Le rêve français
Quand un émigré arrive de France, nous l’attendons tous sur la plate-forme du village. Nous aimons le voir descendre de la voiture, dans son beau costume cravate et ses chaussures noires bien cirées. Ses cheveux bien fixés et bien coiffés brillent au soleil. On dirait un ministre en visite dans quelque canton reculé. Notre émigré, ravivé, comme Antée au contact de sa terre natale, se met à embrasser les gens, à commencer par ses proches, sa femme exceptée. Coutume oblige. Elle s’emploie plutôt à porter ses valises, dans lesquelles il y a plein de bonnes choses : vêtements neufs, bouteilles de parfum, cartouches de cigarettes, pommes de France, chewing-gum, cacahuètes et bananes. On dit qu’il y en a même qui ramènent des liqueurs et des saucissons de porc. Tout cela nous met l’eau à la bouche. Nous le voyons à la trogne de notre émigré, qui devient de plus en plus rouge tel un saumon. En saluant la foule, parfois, notre émigré hésite devant quelques visages dont il ne se souvient que vaguement, à cause des changements qu’ils ont accusés depuis son départ. Avant de rentrer, il tire de sa poche un sac de bonbons et en distribue aux enfants. Ensuite, il va chez lui où un bon couscous garni de viande l’attend. Il dîne copieusement avec les siens, avant de rejoindre sa femme, qui comme Pénélope, continue de l’attendre, au fond de sa chambre, après une longue année de privations et de tissage. Après quoi, ils s’embrassent et copulent pour se reproduire. Après tout, n’est-ce pas pour cela que notre émigré remonte annuellement les flots de la Méditerranée ?
Le lendemain de son arrivée, la coutume veut que notre émigré vienne sur la place publique. Dès qu’il arrive, il sort de sa poche un mouchoir, le déplie et le pose sur les dalles avant de s’asseoir. Cela fait, il nous donne des nouvelles des autres émigrés et les dates de leurs arrivées. Il nous parle des changements que notre village a subis depuis sa dernière visite. Il demande des nouvelles de certaines vieilles qu’il a hâte de revoir, car d’après lui, elles lui ont fait beaucoup de bien quand il était petit. Il nous parle de son voyage et des îles qu’il a pu observer par le hublot de l’avion. Il apprend aux retraités, nos anciens émigrés, la fermeture de certaines grandes usines, dans lesquelles ils ont jadis travaillé. Il leur parle de leurs quartiers, aujourd’hui complètement rénovés, puis de certains bistrots fermés, de leurs patrons qui ont fait faillite et de quelques misérables qui sont devenus fortunés après avoir gagné au tiercé. Enfin, il passe en revue tous les émigrés connus de nos vieux retraités. Ce jour-là, toute la place publique sent la brillantine.
Nos émigrés nous parlent beaucoup de Paris. À les entendre, on dirait que dans cette ville, c’est tous les jours dimanche. Ils nous racontent comment ils draguent les Françaises. Ils disent qu’un bon tombeur doit connaître les rythmes des danses actuelles et les musiques en vogue. D’ailleurs, durant les fêtes, nous leur cédons volontiers la piste de danse pour nous gratifier d’un twist. Mais eux, ils disent qu’ils préfèrent danser des valses et des slows, que malheureusement ils ne peuvent nous montrer, car ces danses nécessitent un partenaire femme. Nous, les petits garçons, nous voyons déjà parisiens. Nous flânons dans les rues de cette ville, une jolie Française au bras. Nous allons dans des boîtes de nuit, dans des bistrots et des cabarets, où nous buvons du vin, fumons des cigarettes blondes et dansons des valses, des slows, du rock et du yé-yé.
Ameziane Kezzar,
Extrait de « La Réserve kabyle », édité chez l’Harmattan