Cathie Barreau | Lettres de Margeride

Cathie Barreau anime à La Roche-sur-Yon la Maison Gueffier. On trouvera d’autres de ses textes sur Inventaire/Invention et remue.net.


Lettres de Margeride

Je peux rarement voir quelqu’un sans le battre. D’autres préfèrent le monologue intérieur. Henri Michaux.

Sous la pluie, je déchiffrais sa lettre, quelques feuillets d’une écriture qui décidément ne m’était pas familière. Ce qu’il m’écrivait : Le matin en Margeride, les collines n’ont pas le même relief que la veille, le paysage, encore terrestre, embaume les hautes herbes ; que savoir des suites du temps qui vient ? Je chiffonnai ses feuilles en marchant vers la bouche de métro. La boite aux lettres ne me réservait que des mots inquiets, pas d’amour. Place Eluard, la pluie lavait la pisse, les miettes, les crottes, la poussière et le reste. Les hommes n’enlevaient pas leurs chapeaux pour saluer ; bêtement, je tins mon sac tout contre moi. Il me suffisait d’avoir lu une seule fois ses courriers pour m’en souvenir et m’entendre réciter les phrases. Le sentier qui passe devant la maison traverse le ruisseau en plusieurs endroits et je ne sais pas lequel des deux, du chemin ou du cours d’eau, est le plus tortueux. La rame arriva de la porte de La Chapelle, presque vide. J’avais un long parcours jusqu’à la station Sèvres Babylone et rien d’autre à faire que regarder les passagers un à un, les détailler, leur inventer une histoire et l’écrire ou l’oublier. On dit qu’il y a encore des loups et je rêve de leurs yeux obliques et bienveillants. Il me semble avoir vu l’ombre d’un solitaire dans un champ de seigle. Parce qu’il sentait le caramel, odeur que je n’ai jamais pu m’expliquer, je regrettais alors le parcours sur la ligne Porte d’Orléans qui avait été, jusqu’au mois précédent, le mien depuis le début du siècle. J’habitais désormais tout là-haut, rue de Louisiane, dans un grand appartement orienté sud-ouest dans lequel j’avais composé de quoi me dire de temps à autre : je suis bien. J’aurais voulu ne plus penser à l’homme de la montagne de Mialanes puisqu’il ne m’aimait pas, mais il m’écrivait sans cesse et exigeait des réponses pour se nourrir et se sentir aimé, disait-il. A l’Est, les genêts illuminent la lande, à l’Ouest, les monts aux formes douces brillent de nuances profondes de verts ; l’horizon tourne au bleu, il fait encore froid. Souvent, station Pigalle, un musicien entrait dans la voiture, se mettait à jouer de l’accordéon, les touristes souriaient, moi aussi, qu’y pouvais-je ? L’homme de la Margeride n’aimait pas la joie, ni les trains, ni le thé, ni Pouchkine, ni les magasins de bricolage, ni les maisons sur les plages de Normandie. Moi, si. Il aimait qu’on l’aime, mais il n’aimait pas aimer. Moi, décidément si. Le musicien fit la quête, je donnai un euro comme d’habitude, le suivis des yeux et je me dis : j’aimerais savoir à quoi il pense, quels sont les phrases qu’il se dit dans sa tête, où il a appris la musique, s’il connaît d’autres morceaux que les ritournelles pour les touristes, où il dort, qui il aime, quel visage il a quand il sourit. Ce jour-là, j’inventai une histoire de famille fuyant une ferme hantée dont le fils aîné devient musicien. Le berger que j’ai rencontré l’année dernière est de retour sur la lande avec son troupeau qui me semble immense. Ses deux chiens affairés ne m’ont pas reconnu. A Concorde, je pensai que si je m’arrêtais ici, remontais à la surface, j’aurais su comment étaient les arbres des Tuileries sous la pluie du printemps. J’imaginai les feuilles nouvelles luisantes de gouttelettes, les allées pour moi toute seule, et au bout, un vieil homme assis sur une chaise du parc, lisant l’enfance de Tolstoï sous son parapluie, dans une vieille édition jaunie. Et j’aurais éprouvé de la tendresse pour lui, mais je ne me serais pas approchée, il ne m’aurait pas vue ; il y a tant de moments, de tableaux dans lesquels se meuvent des êtres qui nous ressemblent le temps d’une éclaircie, le temps d’une enfance pareille, le temps d’une averse et d’un coup de vent sur une plage quand on marche sans le savoir l’un près de l’autre, l’instant d’un film qui s’appelle absence et dont la chanson de générique nous laisse étonnés et heureux au fond du fauteuil, incapables de se dire quoi que ce soit. Station Solférino, encore l’épreuve de vérité sous la lumière blanche et sale pour les visages nouveaux qui entraient et n’osaient pas regarder, ni sourire, ni chercher des yeux. Je les voyais, les imprimais en moi. Le savaient-ils ? Enfermée dans mon poing, je défroissai la lettre de l’homme de la Margeride, la pliai et la rangeai dans mon sac. Elle irait rejoindre les autres dans un classeur tout en bas de ma bibliothèque. Le paquet était gros de vingt six courriers de plusieurs pages chacun que je ne relisais jamais de peur de me blesser à des mots trop distants, de peur de ne pas trouver ce que j’aurais aimé lire. Les frênes et les hêtres autour de la maison bruissent enfin ; il s’agit d’oublier l’hiver bien que je ne souhaite rien effacer. La veille je m’étais arrêtée là, à Concorde, pour chercher dans une librairie anglaise de la rue de Rivoli la première phrase de Moby Dick : Call me Ismael. Ensuite, j’avais vérifié dans mon carnet celle de la traduction de Giono : Je m’appelle Ismael. Mettons. Depuis, je me récitais les deux phrases incessamment sans pouvoir rien penser de plus. Et cela se mélangeait avec les lettres en un texte étrange, en un refrain incongru pour moi seule. Je ressasse les paysages du passé, les routes dans les collines parfois hostiles. Je te remercie de ta bonté. Et quand je me heurtais à ces mots, ce sont des injures qui prenaient le pas dans ma pensée, je criais en moi-même tout l’inventaire de ce que je connaissais de vocabulaire ordurier et finissais ainsi : qu’il aille se faire foutre avec sa bonté. Dans un pré vert clair niché sur le fond plat d’un ancien méandre, j’ai découvert une maison en ruine, composée de deux pièces dont il reste les murs, une cheminée et, dispersées au sol, les ardoises taillées dans les roches magmatiques d’ici. Je m’appelle Rose, mettons. Je commence une vie où il s’agit de ne pas aimer, du moins de ne pas dire qu’on aime, surtout quand un homme est gentil avec moi, bienveillant, délicat, fasciné et qu’il me prend dans ses bras en disant que, vraiment, c’est une bonne chose que cette rencontre-là. Plus tard, quand il a vu tout l’amour que je peux lui donner, le sourire et la parole, cet empressement silencieux à faire du bien, il se tait et s’éloigne, et il revient sans cesse, sans que je comprenne, parfois toutes les semaines, parfois tous les mois, parfois tous les quatre ans, pour vérifier qu’il est aimé, qu’on peut l’aimer si longtemps, lui pardonner toutes ses fautes, et pourquoi ferait-il des efforts pour être aimé ou pour aimer et aider cette femme, Rose, puisqu’elle semble n’avoir besoin de rien ou au contraire qu’elle est du coté de la quête de l’absolu que, bien sûr, l’homme ne peut pas lui donner, et c’est tant mieux se dit-il, il est lui-même si fragile et blessé par le passé, que pourrait-il lui apporter, il vaut mieux rester au fond de sa tanière. Ce matin-là, j’ai failli aller jusqu’à la porte de Versailles tellement les mots martelaient en moi comme venus d’une scène alors que j’aurais été assise au premier rang, seule, captivée par les phrases des comédiens et prête à monter les rejoindre. Je quittai le métro à temps et rejoignis le square Boucicaut, îlot si petit dans l’air empestant les gaz des voitures, improbable sous un rayon inattendu. Je fis quelques pas sous les arbres et tentai de respirer, expulser un reste de colère et me mis à sourire peu à peu tant l’éclaircie et les gouttes tout à la fois me parlaient d’une joie, une certitude d’être vivante et libre. Les saules et les bouleaux, quelques petits arbustes buissonnants, engendrent un paysage de toundra tel que je l’imagine et qui, ici, ne s’étend pas loin dès que l’on quitte la narse tourbeuse pour rejoindre la montagne. Je traversai le carrefour et m’engageai dans les rues trempées, brillantes, recevant de temps en temps une goutte sur le visage, un reste d’averse qui me faisait grimacer certainement, puis rire en silence ensuite en cherchant mon image dans les vitrines pour vérifier si j’étais bien là telle que j’avais envie d’y être. Depuis peu, ma silhouette me rassurait, je ne doutais plus d’exister. Je m’étais rendue à moi-même bien après que l’homme de Margeride m’eut regardée avec ce que je prenais pour du mépris et qui était une impossibilité à me rejoindre. Il savait poser sa main sur mon épaule ou sous ma taille seulement quand il avait bu deux whiskies ou bien quand il me conduisait à la gare et que dans les derniers instants c’est moi qui me faisais très distante puisque l’on ne me promettait rien. Il imprimait ses yeux dans les miens, souriait de m’avoir rendue si dure soudain, ne croyait pas que je ne donnerai plus de nouvelles, me remerciait pour ces jours de bonheur. Je n’avais rien senti de cela, rien d’autre que de la jouissance. J’ai surpris une vipère sur le seuil, enroulée au premier soleil, engourdie de l’hiver. La vie sauvage m’émeut. C’est tout ce qui me reste. Je regardais une fois encore les objets dans les vitrines : vaisselle colorée, vêtements d’été, meubles anciens. Je les jugeai beaux mais je n’avais nulle envie de les posséder. Ils me ravissaient derrière les vitres, ils n’étaient pas à moi, de moi, mais c’était tout comme, chaque jour je les contemplais puis les laissais. Rue de Rennes, je fis taire les phrases de l’homme lointain, puisqu’elles ne me disaient rien de nous. Je fredonnai Man of mystery pour m’emplir de musique sans mots. A peine, si je percevais l’humeur de celui qui m’écrivait et qui me devenait de plus en plus étranger. Lui répondrai-je ? Je décidai que non tout en sachant qu’il y avait toujours ces bouffées de tendresse certains soirs, certains moments où je ne savais pas être autrement que naïve, instants qui me dictaient des mots pour le rassurer, lui raconter ce que je choisissais de lui dire de ma vie ici puisque c’est cela qu’il attendait. Et sa réponse n’en serait pas une, si lente, si dégagée, sans promesse, sans amour. Je marchai alors moins vite, le nez en l’air : des nuages roses saumon coiffaient l’église, les cafetiers sortaient les tables sur le trottoir. Chacun voulait croire au printemps et, n’étaient les giclées d’eau que les voitures envoyaient sur les pavés, on aurait pu en effet s’imaginer au meilleur du mois de juin, car, à cet instant, en cet endroit de la place saint Sulpice, il faisait beau. Prémisses du temps passé, Pâques de l’enfance et cerisiers blancs, ces éclaircies me portaient en des lieux et des temps inconnus et pourtant familiers. Quoi de l’imagination ou du souvenir s’accroche ainsi sur les feuilles naissantes de la place, quoi brille et fait bondir comme si l’on était amoureux sans objet ? Il était encore tôt et j’avais le temps de rendre visite à Catherine qui ouvrait son petit magasin de musique. Je frappai à la vitre de la porte encore fermée aux clients. Elle me sourit et ouvrit : Rose, j’ai pas eu deux minutes depuis trois jours et maintenant c’est les commandes. Elle avait fait du café, s’excusa de ne pas avoir de thé et décida de s’asseoir avec moi au fond de la boutique malgré tout ce travail qui l’attendait. Elle m’avait fait découvrir sa musique avec courage : il fallait commencer au début, je ne savais rien d’autre que les guitares électriques désuètes. Nous nous étions rencontrées deux ans auparavant dans un collectif pour la Tchétchénie. Depuis, de conversations en balades, dîners et dimanches au bord de la mer, nous ne nous oubliions pas. Elle me confiait parfois ses enfants, jolis enfants bruns, petits enfants curieux, soyeux. Dans l’après-midi, hier, je suis parti pour Mende. La route fut un grand plaisir et j’aurais pu m’arrêter à chaque tournant, tellement la levée des brouillards découvrait les brins d’herbe et donnait envie de se perdre dans les verts révélés. Même quand elle semblait s’arrêter de travailler, Catherine diffusait de l’énergie, un allant qu’elle envoyait de tout son corps. Au moment où elle penchait légèrement la tête pour évoquer un doute, un souvenir flou, où elle aurait pu perdre pied et déstabiliser ceux qui l’écoutaient, elle construisait une argumentation réjouissante, vous prenait la main et vous renvoyait à votre vie avec vigueur et confiance. Je lui avais parlé des lettres de Margeride et quand, un soir où elle avait mené les enfants chez moi, alors qu’elle passait devant la table de la cuisine sur laquelle la dernière lettre était ouverte, elle la lut, elle leva son visage et me dit : non, ça va pas, on n’écrit pas comme ça quand on aime. Puis elle partit. Comment écrit-on quand on aime ? Les enfants étaient alors installés sur le tapis, occupés en découpages et fabrications de personnages de papiers. J’avais sorti du fond de dossiers jamais ouverts, derrière des revues anciennes, encore plus cachée que les courriers de Mende, une liasse de lettres oubliées, que je savais là mais à laquelle je ne pensais pas, qui, de déménagements en aménagements, avaient été relégués au plus profond de la masse de documents traînés depuis toujours. Dix ans auparavant, j’avais enfermé les lettres à l’encre bleue, lettres datées de juillet à décembre de la même année. Je déposai le paquet à même le sol et l’un des petits me demanda si j’allais moi aussi découper. Comment écrit-on quand on aime ? Je ne le savais plus. En arrivant dans la ville, j’eus une pointe de souhait : voir renaître quelque peu les couleurs et les musiques, celles des passants et de leurs occupations. Mais j’avais peur qu’ils ne m’atteignent trop, au point de m’ensevelir encore dans la torpeur d’une vie sans saveur. J’avais lu la première lettre sur le dessus de la pile qui n’était pas celle qui inaugurait cet amour ancien. Qu’écrit-on la première fois ? Et les phrases m’avaient étonnée tant elles étaient tendres, généreuses, bienfaisantes. On m’avait aimée ainsi. Toute à mes pensées, j’avais oublié les enfants et ils se rappelèrent à moi en agitant devant mes yeux trois bonhommes de papier coloré qui criaient famine. Je me pris au jeu et me saisis d’une feuille, dessinai vite un grand personnage qui annonça le menu. Plus tard, je rangeai le vieil amour. Chaque histoire est différente, l’alchimie entre deux êtres est unique. Je n’aurais rien appris du passé. Catherine ouvrit la boutique et, avant que je ne la quitte, elle fit ce geste étrange de prendre ma tête entre ses mains et la remettre droite dans l’axe de mon corps comme on l’aurait fait d’une statue qui a tendance à pencher. La couleur des monts de Margeride était-elle une métaphore, un code, un message caché que je n’aurais pas su lire ? J’avançais sur le trottoir à peine sec, les passants ouvraient les yeux comme des moineaux qui s’ébrouent après l’averse, mais les gens n’étaient pas des oiseaux et je ne savais rien de leurs vies, ce qu’ils pensaient à l’instant où nous nous croisions. J’étais impuissante à connaître leurs intentions. Celles de l’homme des montagnes de Mialanes m’étaient si obscures, si raisonnables et folles à la fois, enfouies. Il était un homme qui me tenait la main à distance quand je souhaitais de la tendresse, quand mon désir de son corps creusait mes yeux, mais il gardait ma main si fort qu’il m’était impossible de m’échapper. Ca doit être si simple un amour d’une nuit, me disais-je souvent. Simple et impossible. J’en étais incapable et si j’avais quelques souvenirs de rencontres éphémères, j’en gardais un sentiment d’amertume, une insatisfaction, une tricherie, un corps soulagé mais désorienté, un vol. De retour dans les prés, je fis un effort terrible pour m’accommoder de la vie. La nuit avait effacé les paysages, j’étais seul et je ne souhaitais aucune rencontre. D’une fenêtre ouverte, j’entendis en passant la guitare tranquille d’un air Apache. Tout tendait à vivre. Comment osait-il m’écrire ainsi, poster une lettre pour dire qu’il ne voulait voir personne ? Sur le trottoir de la rue de Condé, je rêvais de combat, de vengeance, de coups que j’ajustais profondément sur le visage d’un homme, sur son sourire fade, sur ses mots ; et je jubilais en silence de son visage étonné, de ses yeux qui me regardaient effrayés, du sang sur sa joue, de sa chute sur les pavés ; j’assassinais sa déprime, son ressassement, sa perversion. Ce n’était qu’un rêve, j’étais incapable de cogner et c’est bien dommage, me disais-je. C’est ainsi que je laissais souvent le corps meurtri de l’homme de Margeride sur un trottoir à Paris ou sur un quai ; il devait y avoir des tas de corps ensanglantés partout au fil des courriers que je recevais ; on aurait pu tracer mes parcours après que j’ouvrais la boite aux lettres, tous ces chemins de lutte ou j’hésitais entre le dérisoire et la compassion. Quand parfois j’apercevais la masse recroquevillée que j’avais la veille terrassée sur le sol, je me penchais sur elle en songe, je tentais d’observer enfin un abandon dans les yeux, un visage tourné vers moi et des mots dénudés, en vain. Même dans ma violence, il triomphait. J’étais trop heureuse dans cette vie, c’est cela qu’il n’aimait pas. Il faut être triste et songeur, c’est plus convenable pour écrire des lettres qui tiennent.

Je poussai la porte, j’entrai et ne reconnus pas Marguerite derrière son bureau et son téléphone à l’accueil. Un homme, le même visage que Hank Marvin entendu sur sa guitare tout à l’heure dans la rue, le même tricot blanc et bleu que sur la pochette du vieux vinyle de mon enfance, souriait, pas renard, pas triste. Un nouveau sans doute. Il s’approcha et me serra la main en inclinant légèrement la tête : appelez-moi Gwenaël. Je murmurai : appelez-moi Rose. En montant l’escalier jusqu’à mon bureau, je me dis que j’avais durant quelques minutes cessé de penser aux monts de Margeride. Cela augurait du mieux. Il n’y aurait plus à battre dans les rues de Paris, à semer les cadavres ici et ailleurs. Je pouvais revoir ma géographie. Ne resteraient que des Ombres.

Cathie Barreau
10 janvier 2005
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