Où j’ai laissé mon âme
Ils étaient silencieux à l’arrière du camion ou dans l’hélicoptère, ils ne pleuraient pas, ils ne suppliaient pas, il n’y avait plus en eux ni désir ni révolte, et ils basculaient sans un cri dans la fosse commune, ils tombaient vers la mer dans une longue chute silencieuse, ils n’avaient pas peur, je le sais parce que j’ai regardé chacun d’entre eux dans les yeux, comme je le devais mon capitaine, la mort est une affaire sérieuse mais ils n’avaient pas peur, nous leur avons rendu la mort douce, nous avons fait cela pour eux, ils me rendaient mon regard, ils voyaient mon visage et leurs yeux égaient vides, je m’en souviens très bien, on n’y trouvait aucune trace de haine, aucun jugement, aucune nostalgie, on n’y trouvait plus rien si ce n’est peut-être la paix et le soulagement d’être enfin libérés car grâce à nous, mon capitaine, aucun d’eux ne pouvait plus ignorer que le corps est un tombeau.
Jérôme Ferrari dans Où j’ai laissé mon âme, ed. Actes Sud.