Nkenguégi, Ronces et errances, de Dieudonné Niangouna

Nkenguégi, Ronces et errances, de Dieudonné Niangouna


Création, mise en scène, personnages – nombreux, près d’une quarantaine – qui se retrouvent sous les traits de mèmes. Act·eurs·rices, redéployé·e.s en troupes innom[m]/(br)ables – nous partîmes cinq-cents, nous nous vîmes cinq mille en arrivant (si tant est, car combien de marins, combien de capitaines) au (/à bon) port. Arché-types/·ses qui en abyme, qui en chœur, qui en corps, qui en vie, jouent et sont joué·e·s, tournent en rond, interprété·e·se jusqu’à ce que mort s’ensuive à travers les sept actes. De cette pièce de théâtre aux revers multiples. De ce qu’il faut bien appeler une tragédie. De peur de l’oublier, elle et lui, et tou·t·e·s les autres, animaux compris, réfugié·e·s – refugees – au cœur. De cette grande arche construite par Dieudonné Niangouna en hommage aux é-/im-/migrant·e·s. Qui répond au nom étrange·r et pénétrant de Nkenguégi, Ronces et errances, et sortie aux éditions théâtrales LesSolitaires Intempestifs le 11 octobre 2016


« J’ai ramé à contre-courant. Mais je n’ai jamais été le même. Et jamais je n’ai été le même. Jamais je n’ai été le même. Jamais je n’ai été le même. Je n’ai jamais été le même. Jamais j’ai été le même. Je n’ai pas été le même. Je n’ai toujours pas été le même. Jamais été le même. Je n’ai jamais pu être autrement. »



Au premier acte, au premier plan, Le je(u) de l(’)a[]mer, pluriel et cependant solitaire. Plainte d’Erdonidus Amandéüs, dérivant comme éternellement sur une barque — son frère mort à ses pieds. Tonnant et s’étonnant, comme au premier jour, nouvel arrivant, jamais débarqué — « C’est le problème de tous les gens qui viennent d’ailleurs. Trop tôt ou trop tard. Le temps est maladroit dans le corps du voyageur. » Qui, déjà, passe au second plan, donc/t acte. Comme si tout était joué/de rien n’était. Renaissait sous le couvert d’une Surprise-partie ’’déguisement et réflexion’’. Donnant corps et voix à des nantis désœuvrés, femmes et hommes sans qualités — « Je croyais que je vivais vraiment (…) en fait j’étais debout dans ma chambre et je regardais par la fenêtre. »


Ainsi dormant, Cilophémène et Antagonas de Péregrinos, entourés d’animaux fabulesques, guidés par Boulas Terminetateuf. Imaginant la réalité des migrants portés par les flots. Avec, en toile de fond, Erdonidus Amandéüs. Avec, en troisième acte, dans une salle de théâtre, une version contemporaine du Radeau de la Méduse. Avec absurde et force burlesque. Dans un registre familier, dialogues ubuesques de web-série — « c’est un peu abusé, je trouve. » User des grosses ficelles du métier, sans égard pour la distinction. Intervenir dans un texte qui, tout sauf monolithique, tient quasi du monologue — « Tu me casses les pieds. Tu fous le bordel ! Tu laisses aller l’impro s’abandonner à son sort. » Pour remettre de l’anarchie dans ce qui n’était que désordre.

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« Moi je vous parle de la bête. Du théâtre donc. L’acte sans les gants. La parole avec ses mains et sa voix. Le mal dans son visage. Il me faut la méduse sur le plateau en train de bouffer le radeau. »

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Agir au théâtre comme dans la vie, et vice versa. Plonger dans l’envers du décor. Traîner les corps-morts/mourants. Ne pas être le dernier. Arrimé, arrivé, à trimer. A tout crin, remuer ce qui p(e)u(t)e l’être, aurait dit Artaud. Mon(s)trer la contemporanéité de la Condition de l’homme moderne (Hannah Arendt) la vita activa e tutti quanti. Et de la femme aussi, faite clown ici, fête pleine ou elle exhibe son petit chat qui, non content de n’être pas mort, l’insulte. Et le public, et le lecteur avec lui, et elle, à travers un dia-/mono-logue furieux, ahurissant, aux allures de ventriloquie. Cont(in)e incontinent(e), logorrhée ultrash retraçant la perte de l’innocence, la haine et le désir de vengeance. Sans oublier ces deux jeunes émigrés africains victimes du ’’voleur de songes’’, du théâtre et de l’ombre de la cale.


« Mais est-ce une réalité ? Si ça l’est, il faudrait en faire une œuvre d’art et bien l’enfermer dans un musée. Et planter des nkenguégis le long de la zone de démarcation entre ce qui est à voir, à comprendre, à entendre, à étudier, à raconter, à rapporter, et ce qui est à vivre comme on se baigne dans une rivière tendre et boisée. »



Ici, derrière les Nkenguégis, tous ces mondes, milieux qui se mélangent, se dérangent sans qu’aucun d’eux ne parvienne à trouver sa place. Pas davantage que ce texte, qui se cherche, s’exerce, se confronte, affronte avec toute.s son/ses d-/diffé-/r-éférence.s cette réalité qui, décidément, n’en finit pas de se (ra)ré[i]fier, de se néantiser, de s’anéantir au profit d’images répétées, qui gravitent au grée de. T-/V-oiles qui obscurcissent l’esprit plus qu’elles ne le libèrent, l’orientent et le désorientent, le font tourner en rond, comme dans un canon à électrons – « on regarde la télé pour mourir en douce » – écart(el)ées parfois par « la chanson du cerveau » qui délivre cette « forteresse des désirs inassouvis. » Tout un petit monde intérieur et extérieur qui condamne ces acteurs et personnages à vivre ensemble comme des frères et sœurs ou à mourir tous ensemble comme des idiot·e·s.


« Les nkenguegis sont des plantes équatoriales aux longues feuilles coupantes. Au Congo, elles sont utilisées pour protéger les enclos des bêtes sauvages. Celui qui reste à l’intérieur de l’enclos est protégé, mais il est enfermé. Celui qui est à l’extérieur de l’enclos est en danger, mais il est libre. »


Troisième volet indépendant de la Trilogie des vertiges, Nkenguégi, Ronces et errances, est un texte brutal, riche et foutraque, tour à tour et tout à la fois libre et engagé, lyrique et vulgaire, barbare et sophistiqué, poétique et politique, en un mot : poélitique. Face à une réalité mystifiée, livrée aux mythes et à l’épopée, Nkenguégi rejoint Les Samothraces de Nicole Caligaris et Laissez-passer de Juliette Mézenc sortis le même mois sur cette même question des migrants — trois textes très différents que je souhaitais pour cette même raison mettre en parallèle et en avant. Ici aussi les corps comme une mer. Ici aussi, s’accrocher à ce que l’on peut. Ici aussi, accepter de ne rien pouvoir (re)tenir, de n’obtenir aucune réponse à l’épineux ’’problème des migrants’’. Ni é-, ni im, sans préfixe pour les fixer quelque part, toujours errant.



Ronces et errances
, donc. Autrement dit : Nkenguégi. Ici, cependant, nulle ellipses, elli-/allu-sions, mais une propension à dire les choses comme elles sont, c’est à dire trop, plus qu’à son tour et pour de bon, tout de go, dans un je qui ne tolère nulle dérobade, nulle négation via un texte acerbe et acéré, hérissé d’une foultitude de didascalies, indications que l’on peine à imaginer, et plus encore, à mettre en scène. Scènes vulgaires, zoo-flico-scato-pornographiques, violentes et meurtrières, outrancières et cathartiques, jusqu’à l’épuisement, jusqu’au suicide. Pour dénoncer à la manière d’un insatiable poivrot sous les traits d’un De Lafuenté ivre de mots, la castration, la perversion, la folie et l’arbitraire mis en œuvre par les musées, l’État, l’autorité, la foule elle-même — « la foule se lance sur elle-même et s’autodévore. »


« Ce texte a été créé le 1er novembre 2016 au Théâtre Vidy-Lausanne dans une mise en scène de l’auteur... »


Avec Nkenguégi, Dieudonné Niangouna, auteur, comédien et metteur en scène engagé né en République du Congo, signe un texte aussi puissant que dérangeant qui pose, avec la prétention d’y répondre, de nombreuses questions. Celle de la création théâtrale qui n’existe – ex-sistere – que lorsqu’elle surgit. Celles du Théâtre et son double, du Théâtre et la peste, du Théâtre de la cruauté, omniprésente et sub(v)/mersive. Celle, plus de forme que de fonds, de son interprétation. Par le lecteur et la critique littéraire. Par le spectateur et la critique théâtrale. Par le migrant et le natif. Par l’informé et le naïf. Par l’œil et l’esprit. Par l’expérience et le savoir. Jamais inné ni même acquis. Par la conscience fugace, la révolte soudaine, l’embrasement et la combustion instan-/spon-tané/e.


Par un spectacle violent et déchaîné — cave canem e cattus petasatus. Qui par l’écrit, manipulé avec attention, vous saute déjà à la gorge et encore à la gueule — « on ne saurait vous dire par écrit ce qu’on est en train de vous dire. » Qui par les cris, que l’on imagine fou avec le je, joue avec le feu et bouscule les barrières du politiquement et linguistiquement correct. Un spectacle que l’on peut également et de nouveau retrouver sur scène du 26 au 28 avril 2017 auGrand T de Nantes auquel ce livre n/vous mènera peut-être en ce qu’il pourrait être, écho encore aux vœux d’Artaud dans L’Ombilic des Limbes, « un Livre qui dérange les hommes, qui soit comme une porte ouverte et qui les mène où ils n’auraient jamais consenti à aller, une porte simplement abouchée avec la réalité. »



Eric Darsan




Nkenguégi, Ronces et errances, Dieudonné Niangouna, Les Solitaires Intempestifs, le 11 octobre 2016.


Eric Darsan est auteur, critique et chroniqueur, il publie textes et articles sur remue.net, Addict-Culture, Poezibao, Sitaudis et Nuit & Jour, L’Autre Quotidien. Il est l’auteur du Monde des contrées, paru en 2016 au Tripode et consacré à l’œuvre de Jacques Abeille.

Son site personnel : http://ericdarsan.blogspot.fr/



25 avril 2017
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