Pierre Ouellet | Au-delà des fins [1]
Antoine Volodine, dans Vociférations, prend le relais de Fin de partie en déclarant et déclamant dans une quasi-euphorie :
73. En cas de malheur, ne te réincarne pas à la va-vite ! […]
76. En cas de malheur, ouvre ta gourde lacrymale et attends la suite !
77. Si le malheur survient, n’agonise qu’à bon escient !
78. Marche à pas menus vers l’amie évanouie ! […]
82. Si l’amie évanouie t’accorde la vie sauve, suspends-toi à tes propres os et attends !
83. Si le malheur t’accorde la vie sauve, pends-toi à tes propres os et attends la suite ! [1]
Voilà le sort de l’Homme : rester suspendu à sa propre fin en attendant la suite, n’être sauvé qu’en se pendant à ses propres os. La fin n’est plus une fin en soi, mais un moyen… d’aller au-delà, « en attendant la suite », tout en restant dedans la fin, pendant la fin, « pendu ou suspendu à elle ». De Beckett à Volodine – puis à Céline Minard et Patrick Chatelier dont je vais parler plus loin – la fin change de fin, si je puis dire, puisqu’elle n’est plus un but ou une butée, un point de destination, un point oméga vers lequel on va, tragiquement, fatalement, mais un début, un point alpha, un point zéro d’où tout repart même s’il s’agit d’un grand départ, parfois, où « agoniser à bon escient », entrer dans le Bardo ou l’espace noir dans lequel « ça va finir, ça va peut-être finir » mais à l’infini, comme si l’homme ne pouvait se réincarner qu’en ce lieu désincarné ou décharné de la Fin à jamais prolongée, où l’on se suspend à ses propres os, où l’on marche à pas menus comme des spectres et des fantômes dans le tunnel interminable de l’après-vie.
Lapsus tempi
Durablement hantés par la finitude de notre existence, par la finalité de notre histoire, nous ne parlons plus, selon une tradition millénariste, de la fin du monde mais, dans une orientation beaucoup plus messianiste, du monde de la fin : on n’a plus tant l’impression de sortir du monde que d’entrer dans cette fin, d’y pénétrer en profondeur comme dans un lieu d’après le monde, d’après l’Histoire, d’après l’Humain… On glisse vers un eskhaton qui n’est plus tant une limite, au-delà de laquelle on tombe dans le néant, qu’une orée, un horizon, une lisière par-delà lesquels se trouve ou se découvre un nouveau continent… Un continent noir, certes – un continent flottant, sans cesse à la dérive comme l’horizon dont il incarne non tant la ligne, mince, fuyante, fictive, que l’espace à n dimensions qu’il dissimule –, mais un Nouveau Monde quand même, une autre réalité, qui n’a rien de « continental » au sens propre, puisque c’est un monde qui ne « tient pas ensemble », qui ne « se contient plus », sans contenance ni contenu, qui nous dé-contenance, en fait, devenu d’un coup notre « lieu commun » hors du commun, notre sol létal plus que natal, où l’on marche comme sur des eaux, un archipel mobile dont chaque îlot aurait la taille d’un de nos pas, séparés l’un de l’autre par la largeur d’un saut, toujours périlleux.
Nous sommes les nouveaux Colomb : nous nous élançons dans le temps comme il s’est lancé sur la Pinta dans l’espace vague des océans sans savoir ce qu’il trouverait au bout, peut-être la fin, sa propre fin ou celle du monde, du monde connu, du monde ancien, sauf que nous savons, nous, que nous ne trouverons rien, pas de monde, pas de terre ferme, parce que c’est précisément dans la fin que nous nous jetons et nous nous projetons, dans ce « Rien » qu’elle est… au bout du temps humain, comme l’abîme du bout du monde représentait le « Néant » dans l’espace précolombien. Bref, nous n’allons plus vers la fin, nous vivons désormais en son sein, en son milieu, qui sans cesse croît, comme le désert selon Nietzsche, s’élargissant autour de nous comme si elle avait une véritable extension, à l’instar de tout espace, même s’il s’agit d’un « espace de temps » dans lequel on se tient au bord, toujours, à la frontière, à la limite, borderline, disent les Anglais, qui savent la folie que c’est de vivre en équilibre sur un « laps » de temps qui est tout entier lapsus, chute ou rechute dans le hors-temps, comme si chaque instant était « relaps » d’un temps hérétique, erratique, manquant, dans lequel il « retombe » et nous entraîne avec lui.
Carbure-t-on au Principe Désespérance, peut-on alors se demander, paraphrasant Ernst Bloch ?... Lui qui écrit : « Ce n’est pas pour les temps meilleurs que l’on menait le combat mais pour la fin de tous les temps », pour « l’irruption du Royaume [2] », précise-t-il, en bon lecteur de Rosenzweig, de Scholem, de Benjamin, c’est-à-dire en bon messianiste, professant un messianisme sans Messie, toutefois, un Royaume sans roi, « un Royaume de Dieu sans Dieu », écrit Michael Löwy, « un Royaume qui renverse le Seigneur du monde installé dans son trône céleste et le remplace par une …˜démocratie mystique’ [3] », soit un Dernier royaume au sens de Pascal Quignard : le royaume des derniers, des derniers venus ou des derniers arrivés, des « parias » selon Benjamin, des « sous-hommes » selon Volodine. Le règne de la fin sans fin – du Temps sans temps, du Lieu sans lieu, du Dieu sans dieu –, voilà le rêve réalisé de toute utopie, qu’elle soit positive ou négative, édénique ou infernale : là rien ne règne sur rien… c’est un royaume sans sujet ni souverain, où seule règne la Fin, partout et en tout temps. Un royaume « divin » régi par le seul dèmos messianique, non pas par quelque daimon millénariste, c’est-à-dire par la seule démocratie révélée, non pas par quelque théocratie rédemptrice au sens dogmatique ou doctrinal du terme.
Dans le monde de la fin, Dieu est un verbe, un adjectif, une interjection, comme les aime Antoine Volodine dans ses Vociférations, jamais un nom ou un substantif, qui désigne une chose ou une personne. Dieu est épithétique : ni thèse, ni hypothèse, il est epi-, « sur », « au-dessus », de toute thèsis, de « ce qui tient et se tient », il plane sur tout, agissant à distance, comme s’il n’y était pour rien. L’épithète Dieu désigne ainsi la qualité d’un acte de parole, la propriété qui donne vie à un acte de langage omnipotent, omniprésent, comparable à la prière, par exemple, cette forme sacrée de l’injonction – prière de faire ceci, prière de faire cela… – qui ne vise pas, toutefois, l’atteinte d’un but précis – obtenir telle faveur, telle grâce –, mais sécrète en chaque mot qu’elle émet une puissance « divine » grâce à laquelle on échappe au temps humain, une force ou une vertu superlative qui émane de nos poumons telle une « âme » tangible, capable de franchir toutes les frontières de l’espace et du temps, de « voyager dans la douleur », écrit Volodine, plutôt que dans le futur ou dans le passé, d’atteindre le « dernier Royaume », ce sur-monde des sous-hommes où la mort est reine, où la fin prime, qui met un terme à la souffrance par la vengeance du Temps contre le temps, la rédemption de l’Histoire par son au-delà, l’éternité vécue heure par heure qu’il appelle aussi, dans Nos animaux préférés, « le ciel péniblement infini [4] ». Ce « ciel » incarne le règne de l’araigne, l’un de ses « animaux préférés », son totem étant l’araignée qui tisse sa toile telle une citée… tout entière sortie de sa bouche en un narrat, un romance, une entrevoûte, un peu de bile, de bave, de salive solidifiées, un lien de souffle tressé serré. C’est le règne de l’a-régné, de l’a-régnant, où seule la privation de tout pouvoir, cette ascèse, cette anachorèse, donne réellement de la puissance, de la virtus, de la vertu :
18. Ferme en toi le museau vif, apprends l’aragne !
19. En toi seule l’aragne vive mérite qu’on l’oublie !
20. Celle qui ouvre en toi le museau vif, regarde-la, oublie-la !
Le post-exotisme est un ana-chorétisme, profane et militant : les deux termes découlent du même mot, chora, issu du verbe choreô qui veut dire « déplacer » : « après » (post-) ou « de côté » (ana-). On va vers l’après comme on va vers le retrait : on se tire et se retire… dans la fin du monde ou le monde de la fin, dans l’utopie ou l’Ur-topos le plus archaïque et le plus eschatologique en même temps, parce que l’extrême est notre seul « milieu », lieu hors lieu de l’araigne sans règne, temps hors temps du non-règne le plus puissant, qu’il s’appelle Dieu ou n’importe comment.
Ernst Bloch décrit « l’esprit d’utopie » et le « principe espérance » qui le sous-tend – même dans les situations les plus désespérées, où chacun essaie d’accélérer la venue de la Fin, seul Messie qu’on puisse encore prier, appeler, interpeller – comme « la découverte de l’avenir dans les aspirations du passé sous forme de promesse non accomplie [5] ». Ainsi « les barrières dressées entre l’avenir et le passé s’effondrent d’elles-mêmes, dit-il, de l’avenir non devenu devient visible dans le passé, tandis que du passé vengé et recueilli comme un héritage […] devient visible dans l’avenir. [6] » Voilà les temps tête-bêche : passé, avenir, présent sens dessus dessous, origines et fin en un périlleux tête-à-queue, comme dans le dernier roman d’Alain Fleischer, cet autre prophète contemporain de la fin sans fin du temps humain, qui écrit aux dernières pages d’Imitation :
Je suis envahi par une mélancolie de la dernière fois [on pourrait dire aussi une « fantasmagorie de la première fois »], et je flotte dans un temps sans repère. Il me semble avoir rêvé cela : qu’une musique sublime [une écriture aussi] échappe à la loi du temps ordinaire et instaure sa propre temporalité infinie. Tout est là derrière nous et devant nous, entre la dernière et la première fois. Et tout s’inverse : normalement, la dernière fois vient après la première, et maintenant la dernière fois est derrière nous, et la première devant [7].
L’avenir le plus lointain, la « fin des temps », devient la réalisation différée d’une promesse non tenue par le présent mais secrètement formulée depuis le passé le plus ancien, depuis la « nuit des temps », donc, depuis les commencements, aussi obscurs que peut l’être le futur, aussi peu sûrs, non encore révélés, non encore dévoilés. Les deux, l’avenir lointain comme le passé ancien, sont des temps repliés sur eux-mêmes, retirés en eux, dans le hors-temps qui les constitue, dans le temple sacré de l’Avant et de l’Après, puisque l’origine et la fin, en tant qu’extrémités, ont toutes deux un bord qui touche à l’éternité, une face tournée vers autre chose que l’Histoire, vers autre chose que le Monde, d’où vient qu’elles sont les figures les plus prégnantes de l’utopie ou de l’uchronie, les traces d’une brusque sortie hors de la Présence, l’empreinte du post- et de l’ex-otisme, de l’ana-chorétisme, ces élans ou emportements hors de soi, ces soulèvements par-dessus les frontières spatiales et temporelles : `
1. Avance jusqu’au seizième sanglot !
2. Avance avec ou sans les mains ridées ! […]
5. Avec fracas avance jusqu’au sanglot number seize !
6. Avance sans les épaules !
7. Avance avec fracas sans le cœur qui bat !
8. Atteins le seizième sanglot et éteins-le !
clame et réclame le Vociférateur, qui souhaite qu’on fasse le dernier pas, le pas au-delà, le bond dans le vide, le saut dans le noir… Chaque vers s’écrie Avance ! quand il n’y a rien devant : on arrive au bout, au bout de la ligne à tout moment, et on retombe au vers suivant, dans un laps de temps ou un lapsus chronique où l’on ne va jamais que de fin en fin depuis les commencements.
Forcer la fin
On a cru que la fin de l’Histoire, la fin de l’Homme et la fin du Monde relevaient d’une sorte d’effet domino déclenché par la fin des Utopies, alors qu’il semble au contraire qu’elles prolongent à leur manière les Utopies de la fin qui règnent dans nos mémoires et notre imaginaire depuis fort longtemps. Le messianisme relancé au début du XXe siècle par les penseurs juifs hétérodoxes d’Europe centrale, comme Rosenzweig, Scholem, Benjamin, Block et Taubes, à partir d’une relecture moderne, de nature marxiste, phénoménologique ou herméneutique, de la tradition kabbalistique la plus ancienne, représente sans aucun doute l’un des courants de fond qui permettent le mieux de comprendre les nouvelles poétiques de la Fin qui ont émergées depuis vingt ans, de L’animal temps de Valère Novarina aux Onze rêves de suie d’Antoine Volodine (alias Manuela Draeger) en passant par Prolongations d’Alain Fleischer et Le dernier royaume de Pascal Quignard. Le temps messianique s’oppose au temps historique et à l’idéologie du Progrès formulée depuis les Lumières par le rationalisme et le positivisme : il substitue le « final » au « causal », non pas au sens où le telos, la « fin attendue », orienterait depuis toujours l’enchaînement des causes et des effets, selon l’acception hégélienne d’un progrès historique tendu vers l’Absolu, mais au sens où l’appel quotidien de la Fin, même dans cette prière profane qu’est le poème ou le roman modernes, ne vise pas tant à transformer l’aujourd’hui en éternité mais, au contraire, à transmuter l’éternité elle-même en aujourd’hui. Il ne consiste donc pas à aller vers la fin mais à faire venir la fin à soi, ici, maintenant, à tirer cette fin vers le présent pour que celui-ci devienne présence de la fin, qu’on peut appeler « éternité », dans le sens étymologique d’aeviternus, où le préfixe aevum désigne une temporalité sans limite… hors temps, donc, puisque le temps est limes, lignes, barres, frontières, bref, heures, ans, siècles, ou encore dates, périodes, époques.
Franz Rosenzweig écrit dans L’Étoile de la Rédemption : « il faut accélérer la venue de l’éternité, il faut toujours qu’elle puisse venir déjà …˜aujourd’hui’ ; c’est seulement par là qu’elle est éternité. S’il n’existe pas de telle force, s’il n’existe pas une prière qui puisse hâter la venue du Royaume, il ne viendra pas éternellement – au contraire ; éternellement, il ne viendra pas [8]. » L’un des chapitres de son livre s’intitule « Forcer le Royaume [9] » : hâter la Fin, donc, non seulement en l’appelant de toutes ses forces, celle de la prière pour le croyant, celle du poème ou du récit pour l’écrivain, mais en faisant de sa parole, de son souffle ou de son inspiration, l’événement transformateur de l’éternité en une « chose proche », dit-il, pour que « l’aujourd’hui devenu éternité corresponde à […] un …˜maintenant’ sans fin […], qui ne passe pas [10] ». Il poursuit toutefois sa réflexion en se demandant si l’aujourd’hui « ne s’évanouit pas, comme tous les instants, à la vitesse d’une flèche », de sorte que « l’instant que nous cherchons doit nécessairement, au moment où il vient à s’évanouir, renaître au même instant, alors qu’il passe il doit déjà recommencer ; son effacement doit être en même temps une résurrection [11] », bref, sa fin doit être un jaillissement, une revenance, une résurgence. Quand on vit à demeure dans le monde de la fin, dans le royaume où rien ne règne sur rien, pas même la cause sur ses effets ou la finalité sur ses prémisses, il faut que la force transformatrice qui appelle cette fin à tout moment pour qu’elle s’incarne en un maintenant qui ne passe plus, n’étant ni histoire ni progrès, appelle également, d’un seul et même souffle, dans cette fin même, dans cet achèvement ou cet accomplissement de tout, une puissance de jaillissement ou de surgissement qui fasse du Royaume non pas le lieu d’une temporalité morte, neutre, amorphe, comme celle qu’imagine le rationalisme scientifique ou historique, mais l’espace sans limite d’une energeïa ou d’une dunamis grâce à laquelle il se régénère à chaque instant, constituant ainsi une éternité vivante ou une vie éternelle réellement habitée, comme celle que Gershom Scholem appelle de tous ses vœux en disant que « la rédemption », cet autre nom du Royaume de la fin, « est le surgissement d’une transcendance au-dessus de l’histoire, la projection d’un jet de lumière à partir d’une source extérieure à l’histoire [12] ».
Ce surgissement d’une source, cette projection d’un jet, la prière l’assume pour le croyant, mais dans le monde profane ou sécularisé que notre époque incarne il ne peut être assuré que par la parole-témoin, le poème ou le récit, l’entrevoûte ou le narrat, cet « avertisseur d’incendie », comme dit Walter Benjamin dans Sens unique [13], cette alarme verbale que le vociférateur fait sonner pour hâter la fin, pour forcer le dernier royaume, le règne d’après où seul l’après règne… Les vociférations d’Antoine Volodine, comme les constructions imaginaires d’Alain Fleischer, les petits traités de Pascal Quignard ou le théâtre de parole de Valère Novarina sont des textes-témoins en ce sens-là du « témoignage » : des lampes-témoins ou des témoins lumineux qui assurent la projection d’un jet de lumière ou le surgissement d’une transcendance au-dessus de l’Histoire, qui en éclaire la fin comme l’origine, qui illumine la fin de son Règne en ouvrant la porte sur un autre temps. L’aura des mots, dans cet éclat verbal foudroyant le monde et son histoire pour nous alerter devant la fin qui vient, confère aux langues le pouvoir secret de la prière sinon de la prophétie, où elles ne servent plus tant à désigner le réel ou à le signifier qu’à le signer, à le marquer d’une croix, à y laisser une marque, profonde, ineffaçable, en signalant par la force de leurs chants les vertus ou les virtualités que le réel recèle, dont seul le passage à la limite ou la poussée vers les extrêmes peut être l’entière révélation : c’est en cela seulement que le langage, bien plus que l’Homme ou quelque Dieu, peut être messianique, annonciateur, par le chant du cygne qu’il fait entendre en chaque mot et en chaque silence, du monde de la fin où le monde se révèle à lui-même en se rédimant, se rachetant, se sauvant – de lui et en lui – par le rappel incessant de son premier cri dans ses derniers gémissements.
Scholem disait que « l’humanité messianique parlera en hymnes [14] », c’est-à-dire que l’« onction » qui marque le Mâschiakh, comme on dit en hébreux, ou le Meschikhâ, comme on dit en araméen, soit le Messie, qui veut dire « l’Oint », celui qui a été sacré et consacré par les huiles saintes, s’appliquera désormais à la seule parole, non pas qu’elle devient « onctueuse » au sens commun du mot mais unctio au sens originaire, action de frotter, de masser, d’enduire, « friction » au sens fort, seule véritable mission de cet émissaire ou de cet envoyé qu’aucun Dieu ni Fils de Dieu n’incarne plus, dont le rôle est tout entier dévolu à la Voix, énonciatrice et dénonciatrice de ce qui vient, du Royaume de la fin, qu’elle appelle maintenant. D’où le style prophétique et apocalyptique de tant de textes contemporains, qui énoncent la fin plutôt qu’ils ne l’annoncent seulement, qui la « prononcent » comme dans un rite ou un office, la sacre et la consacre : voici la Fin, ceci est la Fin, comme on disait jadis Voici l’homme ou Ceci est mon corps, ceci est mon sang, énoncés performatifs par excellence, « transformatifs » à tout le moins, grâce auxquels ce qui est dit est plus que dit – il s’accomplit !
L’oint des langues
La parole onctuelle, le verbe oignant ce qu’il dit plutôt qu’il ne l’écrit, la langue frictionnant le réel, frottant les choses les unes contre les autres pour qu’en jaillisse une étincelle, qui nous éclaire et nous réchauffe dans la nuit noire où nous sommes plongés, la voix massant ce qu’elle profère ou vocifère afin qu’il gagne en force et puisse ainsi appeler toujours plus haut l’ultime royaume où la parole régnera, voilà l’unique mission du poème de la fin ou du roman ultime, de la post-littérature au sens radical du terme, qui pousse la littérarité à bout, l’entraîne au delà de sa fin, l’enjoint à dépasser ses propres frontières, en incarnant ici et maintenant le Temps de la fin ou le Dernier royaume qui nous « sauve » de l’Histoire… tout en « sauvegardant » son héritage, depuis ses origines les plus lointaines, puisque, comme nous le dit Löwy en paraphrasant Benjamin, « la nostalgie du monde communautaire disparu [qu’on appelait aussi le …˜communisme primitif’], la mélancolie face aux destructions apportées par la modernité deviennent […] une énergie critique et subversive, investie dans l’espérance utopique et messianique et dans le combat révolutionnaire pour l’avenir émancipé [15] », libéré de l’Histoire, projeté dans un autre temps, découvrant un nouveau règne, l’ultime venue de la Fin des Fins…
C’est là le programme du post-exotisme volodinien, qui sort de la Littérature pour entrer par effraction dans la parole révélée à elle-même, dans la révélation du temps au temps que Benjamin appelle « le temps rédimé », les victimes de l’Histoire vengées par plus fort que l’Histoire, dans l’éternité recouvrée de la fin comme résurgence du temps originaire, ce « surgissement d’une transcendance au-dessus de l’Histoire », nous dit Scholem, cette « projection d’un jet de voix ou de lumière à partir d’une source extérieure à l’histoire », dit-il encore, antérieure au temps lui-même, en fait, dont les extrêmes se rejoignent ou les pôles s’étreignent. « La nostalgie, mère du renouveau », écrit toujours Scholem, rejoignant la pensée de son ami Benjamin pour qui « l’idée de correspondance [chère à Baudelaire] est l’utopie par laquelle un paradis perdu apparaît projeté dans l’avenir [16] » et même au-delà, jusque dans la fin des temps, puisque « l’interruption messianique de l’Histoire », comme il dit, n’est pas le fait d’un simple retour au passé mais d’un authentique détour par les origines perdues qui n’ont jamais cessé de nous hanter, comme le « Jadis » quignardien , et dont la « revenance » ou la « résurgence » plus ou moins spectrale ou fantomale pave la voie au « monde de la fin », aux Enfers fabuleux [17], dirait Volodine, plutôt qu’aux « Paradis perdus » mystérieusement revenus, au Dernier monde, dirait Céline Minard, celui où règne la Bastard Battle [18], écrit-elle encore, cette « bataille bâtarde » que notre Histoire semble devenue.
[1] Antoine Volodine, Vociférations, inédit.
[2] Ernst Bloch, Symbole : Les Juifs, trad. par Raphaëlle Lellouche, Paris, Éditions de l’Éclat, 2009. (C’est moi qui souligne.)
[3] Michael Löwy, Juifs hétérodoxes. Romantisme, messianisme, utopie, Paris, Éditions de l’Éclat, 2010, p. 142. La dernière expression, « démocratie mystique », est de Block lui-même.
[4] Voir Antoine Volodine, Nos animaux préférés, Paris, Seuil, 2006.
[5] Selon l’expression de Michael Löwy dans Juifs hétérodoxes, op. cit., p. 141.
[6] Ernst Bloch, Le Principe Espérance, Paris, Gallimard, 1976, vol. I, p. 15.
[7] Alain Fleischer, Imitation, Arles, Actes Sud, 2010, p. 337. (C’est moi qui souligne.)
[8] Franz Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption, p. 404. (C’est moi qui souligne.)
[9] Ibid., p. 373.
[10] Ibid., p. 405.
[11] Ibid.
[12] Gershom Scholem, Le Messianisme juif. Essais sur la spiritualité du judaïsme, Paris, Calmann-Lévy, 19774, p. 37-38. (C’est moi qui souligne.)
[13] Walter Benjamin, Sens unique, Paris, Lettres nouvelles/ Maurice Nadeau, 1978, p. 205-06.
[14] Cité par Michael Löwy, op. cit., p. 128. (tiré de « Lyryk des Kabbala ? », trad. par Marc de Launay, dans Gershom Scholem, Paris, Cahier de l’Herne, 2009, p. 103-118).
[15] Michael Löwy, op. cit., p. 123.
[16] Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. par J. Lacoste, Paris, Payot, 1983, p. 191.
[17] Antoine Volodine, Des enfers fabuleux, Paris, Denoël, 1988 (réédité en 2003).
[18] Céline Minard, Le Dernier Monde, Paris, Denoël, 2007, et Bastard Battle, Paris. Léo Scheer, 2009.