Nicolas Auzanneau | Bibliuguiansie
Nicolas Auzanneau
Bibliuguiansie
ou l’effacement de la lexicographe (Riga 1941)
PhB éditions, 2018, 70 pages.
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Nicolas Auzanneau est, d’abord, traducteur. Traducteur sourcilleux. Particulièrement de littérature lettone, notamment du premier roman letton publié en France, "Metal", de JÄ nis Joņevs (Éditions Gaïa, 2016). Et, pour cette raison, attaché à certain dictionnaire letton-français, lequel fait, doublement, la matière d’un bref récit étrangement intitulé Bibliuguiansie.
De ce mot, dont le Grand dictionnaire universel du XIXè siècle de Pierre Larousse dit qu’il « ne se trouve que dans les dictionnaires », la définition est donnée en épigraphe : « art de restaurer les livres ». Car c’est de cela qu’il s’agit, en premier lieu. Le narrateur — à vrai dire, l’auteur — raconte cette histoire d’un volume découvert un jour de 1997 ou 1998 chez un bouquiniste de Riga, et qui, à force d’usage, se trouve sur le point de partir en morceaux. « Lieu privilégié de compagnonnage avec la langue lettone, annoté, griffé, souligné de part en part », il sera finalement réparé selon les conseils d’un autre bouquiniste, de Bruxelles cette fois, où vit Nicolas Auzanneau quand il ne se trouve pas à Riga.
Mais, comme l’indique le sous-titre du livre — « ou l’effacement de la lexicographe (Riga, 1941) » —, cette histoire en enferme une autre, laquelle, à son tour, est tout entière prise dans la grande, l’Histoire, pour parler comme Pérec, « avec sa grande hache ». Cette histoire est celle de l’ouvrage lui-même, ce dictionnaire qui fut le premier dictionnaire letton-français, qui n’a jamais été réimprimé, qui est introuvable quoiqu’il reste à ce jour le seul qui soit « d’une certaine tenue pour qui veut passer à gué du letton au français », et dont l’existence, surtout, n’est mentionnée par aucun lexicographe, aucun compilateur. Pas un mot, nulle part. D’où la question, posée d’abord en termes ironiquement emphatiques — « Livre tabou ? Dictionnaire maudit ? » —, qui va donner lieu à une précise et accablante enquête.
C’est que, d’abord, Nicolas Auzanneau se met à lire avec attention, geste rare quand il s’agit d’un dictionnaire, tout le paratexte, grand titre et fausse page, colophon, la préface elle-même. Et il fait deux constats. D’abord, que le volume a été publié en 1941, « l’année pour la Lettonie la plus abominable d’une histoire dans son ensemble outrageusement abominable » : « L’étau. Les Russes d’un côté, puis les Allemands de l’autre. » Ensuite, que la page de grand titre nomme, comme auteurs, J. Baltgalve et E. Blese, mais que la préface, due à ce dernier, ne dit pas un mot de l’autre. Et qu’un troisième nom (S. Gollanska), exclu du grand titre, figure seulement en fausse page. Or, « si l’on sait très bien qui fut Blese, de Baltgalve et de Gollanska on ne sait rien. » Malgré l’obstination de Nicolas Auzanneau et les possibilités qu’ouvrent aujourd’hui les banques de données, aucune trace de l’une ni de l’autre. Disparues de toute mémoire, même la plus sommairement institutionnelle. Effacées.
Mais on sait, en revanche, ce qu’était, par exemple, la VAPP (Direction nationale des entreprises d’édition et de polygraphie), « établissement monopolistique d’État créé ex nihilo par le décret du 6 août 1940, placé sous la tutelle du Conseil des commissaires du peuple », qui fut l’éditeur du dictionnaire. On sait, autre exemple, que la direction de l’université de Lettonie est renversée dès juillet 40. Plus généralement, le pouvoir russe soviétique, en toute hâte, engloutit l’ensemble de la filière de l’enseignement et de la production du livre. Des commissaires politiques, des sbires, des tueurs font le boulot.
Le narrateur, comme le privé d’une enquête policière, rassemble les faits, les indices, fixe des photos sur sa page. Ou bien imagine, s’engage sur de fausses pistes. Mais, s’il fait le départ, relativement à cette affaire de dictionnaire, entre ce qu’on sait et ce qu’on ne saura jamais, il sait aussi ce qui a eu lieu en ce temps, dans ce pays, féroces luttes de pouvoir, brutalités sans nom, disparitions — lesquelles, justement, se lisent dans l’histoire, si mince qu’elle soit, de ce dictionnaire.
On ajoutera deux détails (si le mot convient), deux faits que signale Nicolas Auzanneau. À la page 636, « celle qui va de resurss à rezija », il observe (une photo l’atteste) qu’a été collée « une sorte de rustine, une bandelette de papier de 1,6 cm sur 9,9 cm, sur laquelle fut séparément imprimée une version neuve ou refondue de l’article dédié à la Révolution ». Sans doute se trouva-t-il qu’à « l’heure de livrer le dictionnaire, l’article revolÅ« cija manquait ou déplut ». Et le narrateur ajoute : « Quelle folie ! On en avait cruellement écorché pour moins que ça. » L’autre détail se rapporte à la contribution (à peine mentionnée) de Gollanska. Il est précisé que celle-ci concerne « la lettre n du début jusqu’à nokliegt [crier, crier plus fort que] et la lettre p à partir de pÄ rvÄ“rst [changer, convertir, transformer, transmuer, métamorphoser, réduire] ». Commentaire de qui, poète ou traducteur, s’attarde à chaque mot : il semble que se trouve ici, étrangement résumé, de « transformer » à « crier plus fort », ce moment tragique de l’histoire lettone.
Il faudrait insister enfin — navré de conclure par ce propos, à quoi assujettit la démarche de présentation — sur l’écriture nette, déliée, rapide de ce petit livre. Brutale ou légère, ironique ou grave, selon les moments. Aucun mot inutile. Phrases volontiers nominales. Travail de pointe sèche. Exemple (il s’agit du travail de Blese) : « Six mois pour un tel chantier, c’est peu, mais on sait sa puissance. Cogneur de labeur buté, dur à la tâche, furieux contre elle, sans l’ombre d’un doute. Il disparut de l’université, du ministère devenu commissariat à l’Éducation, des bureaux de l’éditeur. Ne pas déranger. Sous aucun prétexte. »
Parabole que cette histoire. Et, en même temps, déclaration d’amour adressée aux dictionnaires et aux mots.
Jean Renaud