Giacomo Sartori | Mon travail
Un inédit de Giacomo Sartori, traduction de Françoise Liffran.
D’habitude, je ne fais pas mes trous dans les cimetières. Je m’efforce plutôt de rester un peu loin des murs qui les entourent par respect pour le sommeil des morts. Les morts m’attirent et en même temps je sens qu’ils me repoussent, comme ces gens qu’on admire mais avec lesquels il ne vous vient pas naturellement l’envie de lier la conversation. Ils dorment à poings fermés et en même temps ils voudraient nous parler. Je préfère garder mes distances.
Peut-être que les défunts se fichent bien de savoir si je fais mon trou à côté ou suffisamment loin du mur d’enceinte, moi de toute façon j’essaie de me tenir un peu à l’écart. Mais une fois il m’est arrivé de creuser une fosse au milieu des morts qui dormaient. Je ne savais pas que c’était un cimetière, il n’y avait aucune enceinte, aucun signe apparent, sinon je serais allé plus loin faire mon travail. Ça me semblait être une petite colline comme une autre, un endroit parfait pour une de mes excavations. En fait c’était un ancien cimetière musulman. Quand je l’ai compris j’ai continué, vu que j’avais commencé, alors autant finir.
On me paie pour ce travail. Pas beaucoup, mais bon, assez pour vivre. Ça fait maintenant vingt-cinq ans que je fais des trous dans la terre et que je me glisse dedans. J’ai mon circuit. Au début j’avais un peu de mal à trouver des clients, mais peu à peu les choses se sont organisées. Si on fait bien son travail, les gens par la suite font appel à vous, ça va de soi. Et je me suis toujours efforcé de donner le meilleur de moi-même. Mes trous sont considérés comme des trous de professionnel, souvent ils reçoivent des compliments. Je dis ça en toute modestie, bien entendu.
Ceux qui me connaissent ont du mal à comprendre en quoi consiste mon travail. J’essaie de leur expliquer du mieux que je peux parce que j’aimerais qu’ils s’en fassent une idée précise, vu que pour moi c’est si important. Mais au bout d’un moment je constate qu’ils ont perdu le fil et je laisse tomber. Je me résigne à ce qu’ils restent persuadés qu’ils affichent un petit sourire plein d’insinuations quand on aborde le sujet, comme s’il y avait je ne sais quel mystère sous le travail qui est le mien. Ma femme pense que c’est parce que je ne suis pas clair dans mes explications. Elle ne le dit pas clairement, mais je le lis dans ses yeux glacials de husky. Ses yeux glacials de husky disent que si je m’expliquais comme il faut, tout le monde comprendrait en quoi consiste mon travail. Ce qui est sûr, c’est que seuls les plus proches ont une connaissance plus précise de ma profession. Mais ils sont très peu, une poignée. D’ailleurs eux non plus n’ont pas les idées si claires que ça. Ils ont assimilé quelques principes de base, mais sur de nombreux points ils pataugent dans l’obscurité. On est encore très loin de la complexité intrinsèque de mes excavations.
Mon frère, par exemple, est convaincu que je suis payé pour déplier un mètre de menuisier sur une des faces du trou, la plus belle, avant de l’immortaliser en me servant du flash. C’est une vision très distordue de mon travail, pour ne pas dire offensante, car s’il est vrai que je photographie chacune de mes fosses, on ne peut en aucune manière dire que la représentation photographique constitue l’essence de l’opération. Il y a une infinité d’autres actions minutieuses tout aussi essentielles, tout aussi importantes. Ce serait comme prétendre qu’une voiture sert à passer entre les brosses du lavage automatique. Certes on amène de temps en temps sa voiture à la station de lavage automatique, mais en réalité une auto sert à beaucoup d’autres choses. La vision de mon frère est terriblement réductrice, pour ne pas dire vexante. Typique de la conception d’un frère aîné qui, même si les années ont passé et les rides sur nos visage deviennent de plus en plus denses, pense qu’il a toujours raison.
Mon travail est très solitaire, parce que dans les trous que je fais, il n’y a de la place que pour une seule personne. Parfois, surtout quand je creuse l’après-midi et je dois renvoyer la fin de ma tâche au lendemain, je trouve dans ma fosse quelque forme de vie. Ce ne sont jamais des êtres humains. Ce sont plutôt des coléoptères prisonniers de leur carapace de chitine, de longs lombrics mollassons et dépigmentés, de minuscules vers transparents et impudiques qui laissent voir la terre qu’ils ont ingérée. Un lézard effrayé, le museau pointu d’une taupe. Une fois un aspic camouflé sur le fond sableux, prêt à me tuer. Moi, ces êtres vivants, je les fais sortir de là d’une manière ou d’une autre, parce que je ne veux pas qu’ils soient ensevelis quand je refermerai le trou en me servant du tas de terre qui attend à côté. Ça me semblerait cruel, et complètement illégitime, de condamner des êtres vivants à mourir enterrés tout vifs. Je ne suis pas un horrible despote, j’enquête sur les problématiques de la terre. Mais il ne m’est jamais arrivé de trouver un autre homme, ou une femme, ni même seulement un enfant dans une de mes fosses. En théorie cela serait possible, mais ça n’est encore jamais arrivé. Comme si le genre humain préférait se tenir à bonne distance.
Parfois, ceux qui me commandent le travail m’équipent d’une pelleteuse. Un fauve de métal qui en quelques coups de pattes tonitruants prépare le trou qui m’aurait demandé sinon beaucoup de temps et beaucoup d’efforts. J’aime l’odeur amère du gaz d’échappement mélangé quand il le mélange à celui de la terre fraîchement remuée. Ça me rappelle mon père quand il m’amenait avec lui sur les chantiers où il travaillait. Et la puissance des dents d’acier qui s’enfoncent dans la terre et en viennent à bout par des à-coups qui ne sont pas vraiment des hésitations, réveille en moi une immuable stupeur d’enfant.
Mais je préfère de loin faire mes trous tout seul. Pendant que je creuse, j’ai le temps de sentir dans mes bras les différences de consistance, d’observer les plus petits détails, de comparer les odeurs. La terre recèle de nombreux mystères et pour bien la comprendre il faut avoir beaucoup de temps pour penser. Quand la pelleteuse a fini, son conducteur me laisse seul parce qu’il sait qu’il va me falloir du temps. Il me salue, les pupilles veinées de commisération et de perplexité, puis s’éloigne, fier et victorieux, chevauchant son canasson dans un bruit de ferraille. Je suis content quand le dernier écho s’est dissipé dans le néant. La terre a besoin de silence.
Dans un pays aride, tout en pierrailles brunies par le soleil, on m’avait adjoint une joyeuse équipe de terrassiers. Pendant le trajet d’approche, j’étais assis dans la cabine à côté du chauffeur et eux dansaient sur la plate-forme arrière, plaisantaient et riaient. Quand on arrivait, ils sautaient du pick-up avant même qu’il ne s’arrête, se mettaient à se courir après et à s’attraper par les cheveux. La blancheur de leurs sourires scintillait sur leurs figures, elles aussi brunies par le soleil. Pour eux mes trous creusés dans la pierraille stérile étaient un jeu, inutile comme tous les jeux. Mais ils étaient reconnaissants puisque la société qui les avait engagés leur faisait gagner de l’argent. Quand le soir je distribuais des liasses de billets de banque crasseux que je pêchais dans de grands cabas en plastique – une inflation insensée avait ôté toute valeur à la monnaie locale – je me disais que j’aurais préféré être l’un d’eux. Je n’étais pas sincère envers moi-même, comme ça arrive souvent dans la vie.
Dans mon travail on se salit beaucoup. Mon père se plaignait, les premiers temps où je faisais ça. Il était persuadé que si je me salissais tellement, c…˜était parce que je ne faisais pas suffisamment attention. Tout le monde travaille, et personne ne rentre chez lui dans cet état, me disait-il. Son esprit resté fasciste me méprisait aussi pour ça. Il travaillait lui aussi depuis tant d’années avec la terre et donc il estimait qu’il en savait bien plus que moi. Il ne savait pas qu’il est impossible de s’affairer pendant des heures dans un trou creusé dans la terre humide sans se salir plus ou moins de la tête aux pieds. Il ne savait pas que tous mes collègues se couvrent de boue de la tête aux pieds.
Le sien était un travail de surface. Il donnait les ordres et c’étaient les ouvriers qui creusaient la terre avec leurs pics. Mais ensuite il ne m’a plus rien dit parce que je suis parti vivre de mon côté. Et maintenant il a été lui aussi mis dans la terre, lui et toutes ses préventions à mon égard. Maintenant il n’y a plus personne pour penser que je me salis trop. D’ailleurs pour moi la terre n’a rien de sale. J’utilise ce mot parce que je sais d’avance que sinon ça susciterait un tas d’équivoques. Ce sont les autres qui pensent que je suis cradingue à la fin de mes journées, moi je me sens tout propre, purifié au plus profond de mes organes et de mes fibres, comme après une veillée de prière. Pour moi ce sont les âmes des gens qui parfois se salissent, la terre est toujours immaculée.
Mon ex-fiancée pense elle aussi que mon travail consiste à contempler des sections de terre plus ou moins marron à côté d’un mètre de menuisier. Pour elle aussi, ce que je fais ne sert au fond à rien. Toujours avec tes coupes de terre ? me demande-t-elle quand on se rencontre en ville ou dans les couloirs de l’administration où elle travaille. Ses pieds convergent toujours vers les pointes et souvent se posent sur les côtés extérieurs comme quand elle avait quinze ans et portait des robes légères et impalpables comme le mouchoir d’un prestidigitateur, comme des émotions fugaces. Puis nous nous disons au revoir et elle s’en va, la tête penchée à droite et se mordant la commissure des lèvres, comme si elle pensait à quelque chose de poignant, comme elle l’a toujours fait. Le grand amour qui nous a enchaînés l’un à l’autre est lui aussi enterré.
Les gens qui font le même travail que le mien m’ont toujours inspiré une joyeuse sympathie. Ce sont en général des personnes simples et franches parce que la complexité énigmatique des trous est une école sévère d’humilité. Leurs peaux exhalent l’odeur du chaud, du froid et du vent, le goût unique de la liberté. Ils sont très différents de moi et aussi les uns des autres, mais par certains côtés ils sont aussi pareils. Dans leurs yeux je lis la même soif de comprendre que la mienne, la même obstination, le même découragement latent, les mêmes signes de la fatigue qui monte. La plupart n’ont pas la manie que j’ai pour les mots que l’on écrabouille pour toujours sur le papier, mais ils ont les yeux fébriles des passionnés Leurs éventuels défauts les plus évidents me paraissent insignifiants, tout comme ceux des gens que nous aimons.
Peut-être parce que les autres considèrent mon activité comme étrange, je suis attiré par ceux qui exercent des métiers réputés étranges ou répugnants. Les ouvriers qui sortent des bouches d’égout des grandes villes dans leurs combinaisons en plastique jaune barbouillées de substances indéfinies avec leurs lampes frontales sur leurs casques m’émeuvent. Je comprends la familiarité impénétrable de leurs gestes, leurs visages absorbés par les nécessités de la fonction. Ils savent qu’ils ne pourraient pas être compris, aussi ils ne cherchent pas les regards des passants. Les croque-morts aussi me sont sympathiques. Leur précision ostensible, la componction obstinée qu’ils opposent au désordre envahissant de la mort. Même les délinquants considérés comme coupables des crimes les plus infamants m’inspirent une certaine fraternité.
Parfois je me demande quel est le sens de ce que je fais. Ce que ça veut dire pour moi, avant même de considérer le profond mystère du devenir de l’univers. Je me dis que c’est le hasard qui m’a amené à faire ça, comme d’autres humains se retrouvent à incarner l’accordeur de piano, le maître nageur, le déblayeur de routes, le mannequin longiligne et ondoyant, le terroriste irréductible. Je me dis que c’est un travail comme un autre et qu’il faut bien que quelqu’un le fasse. J’aimerais essayer de faire autre chose, j’aimerais surtout pouvoir consacrer mes journées à égrener les mots les uns après les autres, à faire des processions de fourmis noires qui arrivent jusqu’à l’essence des choses, jusqu’au centre du monde. Mais je sais bien que ça ne se passe pas comme ça, je sais bien que dans la vie rien n’arrive par hasard, moins encore les métiers qui sont en réalité l’engagement d’une vie. Je sais bien que si je suis là pendant des heures à manipuler la terre, c’est parce que quelque chose en moi a besoin de son contact. Je sais bien que sans l’appel austère, mais aussi indulgent, de la terre, je me perdrais dans le néant de l’espace, comme un de ces ballons colorés qui montent dans le ciel, qui s’élèvent glorieusement vers le bleu du firmament avant d’éclater. Je sais bien que je ne pourrais pas survivre sans la terre.
À l’époque des écrans et des simulations interactives tridimensionnelles celui qui manie le pic et la pelle, qui déploie un antique mètre de menuisier et qui est là dans sa tranchée comme un forçat, comme un soldat de la Première Guerre mondiale, est désormais un être anachronique. Il est ridicule. Mon métier est de ceux qui restent plantés dans le passé et sont destinés à disparaître. Bientôt il y aura un instrument approprié, c’est évidemment à prévoir. Si personne ne l’a encore inventée, cette machine qui me remplacerait, ce n’est certes pas à cause de difficultés techniques insurmontables. Il existe des appareils qui remplissent des tâches autrement plus délicates, qui requièrent une précision bien plus grande. C’est uniquement par manque d’intérêt. Pour une raison quelconque, personne ne s’est attelé à cette invention et donc c’est à moi qu’on confie ce travail. Mon ami poète me dit que je dois être fier, qu’au moins je fais quelque chose d’utile. J’ai beau lui répéter qu’il n’en est rien et que les blessures que j’inflige à la terre ne cicatriseront jamais, lui avec son entêtement désinvolte de poète en reste convaincu. Il ne sait pas que seuls resteront ses vers incompréhensibles.
Tôt ou tard un engin qui accomplira mon travail plus vite que moi et pour moins cher sera commercialisé. Il ne le fera pas aussi bien que moi parce que même les machines les plus sophistiquées n’ont pas les intuitions qui sont celles de n’importe quel être humain, elles ne respirent pas les effluves légères des divinités. Comme toutes les machines elle crachera des enfilades de chiffres arides comme ces pointes de silex qui émergent du sable, et ces chiffres anonymes seront considérés comme plus objectifs que les miens, plus fiables. On commencera à me regarder avec méfiance, personne ne me paiera plus. De mes trous creusés avec ma sueur et décrits avec le cœur sur la main il restera à peine un souvenir distrait et puis plus rien. Moi-même, je penserai à autre chose, comme ça arrive parfois dans la vie. Ou peut-être serai-je là à repenser à chacun des trous que j’ai creusés pendant toutes ces années, avec une nostalgie coupable, parce que ces fosses me paraîtront alors complètement désuètes, inexcusables par bien des côtés. Ou peut-être je serai déjà moi-même couché dans la terre.
« Mon travail » est le premier chapitre de Autismes, un ensemble qui comprend aussi : Mon premier infarctus ; Mon éditeur ; Ma ville ; Ma sœur ; Mon organe de reproduction ; Mon beau-père ; Mon fils ; Mon caca ; Poissons pêchés ; Thérapie de la copulation ; Ma patrie fugitive ; Mon meilleur ami ; Mon premier éditeur ; Mes promenades ; Mon testament biologique.
Giacomo Sartori est membre du collectif ami nazioneindiana. Plus sur ce collectif, ici.
Giacomo Sartori a publié :
Insupportable, 10|18, 2002
Anatomie de la bataille, Philippe Rey, 2008, traduction de Nathalie Bauer On peut en lire un extrait ici.
Sacrificio, Philippe Rey, 2009, traduction de Nathalie Bauer. Voir l’émission d’Olivier Barrot, « Un livre, un jour » (France 3).