de la guerre. Joseph y a perdu son souffle. Et la pleurésie qui rôde c’est le pourquoi du sac à grains toujours jeté sur les épaules pour se protéger de la pluie. La drôle d’allure que ça lui donne.

J’avais toujours un gros sac su l’dos et s’il venait à être trop mouillé j’en demandais un autre dans la ferme pendant que le mien seuchait dans la cheminée. J’ai vu les gens m’en mettre deux durant les journées de flotte.

Des gens avec qui il mange, joue à la belote le soir et chez qui il dort parfois, nuit trop noire pour rentrer. Le taupier s’est perdu une fois, a failli se noyer. Personne ne l’attend, homme solitaire « sans doute que j’n’avais point de m’marieu, comme y en a beaucoup », sa mère est morte. Et dans ses insomnies, Joseph Heulot refait mentalement son chemin du jour pour se souvenir où sont ses pièges « et pis je m’rendors ! ». Les taupes, elles, comme il dit, le jour, la nuit, ne font pas trop la différence.

Jean-Loup Trassard parle avec le taupier et de leur conversation naît un livre d’histoire naturelle et poétique tout autant qu’une sociologie sensible des campagnes sur le second versant du siècle dernier.


À propos des difficultés financières des éditions Le temps qu’il fait, lire Le mauvais temps qu’il fait sur tierslivre, le site de François Bon.

21 mai 2007
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