Michaël Glück | imprécations de la femme sans yeux
« Imprécations de la femme sans yeux » est la cinquième partie d’un manuscrit en cours, ciel dégagé après la pluie - un livre d’après une grande catastrophe, d’après une guerre universelle. Ce sont les voix des survivants que l’on entend. Cette cinquième partie est la seule de forme poétique, elle s’accorde au souffle de l’imprécatrice.
Nous remercions Michaël Glück de nous avoir confié ce texte.
L.G.
V. imprécations de la femme sans yeux
siècles avant le siècle ou bien le
temps sombré dans l’oubli de
la mesure des siècles
bruits rumeurs du vent dans
la parole des trous
bruits rumeurs
ce tumulte
archives bruits d’archives
ni papiers froissés
ni cahiers déchirés
livres brûlés non rien de
tout cela n’est
tombé dans les yeux
mais encore bruits d’avant
d’autres temps d’avant
coups de pioche
dans les tympans
dans la nuque ou bien
déflagrations cris d’
une ombre gravée
dans le béton
pli d’un corps
dans l’angle que font
la rue la maison
l’inaudible
dans le trou des yeux
l’invisible
derrière l’enclume
siècles encore
siècles sont là
dans les bruissements
dans le décompte à rebours
envols d’une fusée vers
l’origine du monde
d’une ogive vers l’achèvement
et nous
ce qui reste de nous sur l’île
terre
son nom
terre
punaise clouée
sur le tableau noir du ciel
terre où nous nous sommes plantés
et comment reconnaître dans
cette flèche qui m’assourdit
l’essor
ou la chute
la destination
ou l’échec
les rêves
ou les cauchemars
ô constellations
poussières
siècles de poussières
années-ténèbres de la matière
l’histoire-là qui creuse tombeaux
ensevelit outils
siècles j’entends
siècles d’archives sonores
siècles d’avant
fracas des armes
dans les chairs
j’entends
vociférations
j’entends
j’entends
chants des baleines et harpons
vols de colibris
j’entends
l’agonie du scorpion-danse
l’étranglement du sablier
j’ai mal
je je nombre les
généalogies
l’enfant non
l’enfant coupé l’enfant
arraché au ventre
l’enfant nuit quelque part
peut-être
je ne sais
l’enfant nuit revient
je ne sais
mon ventre est une oreille où tombent
les gargouilles du temps
dans le ventre s’engendrent
noms disparus
régurgitent voyelles
régurgitent consonnes
qui ont tressé les noms
la langue des couronnes
qui viendra poser
son oreille sur mon ventre
qui viendra ouvrir
l’oreille
ouvrir le ventre
qui
qui
siècles d’avant siècles
monuments dans les yeux
de la tour de Babel
aux cratères et gravats dans les villes
avec envers du ciel dans bassins
où nagent des poissons morts
avec statues exsangues
dans les jardins publics
corps mon corps
chambre d’écoute
tour turm towns and towers
tombes tombes
ombelles des cigües
ombres
corps mon corps
chambre d’écoute
écoute
je sais la guerre des lieux
leurs noms
les accouplements
les lignées des peuples
les sillons tracés
entre eux par l’épée
je sais
plus anciennes
la voracité des nuées d’étoiles et
les éruptions
les vomissures
les accouchures monstrueuses
j’entends encore
les cris de la matière
les bouches qui profèrent
insultes ou suppliques
je sais
je sais le chef-lieu
des département de la guerre
les noms des préfets
des généraux
la couleur des étendards
la soie des oriflammes
les codes
les prénoms des atomes
des bactéries
je sais tout cela
je sais
les empreintes des victimes
les empreintes des bourreaux
je sais les enterrés
les cendres
les fumées
dans le temps de mes yeux
j’ai vu les armes et les sexes brandis
pour la destruction
j’ai connu
la soumission
l’accoutumance
ce que j’ai vu n’est
rien plus rien
dans la tombe des yeux
ruines de guerres anciennes
charniers excavés
rouille du sang sur
les couteaux et les machettes
au milieu des batailles j’ai vu progrès
des chirurgiens et thaumaturges
l’invention du trépan de l’attelle
du scalpel
je sais
je connais
ô bienfaits de la guerre
j’ai vu paraître l’homme avec
l’art des sépultures
le savoir des embaumeurs
j’ai vu les peintres de cercueils
les lettreurs de rubans
j’ai admiré
le pinceau qui saisit les ombres brisées
sous les chevaux des lanciers
j’ai vu dans le temps de mes yeux
j’ai vu
et guerres guerres
toi contre moi
poussière contre poussière
nuit contre
nuit contre nuit
j’ai vu
tambours à peaux d’homme
abat-jour
crânes d’enfants-maracas
j’ai vu entendu
j’ai vu entendu
jour contre jour contre jour
et le rien contre le rien
et le vide contre le vide
j’ai vu entendu hurlements
gémissements de forêts incendiées
plaintes des charpentes
siècles d’avant siècles
siècles d’avant
siècles d’après l’avant
siècles contre siècles
vu siècles contre siècles
vu entendu
guerres et contre guerres
peuples foulés sous la foulée des peuples
j’ai vu entendu
douleur
vu entendu
douleur
vu la mort courir devant moi
vu entendu
j’ai
non je n’ai pas je n’ai
je n’ai pas genèse
je n’ai pu engendrer
guerriers
je n’ai
je n’ai pu engendrer couteaux
pas non pas je n’ai
pas
ni protubérants
ni flaccides protubérants
n’ai pu
pu n’ai pu
à quoi à quoi bon
ventre gonflé pour
ventre pour dégonfler
ventre pour putréfier
ventre pour massacreurs héberger
quoi
quoi bon
quoi
quoi bon
suffit
j’ai dit
suffit j’ai j’ai j’ai
je n’ai
pas
suffit j’ai j’ai
je n’ai pas tendu ventre vers
ventre mien ventre de femme vers
pas tendu mon ventre vers
sperme de chiens à venir
pas enfanté
chiens fils de chiens
pas enfanté
guerriers fils de guerriers
ni chiens fils de guerriers
tout fait tout subi tout
mais pas enfanté
avorté oui j’ai
parfois avorté
la mort en moi
avorté
la mort féconde
siècles avant siècles
hommes
cupides
sexes brandis
armes brandies
armes
jeté semence hors du lit
lasse je suis
de vivre cela qui naît
lasse je suis de ne pas
lasse je suis
de ne pas vivre
j’ai j’ai
yeux crevés d’avoir trop vu trop su
trop vu
trop su
siècles d’avant
siècles d’avant siècles
siècles tueurs siècles
peaux d’homme peaux
d’enfant peaux de
femme
peaux striées
tatouées
scarifiées
écorchées
fouettées
souillées
maculées
peaux corps corps
corps
corps images de papier
déchirés
brûlés
exfoliés
cisés cisaillés
corps
voilés
corps corps à peine
viande
viande sur le crochet du sexe
viande à vendre
trafiquer
viande à engendrer
noms de guerres
siècles avant le siècle
ou bien le
temps sombré dans l’oubli de
la mesure des siècles
bruits rumeurs du vent dans
la parole des trous
bruits
rumeurs
ce tumulte
archives bruits d’archives
lente
décomposition
vous ne savez pas
vous ne savez rien
vous
vous ne pas vous
vous ne pas
ne pas
viande je suis
vous êtes viande
buisson bouche bouchers
à découper suivant
les pointillés
suivant
la frontière
suivant les courbes de niveau
du paysage
suivant
suivant les plis du relief
Gê Gê
Gaïa Gê
archives de la terre
écoute écoutez écoute
écoutez
archives
inventaires
bombes bombances
bombardes et miniatures
petites billes qui déchirent
territoires
jeux de billes dans les corps
billes petites
balles explosives
dans les mains des jongleuses
anneaux de feu
torches torches napalm
guerres anciennes
guerres
histoires d’histoire
regarde regarde mes yeux
là où ne sont plus mes yeux
regarde-moi dans mes yeux détruits
regarde-moi dans l’absence
je sens là je sens
ton regard qui se vrille
s’effraie
regarde où le regard
ton regard
se détruit
l’absence de mes yeux crève tes yeux
regarde
dans les yeux de la putain des sleepings
dorment les massacres d’hier
ceux d’aujourd’hui
j’entends
sous la neige j’entends
le grouillement des charniers
j’entends j’entends
les charniers à venir
comme comme si
jamais rien jamais
ne devait changer
jamais rien
comme comme si
le peu qui suivra allait proliférer
et guerres avec
même si guerres changent
présentables
dit-on
les guerres
œuvres d’art
dit-on
les guerres
la mise en scène ah
la mise en scène
vous vous qui avez les yeux
vous qui avez
la lumière
l’or des cadres
vous qui avez
le tableau des retouches
vous qui avez des siècles d’images
vous qui ornez les ténèbres
vous qui n’avez jamais vu
qui ne voyez pas
les siècles de viande dans les cales
les siècles de bois
dans les soutes
vous qui ne voyez pas
la faim dans vos assiettes
les enchaînés dans
la laine de vos tapis
vous qui ne voyez pas
le radeau de la Méduse
vous qui jouissez
sur le pont des Titanics
des transats de l’âme
vous qui confondez
étreinte et étranglement
siècles de nuées noires
d’ancêtres élevés dans la fumée du monde
piétineurs de visages
écraseurs
exterminateurs
que retombent sur vous
les noms
les noms
les noms
que retombent sur vous les noms
que tombes absentes retombent<
br>
tombes bombes dans vos yeux
les noms que retombent les noms
sur les tombes absentes
recommence
je
recommence
je moi
fille d’Hécube
dé jeté de l’histoire
sous le legs de l’histoire
recommence
et n’ensemence
plus
jamais plus jardin
jamais jamais jardin
jardin du seigneur
jamais
l’enclos
paradis
non
pas paradis
pas
jardin du viol et de la semence
jamais
jardin d’embryons
de filles jetées sous
les palmiers
napalmiers
filles jetées sous le poids
des garçons jetés
dans la peur des ventres
qui les ont engendrés
siècles avant le siècle ou bien le
temps sombré dans l’oubli de
la mesure des siècles
bruits rumeurs du vent dans
la parole des trous
bruits rumeurs ce tumulte
archives bruits d’archives
écoute écoutez bruits d’archives
à quoi bon
ce qui eut lieu
à quoi bon
ce qui eut lieu
aura lieu
ou bien
De Michaël Glück, nous avons publié la loque et de nombreux autres textes.
Une bonne façon d’entrer dans son œuvre poétique est la lecture des sept recueils de la série Dans la suite des jours (Jour Un, Le Lit, La Table, Le Couteau, Le berceau et la tombe, L’Échelle, Le repos aux éditions L’Amourier.
Son dernier recueil, Passion Canavesio, Moi, Judas, est le premier d’une trilogie consacrée aux fresques du peintre Jean Canavesio qui ornent tous les murs de la chapelle de Notre-Dame des Fontaines à La Brigue dans les Alpes du Sud.
Proche peut-être, dans ses recherches de souffle, des Imprécations que vous venez de lire, une grande prose, Proférations de la viande chez publie.net.