12- Poète de garde aux Langagières 2001

Poète de garde

Donc on m’a dit : veux-tu faire le " poète de garde " ?
Spontanément, j’ai répondu " oui ".
Et puis - l’enchaînement n’est pas des plus sages - j’ai réfléchi.
Et voici la conclusion : pour moi, ce ne sera pas être " poète gardien " : il n’y a pas de temple à garder.
De toute façon, je ne me sentirais pas à l’aise dans cette fonction, ou pose, conservatrices, même avec la bénédiction de René Char qui se voulait, je crois me souvenir, " conservateur des infinis visages du vivant "...
Du reste : que faudrait-il " garder " ici qui ne soit constamment défendu par l’amour avec lequel tous les comédiens, animateurs, acteurs dans ce lieu ne cessent d’entourer la langue, ses usagers, ses praticiens...
Poète de " mégarde " me conviendrait mieux, s’il est vrai que c’est dans le défaut, la faille, l’interdit de la langue, que travaille le poète, non pas exactement pour y jouer, mais bien plutôt pour la subvertir, la faire boiter, la faire sortir de ses gonds, - y mettre le feu. Quand du moins il a les reins pour...
Garder, c’est plutôt le fait des institutions. Je les connais bien pour avoir, comme dit Rimbaud à Izambard " roulé dans la bonne ornière " trente-sept ans et demi : " Vous êtes dans les corps enseignants, vous roulez dans la bonne ornière. "
Mais là même, j’ai voulu être un poète qui enseignait ; et non l’inverse : un enseignant qui serait poète à l’occasion.
Comme poète, j’étais dans la mégarde ; comme enseignant, dans la garde. Schizophrénie...
Voici ce dont je voudrais témoigner, dans ces quelques jours : que la langue du poète est un outil de liberté ; or le premier geste d’affranchissement en ce domaine est un geste d’effraction, et souvent celui d’une posture iconoclaste. Ce geste-là, paradoxalement, il refuse la maîtrise ; il accepte de prendre le parti de la fragilité ; il se risque et s’expose.
Donc, que faire, tous ces jours, pour être de garde sans jouer au chien de garde...
Je propose d’abord de faire lecture. C’est un projet bien prétentieux dans un lieu tel que celui-ci... Mais enfin. Ce sera montrer comment poètes et écrivains se saisissent de la langue comme d’un levier pour mettre à la question à leur façon, irrévérencieuse, humoristique, grave ou pathétique, ce que la langue commune, on dira la prose, met tout son soin à maintenir raisonnable et conforme.
Appelons cela Les garde-fous du poète ; non pas tant pour dire qu’il se garde de tomber. Plutôt pour dire qu’il se garde des fous, qui ne sont pas ceux auxquels on pense naturellement.
Et l’on tiendra, promis, chronique des faits de langue au jour le jour. * 


Jeudi 6/12Carte blanche à André Tavernier.
De toute façon, langage scénaristique ou écriture, on sera d’accord : la frappe juste " n’a rien à voir avec les procédés techniques ". Le juste est ailleurs, " Alexandre pleure lorsqu’il voit que deux images collées ensemble font du sens ". L’important, c’est la suture entre les deux. Nous, on dira : ce qui se trame sous la langue, dans l’interdit. Alexandre pleure, et Michon voit sangloter Rimbaud à Roche au temps de la moisson parce que " la phrase juste le pousse furieusement dans le dos ", comme si les dieux étaient présents ; mais ils n’y sont plus. A moins que ne l’ait envahi la " ferrea vox " - antérieure à tout. Celle qui vient de l’entre- deux, où Alexandre a mis la colle.
Et que tous les projets, avant-projets et plans se modifient pendant le montage, c’est la loi de la création. ( Il n’y a que cette coquette de Racine pour affirmer qu’une fois le plan de la tragédie fait, le reste vient tout seul...)
Rien ne se fait qu’au présent de l’écriture, dit Claude Simon, qui monte ses romans comme des films. Il le dit à Stockholm.
Et encore Camoin : " Je mets la toile devant le modèle, je mélange les couleurs, et après le reste ne me regarde plus. " (Ou c’est cela qu’il voulait dire, Racine ?)
Des Langagières, retenir à nouveau ceci : on peut pleurer quand on voit que deux images font sens. Il faut savoir garder possible l’enchantement de ces pleurs-là.

Même jour, 21 heures.
C’est la faute à Velter, c’est la faute à Rouzeau.
De Valérie Rouzeau à André Velter, d’une parole l’autre, c’est d’un même souffle que ça vient.
Cette façon qu’elle a de ne jamais interrompre le flux des mots qui s’entrechoquent dans ce qu’on pourrait croire des jeux - n’était que c’est sa vie qui se donne et se joue dans une parole sans fin, laquelle avoue, et sa fragilité (la voix elle -même, on dirait qu’elle va se briser) et sa force : comment elle est le contrepoint dynamique des arpèges lancés par le piano, ou du lamento de la trompette de Philippe Leygnac.
Et j’ai aimé aussi que dans tout ce charroi si simple la poésie la plus ancienne soit convoquée comme partenaire, comme autre de la parole, François, Arthur, Guillaume, tandis qu’elle, Valérie, " tient son agenda de Pénélope ". Toujours à coudre et à découdre.
Telle est la poésie.
Et de lui - " La voix commence de ce côté où l’âme nous viendrait à la bouche " - j’ai aimé comme il témoigne avant tout, dressant cette voix sur des terres abandonnées. Fraternelle. Impatiente. Rythmant cette impatience avec audace. Affirmant (contre les Surréalistes) comment on n’a pas compris Rimbaud quand on n’a pas vu qu’il était jusqu’au bout fidèle.
Fidèle, Velter, il me semble, lui aussi à cette fidélité-là qui veut qu’écrire engage une vie. (et alors, ne plus écrire, ce serait tout comme.)
Pourvu qu’on ne triche pas.
Il y a les tricheurs et les traîtres, disait Deleuze.
Voyez de quel côté " fautent " ces deux-là.

Vendredi 7
Antunes, Joyce, Jouffroy, SarrauteAlors, avec Antonio Lobo Antunes lu avec une passion maîtrisée par Jean-Michel Guérin, c’est le même irrépressible étalement de la phrase qui se continue. Eh bien, s’il fallait garder quelque chose, ce serait cela : l’épanchement. Qu’on avait déjà dans le recto-tono de Rouzeau, et qui va se poursuivre avec Joyce, et avec Absolüt Vocal. (Pas de mots, oui, mais la joie de lancer, dansante, la voix nue. La voix de gorge, proche du râle, du plaisir, de la tendresse ou de la colère.) Soit : garder cette ouverture de la parole ininterrompue, qui soudain est origine du temps. Alors qu’à la ville sérieuse, c’est tout le contraire. La voix y est coincée entre les heures. Personne n’y danse sa joie ou son malheur.
Antunes ne cesse de dire l’enfer, il désigne le " bout de la nuit " de cette ville " sans nuit " qu’est Lisbonne ; ou encore la nuit qu’est toute vie malheureuse, à chercher cependant " l’autre dans l’ombre, espérant que son sourire éclairera l’oreiller " ; dressant ces figures à la Fellini, lui-même animé, comme son héros, de cette " lucidité sans amertume " qui lui " tient lieu d’allégresse ". Ne cessant d’être lucide, il éclaire, comme dit le mot. Il éclaire notre nuit, fraternel.
Le rythme de la parole sans fin rejoint ou réinvente cette autre parole sans fin que constitue chacune de nos vies, et qu’on étouffe souvent au profit de ce qu’on croit être vivre.
Et c’est le charme de cette voix tout intérieure de Lucie Boscher, et d’autant plus séductrice qu’elle dit l’impudeur de Joyce, et soutenue et comme portée plus loin encore au-dedans par la voix d’origine, en langue anglaise.
Où je retrouve, et Proust, et Antunes, et Simon.
Simon, par exemple, dans la précision avec laquelle sont décrites les attitudes physiques des personnages, où je m’émerveille, comme toujours, que toute l’humanité surgisse du dédale des petits faits quotidiens, des pensées interlopes, fleur bleue, pathétiques - " elle a toujours une odeur d’enfant sur elle " -, graves, obscènes, que tout ce qui se passe seconde par seconde soit ici haussé à la dignité de la représentation.
Qu’on garde cela.
Impudique ?
Ah ! Qu’on se redise simplement l’admirable phrase de Jouffroy : " Quand on n’est pas gêné par ce qu’on écrit, peut-être vaut-il mieux se taire ".
Mais voici : le propre de l’art, c’est de pouvoir montrer sans honte la nudité. Et que chacun (encore Jouffroy) rencontre son Italie pour le " sauver de la France moisie " puisque c’est grâce aux mots qu’on " s’évade de l’idéologie ". Moisie ? Le mot me rappelle Rimbaud ; un certain " jeu moisit depuis deux mille ans. "
Et puis encore Sarraute :
Où le " presque rien " prend toute la place. Je sais qu’on a jugé parfois cela intellectuel. Mais c’est n’y rien entendre : où l’écriture engage une vie, c’est toute la vie qui l’anime.
Et là encore, le déroulement sans fin de la phrase, si bien porté, et avec quelle complicité, par Arnaud Décarsin, déroulement surgi du petit fait, comme disait Flaubert, mais du petit fait de langue anodin. Par exemple, d’une intonation, d’un mot dit pour un autre, dressant la totalité du monde cruel. Ainsi, dans la parole maternelle adressée à Armand, (" si tu continues, ton père va préférer ta soeur "), tout l’ordre social se met en place, en langue, avec sa rigidité, sa puissance de négation. Quelle intelligence !
Intelligence si grande qu’elle ose avouer, oui, à la face de l’autre, que c’est l’énigme, de l’un à l’autre, qui est la part commune : " Je ne comprends pas ". Essayez voir de le dire un jour à qui vous regardera en face. A votre père, justement...
Plus tard, dans la soirée, Tardieu relaiera, dans le sourire, la même inquiétude.
( N’ai rien dit du témoignage de Szpilman. Ni de la lecture humble de Renucci. Ne sais rien en dire. Trop fort dans sa nudité. Et ce piano, comme la voix d’outre-tombe venue ancrer le récit dans la réalité. Et ce squelette de jeune fille aperçu dans les ruines de Varsovie, cheveux blonds au vent, comme ceux des deux soeurs disparues...)

Lundi 10/12, 12h 30
Émilie Weiss lit La Douce, de Dostoievski...
... ou du moins trois ébauches fragmentaires écrites en octobre-novembre 1876 sur l’argument suivant : un homme médite devant le cadavre de sa femme qui s’est jetée par la fenêtre.
Est-ce " méditer " qu’il faut dire, ou si ce n’est pas plutôt qu’il est soudain renvoyé à sa propre existence énigmatique, à ses bassesses, comme à l’énigme de cette femme qu’il n’a jamais réussi à dominer, dont il n’a pu se faire aimer.
Je sais bien, depuis l’âge de vingt ans, que Dostoievski est le plus grand. Et ce texte lu si admirablement par Émilie Weiss me le confirme. Dans ces fragments où l’écrivain narrateur est tour à tour lui-même et son héros, il y a tout Dostoievski ; soit toute l’humanité qui souffre : l’humiliation, la honte, la défaite, la lâcheté, l’orgueil, l’angoisse de n’être ni pardonné ni reconnu, ni sauvé ; soit encore, le désir du regard de l’autre qui enfin accepterait que l’on soit ce que l’on est, quand l’âme, le plus souvent, gît " dans les taudis de l’abaissement ".
Comme Raskolnikov, le narrateur embrasse le sol devant cette femme irréductible que son exigence d’absolu a conduite au suicide.
Que la langue ici porte témoignage déconstruit de tous les malentendus qui nous piègent, c’est à nouveau ce que les Langagières montrent.
Nous sommes, là, dans la vérité.

19 heures : Didier Sandre lit Proust
Didier Sandre s’est enroulé admirablement dans la phrase proustienne ; sa voix distinguée est parfaitement adaptée à l’élégance inlassable de Proust, à cette façon qu’il a de tracer ses cercles de plus en plus resserrés autour de l’objet de sa recherche qu’il fait mine d’oublier pour s’arrêter le temps d’une saillie, d’un trait d’humour, d’un portrait à l’acide.
Quel émerveillement de saisir comment naît la création, comment elle s’accomplit : c’est cela que donne la lecture à voix haute : la présence sensible. La phrase y devient un théâtre, avant-scène, coulisses, décor, jeux de lumière. Cependant, ce n’est pas à une réussite " d’artiste " qu’elle aboutit ; elle crée la vie. Elle tourne nos regards vers ce lieu de l’entre-deux dont parle Proust à propos de la peinture ou du jeu de la Berma, lieu où tout se passe, Comme le jeu de la comédienne, ou comme le geste du peintre, la phrase proustienne réussit à montrer l’essentiel : l’unité secrète des éléments disparates qu’elle associe.
On en est toujours au même point, depuis l’énigme de la création dont parlait déjà Tavernier à propos des images que l’on colle et qui font sens.Au soir, Les Chédid.
Bon : ce fut la fête, un point c’est tout.
Aussi simple qu’une fête familiale entre gens qui s’aiment et dont la confiance réciproque rayonne au-delà ; aussi grave aussi, par la présence du poète, dont la seule stature impose l’écoute à tous, avec la force de l’évidence.
Aussi dansante qu’un " concert de jeunes ", mais avec une rare confiance, et simple, qui a suscité cette étonnante visite sur le plateau d’un apprenti chanteur...
Et toujours, pour moi, cet étonnement de voir que, oui, Messieurs les censeurs, il y a une " culture jeune ", celle qui leur inspire de souffler au chanteur lui-même les paroles de ses chansons, ou de les lui renvoyer en refrain à sa demande.
Langue vivante, en tous les cas.

Mardi 12, 12 h30
Arnaud Décarsin lit Stupeur et tremblement d’ Amélie Nothomb.
" Elle marcha vers moi, Hiroshima dans l’oeil droit et Nagasaki dans l’oeil gauche. "
Rien à faire, décidément, l’humour prétendu d’ Amélie Nothomb m’insupporte. Pour le dire très simplement, je trouve que tout y est boursouflure médiocre. A peine la phrase s’achève (" comme pour savourer à l’avance son pouvoir destructeur "), on est certain d’avoir entendu cela mille fois.
Cela n’enlève rien au fait évident du talent d’Arnaud Décarsin.
Mais je trouve qu’il n’y a rien de vivant dans cette écriture, imparfait, passé-simple, subjonctif exacts et conformes. C’est comme le jeu d’un acteur moyen obligé de télégraphier sans cesse à l’avance ses coups d’audace au public. Enfin, rien ici pour moi qui légitime en tous les cas l’audace du titre pseudo kierkegaardien...

Mercredi 13/12
Loïc Brabant et Laurent Nouzille lisent Narcisse et Goldmund, de Herman Hesse.
Magnifique lecture, grand texte.
Ce dialogue a quelque chose d’intemporel ; il a des connotations médiévales ; il renvoie aussi aux dialogues platoniciens, puisqu’il s’agit pour chacun des interlocuteurs d’aller vers sa vérité, l’un, Narcisse, faisant figure de maître, et l’autre de disciple.
Constamment aussi, on est ramené aux sources du romantisme allemand, dont ici Hesse est l’héritier ; repassent dans la mémoire sensible de l’auditeur les figures aimées d’Hölderlin - les lettres à Karl en particulier - et de Rilke. Mais aussi celle de Rimbaud, s’il est vrai que la question soulevée par ce dialogue est l’opposition entre la langue de la raison et celle du " parler de l’âme ". ( Chercher une " langue qui serait de l’âme pour l’âme ", n’est-ce pas ce que veut Rimbaud ?) Du coup, c’est le grand débat autour du cartésianisme, du coeur et de la raison qui est réactivé : " L’intelligence ne peut vivre dans la nature, elle est en face d’elle ", alors que l’artiste, comme les poètes, est " du côté de la mère ", de l’unité de l’être. Et nous revoici proches de Bonnefoy, dont cette unité - vécue si fort dans l’enfance que son manque peut inspirer une vie entière, sous le mode d’une " nostalgie prospective ", comme disaient les Surréalistes - est la querelle constante.

Mercredi 15 heures, au Frac
De la prose si balancée, si classique de Hesse, à l’écriture fragmentaire, pleine d’une absence qui est aussi présence ou désir éperdu de présence, de Célan, la transition est vécue presque comme une transgression.
Maintenant la langue se dresse devant les murs blancs et froids de ce musée, et ricoche sur eux, portée aussi par l’agressivité délibérée de Fabien Joubert.
Les poèmes de Paul et les lettres de Gisèle alternent. Mais par un jeu dont on comprend assez vite la raison, le comédien les adresse à un spectateur ou à un autre, anonymes, comme pour signifier que jamais ils n’ont atteint vraiment leur cible, c’est-à-dire l’autre. Et tout le drame de Célan se rejoue de façon pathétique devant nous, et évidemment sans complaisance, dans la rigueur de la parole :
" Rester là, tenir dans l’ombre de la cicatrice ",
telle est la position impossible qu’il cherche, oui, à tenir.
Quelle émotion aussi d’entendre les échos de cet amour si fort, de l’un à l’autre, et si incapable de sauver, même s’il est dit cette chose si cruelle quand on sait, si bouleversante :
" A la source de tes yeux la mer tient sa promesse (...)
A la source de tes yeux
Un pendu étrangle sa corde "
On le sait, jamais Célan n’a pu assumer l’horreur de la Shoah.
On l’entend le redire ici.
Or cette parole qui condamne rejoint d’une façon que j’ai trouvée bouleversante deux protestations, deux cris, prophétiques : celui de Rimbaud, écrivant de sa mère qu’ : " Elle avait le bleu regard,- qui ment " ; celle de Nietzsche qui, quelque part, parle du " regard bleu " des Allemands.
Qu’ainsi la barbarie puisse s’acclimater au bleu du ciel pour le trahir, voilà une réalité
que toute la sagesse du Narcisse de Hesse ne pourrait nier, ni réduire.
Or, Célan, qui parle depuis le " lait noir de l’aube ", écrit aussi :
" La mort est un maître venu d’ Allemagne
Son oeil est bleu "

Jeudi 13/12

Au Kraft : Julien Muller lit des nouvelles extraites de La Colonie pénitentiaire, de Kafka.
La lecture de Julien Muller donne la mesure juste de la distance d’humour qui est la marque de Kafka : ce retour sur soi, à la fois moqueur et cruel ; cet écart à sa propre vie par le recours à l’insolite, à l’étrange, voire au fantastique. Distance ou écart qui sont aussi les signes d’une souffrance, ou encore de ce qui est perçu par Kafka comme un échec.
Voyez l’étonnant Onze fils, où Kafka, dont on sait quel conflit n’a cessé de l’opposer à son père - se met précisément dans la peau d’un père ironique devant qui aucun de ses onze fils - chacun évidemment représente un avatar de Kafka lui-même dans sa relation à l’autorité - ne trouve grâce. Voyez Le Trapéziste, étonnante fable sur la solitude ; Devant la loi, modèle réduit du Château ; et Prométhée, surtout, très inattendu recours à la mythologie pour évoquer ce que Heidegger désignera plus tard comme " oubli de l’oubli ". Effacement des dieux, certes. Mais plus : oubli de la conscience de cet effacement. Qui en effet a encore mémoire de la leçon prométhéenne ? Camus reprendra cette problématique.
J’ai été à nouveau sensible à cette façon dont l’imaginaire kafkaïen, mettant au départ ses personnages dans une situation insolite, irréelle ou fantastique, enchaîne ensuite les faits, comme le fait Michaux, selon une logique de l’absurde. La langue d’apparence sage et conforme aux exigences du récit est un brûlot, à qui entend juste...

Même jour, 19 heures : Une heure avec Patrick Guyon
Quelques heures plus tard, à la Comédie...
... il y a la même traversée du désespoir chez Guyon que chez Kafka, le même sentiment d’un " Nord perdu " ; le sentiment que le sol, la terre, s’effondrent. Mais le sursaut n’est pas de la même nature. Le poète lutte différemment contre " l’engloutissement " possible : " Ecrivez des poèmes, ne pleurez pas ", c’est sa leçon. Car le propre du poète, c’est quand même sa " foi " dans la langue, loin des jeux divers où la littérature se piège elle-même. Il s’agit, au désert, de prendre la mesure de ce qui n’a pas de langue encore. La poésie est alors réparatrice. Elle ouvre la langue à l’énigme de cette voix - " basse continue " - " que l’oreille n’entend pas, mais que le coeur entend ".
Dans ce coeur- là, j’entends aussi, quant à moi, ce qu’y mettait la vieille langue, le courage de qui " cherche à tenir " et par là - même fonde une communauté d’hommes.
Le courage, c’est aussi de dire : " C’est quand les hommes s’oublient que les dieux nous reviennent. "
La Comédie résonne tous ces temps-ci de l’écho d’un tel courage, qui l’inspire : celui de Brecht.

Même jour, 21 h. A la Comédie.
Lectures sous l’arbre, avec J.-M. Guérin , Mathilde Michel et le Concert impromptu.
Difficile au chroniqueur d’être juge et partie, à bord et à terre... Mais, mise en scène mieux mesurée, j’ai retrouvé le bel équilibre du spectacle de l’été au Chambon-sur-Lignon, entre paroles et musique, celle-ci, par son étrangeté moderne allant farfouiller dans des zones de texte inexplorées, mettant comme des syncopes là où l’écriture prétendrait installer son ordre propre. Musique comme ce " quoi d’autre pour soulever la langue "...

Vendredi 14 décembre, 18 h. : La bibliothèque de Jack Lang
Avec les compagnons des Lectures sous l’arbre nous nous retrouvons, en service commandé, au Lycée Joliot-Curie, devant une classe de première toute féminine où nous rejoindra, en service commandé lui aussi, et sous belle escorte, le ministre de l’Éducation nationale. Difficile de " faire comme si... ". Exercice assez convenu. Autorité oblige.
Mais j’ai l’émotion, une heure après, de me retrouver à la Comédie, en face " d’un homme " ( Toujours la même émotion " pascalienne " : " On est tout étonné et ravi ... ").
Jack Lang a très élégamment rempli son contrat. Et loin d’être de circonstance, les textes qu’il a lus, presque tous des poèmes, renvoyaient évidemment à la sensibilité et au coeur de cet homme, lequel donc livrait quelque chose de son intimité.
Il a eu le bon goût de lire simplement, sans autre commentaire sur leur choix, ni glose, sans affectation - sinon celle de dire qu’il ne lit pas bien, ce qui est faux...
L’humour d’un passage de Tardieu n’était pas au fond pour surprendre ; les autres textes non plus : le rapport aux événements tragiques de l’Histoire - engagement et souffrance des hommes - ( Char à plusieurs reprises, Darwich, Rushdie ) ; le sens de la spiritualité, le goût de l’élévation, la profondeur et la grâce de l’éphémère (Rilke) ; la défense de la culture et l’engagement artistique, évidemment ; un engagement tourné vers les formes neuves de la création (Velter) ; comment être " élitaire pour tous ", comment il faut " rassembler des gens sur un petit nombre de principes " pour une " expérience unique et originale ", selon les formules de son ami Vitez..
Enfin, à trois reprises, de longs poèmes douloureux de Pasolini, inspirés par la solitude, par le sentiment de la différence, par la peine des hommes, par leur misère, leurs dérives dans les grandes villes, " où vas-tu errant dans les rues de Rome "...

Même jour, 19 heures : Audiberti. A force de mots
Quel beau spectacle que celui du Théâtre du Campagnol. Parfaitement rond et ficelé ; drôle et grave, souvent émouvant. Fidèle en tous les cas à l’humour insolite d’Audiberti.
Roman d’une enfance, et drame familial : un père pagnolesque et pathétique, sorte de Tartarin hurleur, terrifiant aux yeux de son fils unique, mais totalement démuni quand le destin l’accable ; une mère très aimée ( comme la scène du baiser sur la vitre est belle ! ) qui meurt à 37 ans ; un quartier d’Antibes comme un village où chacun vit sous l’oeil de tout le monde...
Avec cela, la solitude de cet enfant chimérique et sensuel, souvent maladroit, moqué par ses camarades, mais sauvé par la beauté solaire du Sud.
Et déjà les mots " qui venaient en lui du fond de lui "...
( J’ai rappelé à Penchenat l’histoire du petit Pirandello offrant à un mendiant ses habits du dimanche, et de la réprimande paternelle qui suivit, que m’a remise en mémoire l’anecdote de la pièce de monnaie et du chapeau donnés par l’enfant Audiberti au clochard rencontré sous la Courtine à Antibes, et que suivit le même genre de foudre paternelle... et cela l’a intéressé parce que, m’a-t-il dit, il y a des rapports plus précis entre les deux auteurs.) * En guise de conclusion, d’hommage amical, de reconnaissance et d’affection : Hölderlin ...... Hölderlin, dont l’exigence concernant la parole, me paraît tellement en accord avec l’exigence de tous ceux qui, à la Comédie de Reims, travaillent, donnent, partagent, et donc : aiment.
(...) Il faudrait que cesse une bonne fois l’incompréhension sans bornes par laquelle l’art et surtout la poésie se trouvent dégradés chez ceux qui la pratiquent et ceux qui veulent en jouir. On a déjà tant parlé de l’influence des beaux-arts sur l’éducation des hommes, mais comme si personne ne prenait la chose au sérieux, et c’était bien naturel, car personne n’a songé à la nature réelle de l’art, et surtout de la poésie. On ne l’a considérée que sous ses dehors modestes qui, évidemment inséparables de son essence, n’en constituent nullement tout le caractère ; on l’a prise pour un jeu parce qu’elle se présente sous l’aspect modeste d’un jeu. Logiquement elle ne pouvait donc produire d’autre effet que le jeu, c’est-à-dire celui d’une distraction, diamétralement opposée à l’action qu’elle exerce quand elle est présente dans sa véritable nature. Alors elle permet à l’homme de se recueillir, elle lui dispense le repos, non le repos vide, mais vivant, celui où, toutes les forces étant à l’oeuvre, seule leur profonde harmonie nous empêche de les percevoir comme agissantes. Elle rapproche et unit les hommes, mais pas à la manière du jeu, où le lien consiste à s’oublier et où les particularités vivantes de l’individu ne peuvent jamais se faire jour.
Lorsqu’elle est véritable et efficace, elle les unit en effet par leurs multiples joies et souffrances, leurs désirs, leurs espoirs et leurs craintes, par leurs idées, leurs défauts et leurs qualités et par tout ce qui fait leur grandeur et leur faiblesse, lien qui se resserre jusqu’à devenir un tout vivant et profond aux mille articulations ; et c’est cela que doit être la poésie. F. Hölderlin, lettre à son frère Karl, du 1/O 1/1799


Reims, 6/12/01- Mougins, 17/12/01

décembre 2001
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