Pedro Kadivar | Dix-neuvième nuit d’été
D’interminables ruines ornaient éternellement ma pensée autrefois, de sorte qu’elle était une traversée silencieuse de routes bordées de bouts de forteresses, éclats de murs, portes et tours de pierre, fragments épars de corps humains, soldats en déroute de guerres anciennes qui n’en sont jamais revenus, bouts de cœur et de bras, bouts de pensée en vol qui respiraient encore, images ayant traversé d’autres époques, perceptions fugitives, rêves éphémères, hallucinations instantanées, relents violents de mémoire, vagues indéterminables de mers d’épreuves redoutables, événements d’esprit décisifs pour remonter la pente des morosités et entraves passagères ou durables, doigts et orteils d’homme, de femme et d’enfant, cœurs brisés d’amours sans fin. Je me voyais marcher sur une longue route dans une ville antique en ruine, le seul à arpenter ce qui formait à son époque l’artère principale d’une agglomération peuplée, aujourd’hui désertée depuis très longtemps avant même que se forme en moi la possibilité de penser. Une route qui n’était sans doute pas sans fin mais qui le paraissait par sa longueur et sur laquelle j’étais toujours irrémédiablement seul, marchant dans ma pensée en moi-même et dehors, très loin en dehors de moi, au point le plus éloigné de moi de l’autre côté de mes habitations. Je m’en souvenais très exactement après avoir pensé durant de longues heures et de plus mes chaussures étaient toujours couvertes de la poussière de ces routes. J’étais ainsi habitué à essuyer soigneusement mes chaussures après avoir longuement pensé, ce que ne jamais saisirent les rares amis intimes en compagnie desquels il m’arrivait de penser, car il faut une grande intimité pour penser en compagnie d’autrui. Peu à peu la poussière a fini par disparaître de mes chaussures et aussi les ruines qui bordaient le chemin de mes pensées. Elles finirent progressivement par s’effacer et ne resta alors plus que la route elle-même, bordée de rien, et sans bord aucun elle n’était plus une route mais l’immense désert dans lequel je marchais en pensant, et puisqu’il n’y avait désormais nulle route, nul repère, nul commencement et nulle fin, je pouvais incommensurablement errer en changeant sans cesse de direction. Débordé de joie par cette liberté nouvelle, j’entrepris une marche fulgurante aux confins de la folie avec la soif insatiable de parcourir l’immensité. Mais cette joie eut aussi son temps, relativement court, car elle ne put survivre au sentiment de solitude qui me gagnait de plus en plus et qui ouvrait la voie à une souffrance tout aussi démesurée que l’avait été ma joie au départ. Ce fut sans doute, malgré la fulgurance du début, le temps le plus douloureux de ma pensée, des années d’une souffrance incomparable qui ne se laissait pas formuler sur-le-champ même auprès de mes amis les plus intimes, lesquels finirent par m’abandonner en me reprochant mon silence. Quelques points de verdures microscopiques apparurent lentement dans le désert de ma pensée, herbes graciles qui tracèrent timidement avec le temps un semblant de chemin. Aujourd’hui elles se sont multipliées et seront peut-être un jour des arbres. Je penserai un jour en pleine forêt.