Camille Loivier |Eparpillements (extraits)

(maison mais pas d’absence)

une continuité de rêves retenant à soi le passé ensemble
aux pensées des autres qui s’essoufflent
— à ne plus savoir qui l’on est
écarquillant les yeux sur soi
— tout ce temps à se reconstituer à rappeler à soi
les pensées les yeux dans le vide à s’absorber dans
le paysage sans pouvoir le retenir

le paysage s’en va
— ce qui reste glisse entre les
doigts à toute vitesse, s’échappe

il n’y a que ce qui se forme et se durcit
sur la page
qui semble résister
quelques temps



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c’est une pièce où l’on voudrait se garder en mémoire
on aurait tout rassemblé
on serait toujours sûre de se retrouver là

les araignées reprennent le pouvoir
mais pas seule à deux — dépendre, et attendre
les mouches entrent et sortent bourdonnantes dans
le rayon maigre —

je suis le tracteur qui passe sous la fenêtre et
je suis les mésanges réfugiées du vent et des arbres

je suis l’enfant qui crie vers son père et son père qui lui répond

je suis chaque chose qui passe
chaque bruit chaque personne



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un jour on rangerait et ce serait un grand jour
on rangerait tout et il n’y aurait plus rien
ce serait fini
on partirait de la terre on deviendrait
cosmonaute ce serait le grand envol
à quoi serions-nous attachés sur terre
il n’y aurait plus personne plus un brin
d’herbe ni même une pierre seulement
des scorpions et des rats plus une seule
tique plus une vache à lait

nous emporterions dans des cahiers aux feuilles réglées
des milliers d’espèces desséchées, tenues en apnée
un cahier de 90 grammes pour tout ce que nous aurions
pu sauver à partir de quoi
nous serions sensés (re)donner vie à une planète

on avait hypothéqué l’avenir et la radioactivité
avait fini par tout brûler nous n’étions plus que
trois êtres vivants : lui le circumtatoo moi la
primevère eux les poissons d’eau douce
les hommes avaient disparu

l’espèce hybride qui leur avait succédé
remplissait une feuille du cahier sans
pouvoir parler sidérée par la bêtise cruelle
sans limite de leurs ancêtres

(face aux pièces remplies d’objets
que l’on ne peut jeter)



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les objets qui ont pris place à C. ne veulent
plus bouger ils sont habitués à la pénombre
la sollicitude qui les envahit le soir les fait
trembler ils voudraient surtout rester immobiles
ils ont leurs repères rien d’autre ne les protège
le vide est immense, chaotique

les livres sont notre maison d’être tu avais
emporté les tiens
ils n’avaient trouvé aucun refuge à C.
certains avaient disparu et tu pensais brûlés
ma mère avait brûlé de vieux livres mais
lesquels depuis tu cherchais un lieu
à toi la maison de nos mères
d’autres livres avaient pris place à C.
dont beaucoup n’avaient pas été découpés
des livres on ne savait les nommer autrement
ce n’était pas complètement des objets
plus tout à fait des fibres d’herbacées
parmi les livres il devait y avoir des lettres
tu cherchais des lettres d’une mère disparue
à N. je cherchais à C. celle d’une sœur
si elles avaient été brûlées ensemble

— dans le vœu de donner l’amour en échange d’un seul jour de vie —

quelques minutes à respirer
à être là
ne pas être aspirée par le néant
lutter contre cette vasque qui engloutit



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c’était faire un adieu ou ne rien dire
maison mais pas d’absence
on entendait de légers bruits
venus de nulle part mais qui
faisaient peur rappelant une
présence menaçante et contre
ce silence il fallait s’agiter
montrer que l’on était les plus
nombreux et les plus forts avec
un balai chasser les toiles d’araignées
puis fuir en courant au fond du
jardin là où personne ne viendrait
vous chercher



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c’est la maison
être loin fait du bien
après la déchirure
comment cela s’est mis à se rafraîchir et à trembler
dans tout le corps
la pensée semble évaporée entre les lieux
reconnaissante
on ne lui fait pas de mal

j’achemine on ne peut pas décrire
ce qui se fait déchirer
c’est bien quelque chose qui s’apaise ensuite

alors que faire sur la barque, sur cette
barque qui penche

— quelques cyclamens sauvages dispersés dans un pot—



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la maison de N. se vide et ses craquements
en plein après-midi (tandis que j’étais) seule
à attendre la pluie

nous sommes les nappes brodées
nous sommes les femmes
qui ont brodé et broderont à nouveau
avec l’aiguille et le fil
nous reviendrons car seules nous pouvons
apprivoiser la beauté et le travail des mains
dans la durée



— je suis l’aiôn et je m’enroule autour de la nudité des corps—




25 avril 2017
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