Philippe Rahmy | Llosa vs. Onetti
Je me souviens de l’aveu de Mario Vargas Llosa, un soir, à Stockholm, un soir qu’on imagine barbouillé de neige fondue, un de ces soirs de loup où les hommes se retrouvent autour du feu pour se raconter des histoires, quelles qu’elles soient, pourvu qu’elles permettent d’oublier la nuit au-dehors, et de se serrer, là, entre amours, amis et inconnus, entre corps avides de chaleur.
Llosa porte un costume de velours, un visage de sénateur. Il parle avec une étrange voix basse, retenue, mais ferme, comme hésitant entre le confessionnal et la tribune, des livres qui ont fait d’un enfant, l’écrivain qu’on connaît, et qu’on célèbre ce soir, qui parle sous les lustres malgré le vent frisquet, ou parce que le vent ne s’arrête jamais de souffler, ni le temps de courir, parmi tous ces gens âgés, devant ce public venu pour l’entendre et pour se repaître de lui. Il commence par où commencent tous les écrivains. Par sa mère. Elle lui a donné la vie. Elle lui a donné davantage. Elle a fait entrer en lui le langage. Llosa parle des livres que sa mère lui lisait. Il raconte comment il en est venu à trouver sa propre voix à travers celle de sa mère, et comment, déployant autour de lui une constellation de livres, elle a fait naître sa vocation d’artiste. Une constellation pourtant sans surprise, aussi ordonnée et brillante que les boutons de sa veste, que ses cheveux, que ses dents au sourire d’acteur : la Bible, bien sûr, les aventures sanglantes de l’Ancien Testament, puis la longue liste des écrivains, tous immenses, peuplant le paradis de la postérité. Je me souviens précisément du jour où j’ai vu cette vidéo de Llosa. Il faisait doux. Le soleil se couchait derrière le Jura. Barre violette sur tapis de colza. Le chien de la maison grattait à la porte du jardin. Je l’ai écouté geindre. Longtemps. Je l’ai écouté faire ce bruit de Grand Nord, un râle-sifflement mêlé de fourrure et de brume, ce même bruit de tempête qui avait dû envelopper Llosa et toute la salle à ses pieds, il y a des années, à des centaines de kilomètres d’ici, mais qui avait traversé le temps et l’espace, pour retentir maintenant dans la gorge de mon chien.
Comme toujours, ma chambre était en bataille. Des assiettes, des bouteilles, des médicaments et des livres partout. Une forêt, un océan de livres partant des murs et déferlant vers le centre de la pièce où se trouvait mon lit. Mes livres sont classés par ordre d’élection. Ceux que je lis peu sont répartis à droite, à gauche, à mi-distance entre moi, et les lointaines étagères. Ils occupent l’espace pour éviter qu’il ne s’effondre sur lui-même. Livres oubliés, jamais ouverts, livres qui traînent.
Un système de ficelles reliées aux livres que j’aime par des nœuds et des baguettes, logiquement disposés autour de moi, mais aussi là-bas, sur les rayonnages, livres que j’utilise pour travailler, que j’ouvre mille fois par jour pour relancer mes phrases, ou pour les contrer, quand je sens qu’elles boitent, ce système, donc, me permet de faire coulisser toutes ces piles inutiles ou essentielles, de les manipuler à distance, de les faire venir jusqu’à moi.
Je n’avais jamais lu Llosa. J’ai téléchargé l’un de ses textes dont le titre parlait d’un autre écrivain que j’aime comme j’aime Les Fleurs de Baudelaire, Les Lumières d’août de Faulkner, W de Perec, le Journal de Kafka, les Sermons de Bossuet, Moriendo de Laporte, la poésie de Dupin, Sade, Primo Levi, et quelques créatures des profondeurs, Mobydick, bien sûr, la pieuvre de Nemo, Cthulhu, Cerbère et tous les géants, le Cyclope, Pantagruel, et Les Hymnes à la nuit de Novalis. Cet autre écrivain, c’est Juan Carlos Onetti.
Dehors, le chien continuait à gémir. Je peux dire, sans mentir, que je ne me souviens pas de cette lecture. Llosa s’efforçait de démontrer en quoi il était, lui, infiniment supérieur à celui auquel il devait tout. Onetti. Comment l’élève avait dépassé le maître, et revenait le narguer, aujourd’hui riche et célèbre, avec des airs de fausse modestie et de magnanimité appuyée. Mais peut-être disait-il autre chose ? Je ne sais pas. Il ne m’en reste rien. Voilà ce que j’appelle un livre qui traîne : un livre qui n’est pas devenu soi. Un livre demeurant livre, chose parmi les choses.
Pendant que Llosa discourait sur la gauche de mon écran, j’ai cherché Onetti sur YouTube. Une vidéo le montrait allongé dans son lit, la cigarette aux lèvres, un verre à la main. Il lui restait une dent sur le devant. Il n’avait pas d’âge. Il n’avait pas de sexe. Il était Onetti. Il était le langage. Il éructait. Il crachait. Il jurait. Il marmonnait. Il reniflait. Il se tortillait. Il ricanait. Il faisait du gringue à la journaliste en face de lui. Il ressemblait à ces gravures de sorcières suppliciées qui maudissent le pape et ses sbires quand on leur coupe les pieds et les mains. Il disait dans un espagnol d’ivresse prononcée, d’une voix douce, terriblement douce : "Llosa m’a volé toutes mes dents. Toutes sauf une !" Le chien s’est tu. J’ai éteint l’ordinateur. J’ai écouté mes livres dans l’obscurité. Aucun ne traînait nulle part. Ils me contenaient et je les contenais.