Pierre Guyotat, « en direct, à la machine »

Été 1979. La scène est à Sion, Ve siècle avant Jésus-Christ, la nuit. Envoyé du roi perse occupant, Néhémie marche entre les ruines des Murs qu’il a reçu mission de restaurer.
Ici, Le Livre s’interrompt. Faute de moyens matériels pour en assurer la suite, déjà sept siècles préparés sur notes, je l’abandonne, inachevé tel qu’il est imprimé ci-après.
Dieu s’y maintient propriétaire de l’homme dans l’éternité. Sous cette terreur, un travail d’art ne peut s’improviser. Ses lois sont celles de la révolte (une impropriété tenace : épididyme), et de la résistance : rythmiques calculées à la syllabe près, organisation et volume des signaux sonores.

Pierre Guyotat, en septembre 1983, conclut par ces phrases la préface au Livre qui va paraître chez Gallimard l’année suivante.

Coma est le récit des dix années au cours desquelles il a écrit Le Livre et Histoires de Samora Mâchel, aujourd’hui (avril 2006) encore en préparation : comment il a travaillé, dans quelles conditions physiques, matérielles et mentales, dans quelles circonstances d’espaces et de lieux il a vécu, quels paysages il a parcourus, quelles odeurs il a respirées, quelles couleurs il a remarquées, quelles personnes il a vues et revues ou dont il a fait connaissance.

Je reprends le volant et je rentre dans un espace de rêve hostile (circuits noirs, toboggans, comme des rampes, des boyaux où il faudra s’aligner sur la vitesse extrême, aérienne, de véhicules sans forme reconnaissable) avec des niveaux superposés, de grandes voies, de plaines, de bosses arides et de bois, noirs ou blancs, compacts et tirés au cordeau ; dans les canaux et les rivières, de l’eau coule comme chaude, très lourde, dans les deux sens, le ciel totalement étoilé n’est plus qu’un niveau supplémentaire, et menacé de craquer, de cette zone dans laquelle je fais avancer ma maison à créer.

Il raconte comment, à partir de la langue de départ - celle dans laquelle il a été pensé par son père et sa mère avant même d’être conçu, dans laquelle il a appris à parler, parlé, bégayé puis appris à vaincre son bégaiement :

Je dois alors dans les boutiques, aux caisses, préparer, à l’intérieur de ma gorge, la phrase de demande que je vais faire, prévoir le petit commentaire, et quoi, et comment y répondre, choisir les mots d’appui du début, du milieu et de la fin de la phrase, répéter ces paroles à plusieurs reprises, placer de telle façon ma main sur le comptoir pour appuyer l’émission de la phrase ; placer mon pied sur le sol pour exister, apparaître comme autre chose qu’un fantôme.

par-delà tous ceux qui l’emploient, naturellement, lui semble-t-il, afin de s’adresser à lui, par-delà même tout ce que cette langue désigne - objets de la vie quotidienne, observations géologiques, descriptions techniques -, il a dû construire, mot à mot, syllabe après syllabe, la langue nécessaire aux textes qu’il était en train d’écrire, celle dont il avait besoin pour « réanimer » ce qui est enfoui ou occulté du temps et de l’histoire, celle « qui grandit » avec l’auteur, disait-il à Marianne Alphant dans Explications.

L’obstacle n’était pas de l’ordre d’une distance ou d’une séparation à franchir, mais d’une empathie dont s’extraire. Empathie avec l’autre : « Je ne suis bien que lorsque je ne suis que ce qui est nécessaire pour être l’autre. » Empathie avec les objets : « Cet isolement, le mépris dans quoi on tient ces objets vides et sans usage me remplissent d’une compassion égale et même par moments supérieure, de raison et de cœur, à celle que j’éprouve pour les humains et ceux qu’on nomme animaux. » Empathie avec ce qui n’est pas soi, tout ce qui n’est pas soi, surtout pas soi.
Cet état continuel, non pas désiré mais éprouvé, de dépossession de soi, de renoncement au profit de l’existence de tout autre, va mener Pierre Guyotat, par une ascèse qui n’est pas loin d’évoquer une traversée de la mort, à se déprendre peu à peu de son corps, perceptions des limites et sensations organiques, à ne plus s’alimenter ni dormir ou : comment s’effacer, se ravaler jusqu’au dernier souffle, celui grâce auquel, dans un ultime arrachement, une première apostrophe, sa propre gorge le (re)mettra au monde.

Ces années-là il se déplace beaucoup en France, le plus souvent à bord d’une camionnette qu’il a aménagée en « maison à créer » et qu’il gare près de la maison d’amis qui l’accueillent, de frères et de sœurs qui veillent sur lui. Il fait un voyage en Italie du Sud. Il vit aussi à Paris, dans un studio du XIVe arrondissement. Il travaille. Il fréquente le quartier de la Goutte d’Or, se rend sur des chantiers la nuit, dans des immeubles à l’abandon. Il enregistre un fragment du Livre pendant l’été 79. Il est admis régulièrement dans des services hospitaliers. Il voit les ténèbres persistantes, l’envers d’une ville qui se veut de lumière et de modernité.
Et pendant tout ce temps il écrit.
Les figures et leurs noms qui le traversent, les traces antiques qu’il perçoit sous chaque pierre, les scènes de guerre, d’étreintes, de mises en esclavage, la multiplication des corps, leur beauté qui perdure sous les contraintes comme la violence sous les sourires, cette plongée dans une histoire du monde qui fait le grand écart entre un corps et l’humanité occupe avec de plus en plus de précision le terrain de la réalité, jusqu’à susciter les hallucinations et la perte de soi qui le conduisent au coma de décembre 1981, cependant que, au même moment, Antoine Vitez met en scène Tombeau pour cinq cent mille soldats au théâtre de Chaillot.

Le mouvement des graphiques sur les écrans des appareils branchés à mon cœur et à mon cerveau figurent à mes yeux qui se rouvrent avec peine, tant les muscles des paupières ont fondu, le tracé, la preuve de mes trajectoires historiques. Tout s’accomplit de ce dont, dans l’année, j’ai souffert la prémonition.

C’est dans le mouvement même par lequel il s’évide et se creuse que, substituant à soi les deux cents pages du Livre et les Histoires de Samora Mâchel, Pierre Guyotat met au jour, acceptant presque à corps défendant, épousant les ressources les plus intimes de sa présence au monde, l’aventure inévitable mais commune de toute existence en proie au temps et à la parole, ce pourquoi nous le lisons.


Coma, grand récit d’introspection et de lucidité, vient de paraître au Mercure de France, dans la belle collection Traits et Portraits que dirige Colette Fellous.
Il est accompagné de « quelques-unes des images qui nous ont formés, enfants, mes sœurs et frères et moi » (P.G.) : Jeune déporté devant un camarade carbonisé, Danseuse nue devant des officiers allemands, Jeune acteur indien en Mowgli dans Le Livre de la jungle (Zoltan Korda, 1942), L’arbre aux pendus, gravure de Jacques Callot, Ingrid Bergman dans le Jeanne d’Arc de Victor Fleming (1948), l’Africaine à demi nue d’une publicité pour La France d’outre-mer (Historia, mars 1954), des Indiens d’Amazonie (revue Réalités, années 50) et « d’autres images » : Le Martyre des saints Cosme et Damien de Fra Angelico, Hallelujah de King Vidor (1929), Lilian Gish dans Le Vent de Victor Sjöström (1928).


Coma s’inscrit dans la lignée autobiographique de Vivre (Denoël, collection L’Infini, 1984), Explications (Léo Scheer, 2000), Carnets de bord 1, 1962-1969 (Lignes et Manifestes, 2005), qui accompagnent régulièrement la publication de ses romans.
On rappelle l’indispensable Pierre Guyotat, essai biographique (Léo Scheer, 2005) que lui a consacré Catherine Brun.
De Pierre Guyotat, sont à paraître : Carnets de bord 2, 1969-1974 aux éditions Lignes ; en préparation : Progénitures, troisième partie, Histoires de Samora Mâchel, Bivouac (théâtre), Labyrinthe.


Dossier Pierre Guyotat sur remue.net.

Dominique Dussidour

25 avril 2006
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