22- Réinventer la compassion
Texte écrit à quatre mains avec Philippe Rahmy
1/ Signature et cryptage
Voici bientôt un an, paraissaient deux livres dont la lecture n’a pas cessé d’inspirer notre méditation et nos échanges : Reconnaissances, de Christophe Bident, chez Camann-Lévy, et Béliers, de Jacques Derrida, chez Galilée. L’un et l’autre, par des voies différentes, posent à nouveau la question de la nature et des pouvoirs du poème dans sa relation à l’autre, dans le champ qu’il ouvre à la « reconnaissance », dans l’espace qu’il ménage à la part « d’inconnu » qui l’habite : part irréductible à toute forme de ressemblance, énigme au contraire, qui s’offre aussi comme la chance partagée de faire vibrer autrement la parole.
Les deux livres ont encore ceci en commun qu’ils renvoient aux mêmes références, implicites ou explicites : chez Derrida, si l’on excepte sa relation privilégiée à Gadamer (à Gadamer comme lecteur de Celan en particulier ), Blanchot et sa méditation sur l’amitié sont tout proches ; et Blanchot est la référence explicite de Bident à côté de Deleuze et d’Antelme.
Une même querelle, dirait-on, fait entre ces deux livres une continuité, querelle ouverte par Blanchot, entretenue sans cesse depuis cette ouverture, en particulier par Deleuze, et que le livre de Foucault : La Pensée du dehors [1] résume bien dans ses dernières lignes :
Et ce qu’est le langage (non pas ce qu’il veut dire, non pas la forme par laquelle il le dit), ce qu’il est en son être, c’est cette voix si fine, ce recul si imperceptible, cette faiblesse au cœur et alentour de toute chose, de tout visage, qui baigne d’une même clarté neutre - jour et nuit à la fois -, l’effort tardif de l’origine, l’érosion matinale de la mort.
Cela dit, une fois reconnu le fait que cette « clarté neutre » demeure comme motif toujours à l’œuvre dans le poème, nous avons opéré un retour naïf, et peut-être incongru, vers la question de la trace de « l’auteur » dans son texte : nous nous sommes posés la question de la signature...
Dès lors en effet qu’on admet, avec Bident, Blanchot, Deleuze ou Levinas que, convoquée par le désir de reconnaître le « non-moi », comme disaient déjà Baudelaire - et Rimbaud - « la littérature ne commence qu’avec l’impossibilité de dire Je », soit dès lors qu’on se dispose à accueillir le sujet anonyme dont on espère la voix inconnue encore et faisant retour de ce dehors que le poème a ouvert, qu’est-ce qui fait qu’il y a, qu’il demeure, des écritures spécifiques, des rythmes repérables, inconfondibles, des voix vraiment humaines, charnelles, fraternelles, des styles, et qui ne se sont pas évanouis dans le confort des redites, des imitations, dans l’architecture compassée des rhétoriques ?
Pour le dire autrement : qu’est-ce qui rend un poème reconnaissable non seulement en tant que poème, mais en tant que ce poème-ci ? Reconnaissable dans sa différence et son étrangeté, sachant que le lieu à partir duquel j’écris est la « frontière », pour reprendre le mot de Kafka, où je se tient, à la limite de deux voies hétérogènes : l’une qui propose l’ensemble des normes rhétoriques qui fonctionnent comme modèle ou mode, et dans lesquelles l’identité risque d’être engloutie, l’autre, qui est cette voie du « dehors », de l’ouvert, vers laquelle on risque de se perdre tout court dans l’aphasie (Ponge), l’agraphie (Rimbaud), l’ubris (Empédocle), le rien (la cadence abstraite... Blanchot).
Une page de Bident aborde cette question en faisant référence à la notion de cryptage :
Écrire, peindre, sculpter, composer, installer, mettre en scène, chorégraphier là où plus rien ne tient, ne se tient, là où le support mis à nu ne donne aucun gage, engage, au contraire, à tracer un graphe furtif, une orientation sans repère, contraint à l’invention terriblement solitaire d’un arc, d’un bâti, d’un châssis, d’une trame, lignes invisibles et symboliques qui prolongent un geste rompu, un son illimité, un dernier souffle, jamais le dernier, cependant, puisqu’il relance la possibilité de l’œuvre, de la comédie de l’œuvre, son aération, sa fragmentation, sa générosité, son espacement. L’œuvre ouvre ainsi un dehors inaltérable, infranchissable, d’une plasticité à toute épreuve, dont la reconnaissance pourrait déclencher une violence extrême, de celles dont on ne se relève pas et, si cela est vrai, tout dans l’œuvre est fait pour que cette violence ne heurte pas, ne détruise pas, ne décompose pas. Reconnaissance seconde, suscitée par la reconnaissance, suscitant la reconnaissance, dans un engendrement mutuel et infini qui décèle et recèle l’enjeu ou l’objet crypté, comme crypté, dans la distance rayonnante d’un secret préservé. [2]
Ainsi Bident pose la question du rapport entre le poème et l’inconnu vers lequel il tend.
Comment donc, effaçant ses traces, avançant vers le dehors, le texte néanmoins demeure-t-il reconnaissable au milieu de ce qui se désagrège en lui ? Autrement dit, quel est ce « tout » dont parle encore Bident ? Quel est la nature de ce « graphe furtif » fait pour que la violence de la reconnaissance « ne heurte pas, ne détruise pas » ; comment repérer et nommer l’identité de ce qui, dans le poème, a « engendré » une parole qui « recèle et décèle » tout à la fois, comment « crypter », garder secret, et en même temps offrir, tendre la main (l’Anspruch, l’exigence ou l’appel du poème) ?
Une référence à Deleuze permet peut-être de mieux entrer dans cette dialectique de l’effacement et de la rencontre : du point de vue de la subjectivité, chaque événement fait courir au « je » le risque d’un renvoi vers sa seule biographie, d’un élan sans perspective, soldé par la perte dans l’auto-célébration ou, au contraire, dans le ressentiment.
Un retournement est alors nécessaire pour s’affranchir de cet horizon stérile où le sujet s’épuise, retournement qui conduit à voir, dans l’événement, sa part neutre, celle qui offre à chaque biographie la chance d’inventer, par le langage, les conditions de sa liberté.
C’est ce type de dépossession qui est à l’œuvre dans le poème. Elle conduit à un renversement au terme duquel ce qui est « rencontré », la figure du dehors, laisse entrevoir et fait briller la part vacante et disponible du langage, la parole ramenée à son essence, qui n’est pas le silence, mais la parole comprise comme pure annonce ou adresse.
Ce renversement accroît la part vide du langage, le menant à sa limite, où seul existe le poème. Comme le propose Henri Maldiney [3], l’événement du dire et l’événement du dit se recouvrent dans le poème, car l’événement du poème ne se réduit pas à un projet, à un simple calcul, fût-il des plus savants, mais illimite son horizon par ouverture au vide, au rien, au muet qui le composent, en ultime instance, et dont le poème éprouve l’intime présence...
Or, cette ouverture, cette disponibilité du verbe au rien qui le travaille, ne témoignent pas d’une défaite. Au contraire : la part indifférenciée du poème, son corps anonyme et comme dépourvu de visage, préparent l’avènement d’une subjectivité vraie, et haussée à niveau d’universel. Pour reprendre les mots de Maldiney : « le poème consacre l’événement du Sans-nom dans l’avènement de l’Ayant-nom et du nom. »
La subjectivité biographique, qui s’anéantit dans le poème pour ménager à la parole un surcroît de réalité, de vérité, témoigne alors de cet aspect du discours humain, catharsis de tous les autres aspects du discours, où ce qui est écrit n’existe plus qu’en tant que voix : c’est-à-dire en tant que présence explicite, unique et reconnaissable, d’un secret inexprimable, jusque-là insoupçonné, que le travail d’écriture ne cesse d’approcher :
Voici un thème inépuisable. Je me sens l’héritier, le dépositaire d’un secret très grave auquel je n’ai pas moi-même accès. La parole ou l’écriture que je promène dans le monde transportent un secret qui me reste inaccessible mais laisse voir ses traces dans tous mes textes, dans ce que je fais ou ce que je vis. [4]
La poésie est ainsi creusée du secret qui la fait naître. C’est ce creusement, porteur d’une extrême violence, celle qui se manifeste par exemple chez Artaud, qui est à l’œuvre dans le « tout est fait pour » dont parle Bident : « tout », comme une nécessité qui demeure cachée, « graphe fugitif », impensable, matière même de l’impensable.
Chaque poème entretient un rapport individuel avec le secret de sa naissance, il se présente comme un être unique, un corps vulnérable, un monde infiniment précieux.
2/ Le corps du poème
Dire « le corps du poème » n’est pas faire métaphore facile, mais bien affirmer que le poème partage avec le corps humain la même visibilité, la même énigme. Le poème, non seulement comme le corps, mais avec le corps, avance en pleine lumière, est donné en tant que tel, non comme un masque, une supercherie, un mensonge, une énigme formelle, mais comme le réel crypté par ce qui le porte et le constitue au plus intime.
Ce cryptage est conséquence d’un être engagé à l’épreuve de sa finitude. C’est donc bien le corps qui se parle et s’écrit, qui signe la singularité des événements qui le traversent. Chacun de ces signes, parole fugitive, absolument originale, scelle le destin solitaire et périssable d’une voix charnelle, affrontée à l’immensité du monde. C’est le corps, soit sa façon de vivre la temporalité, son rapport à la joie, à la souffrance, sa fatigue, qui écrit le poème, qui joue la vie et la mort :
La signature du poème, comme de tout texte, c’est une blessure. Ce qui ouvre, ce qui ne se cicatrise pas, le hiatus, c’est bien la bouche qui parle là où c’est blessé. [5]
Selon Derrida, le corps du poème, trajectoire vers l’autre, trace une utopie, utopie du souci, de l’attention à l’autre, de passion pour l’autre, cet autre à soi, et en soi, que le langage instaure. La voix singulière du poème, comprise comme passion de l’autre, se présente ainsi à nous sous la double réalité d’une blessure et d’un visage, d’une souffrance partagée dans l’écart préservé entre deux visages mis en présence l’un de l’autre non seulement par le regard, mais par la lumière du regard, qui est parole.
Tout se passe alors comme si le poème se ramassait en entier sur sa propre frontière, comme si, emporté sur son élan vers l’autre, il venait heurter une barrière infranchissable. Ainsi le poème dit participation active entre le « je » et le monde, mais aussi participation nécessaire à l’échec de leur rencontre.
On pourrait alors comprendre le secret du poème en termes de promesse, comme actualisation d’une pure distance à l’autre, distance dont les japonais font l’espace originaire. Pure distance cependant asservie par la vie, par la contrainte de devoir lier les êtres par leurs corps, corps eux-mêmes nécessairement disjoints pour pouvoir exhiber, laisser s’épanouir librement leur singularité. L’impossible de la promesse du poème, la contrainte que lui impose sa corporéité, affirme alors que l’au-delà de l’autre se situe non pas hors-monde, mais simplement déployé dans l’entre-deux, compris, certes, comme espace de l’intersubjectivité, mais surtout comme espace phénoménologique, comme celui d’une approche, d’un rapprochement en perpétuelle déficience, comme don et comme non-pouvoir.
La promesse faite à l’impossible ne sera donc jamais tenue, au risque de rompre irrémédiablement ce lien, ou ce soin, ce souci si fragile de l’autre, le seul qui compte, et qui nous porte au langage. Ce lien corporel à autrui dont le poème témoigne, qu’il garantit, est une attache qui délie de tout asservissement ; ce « nœud d’air », si cher à Philippe Jaccottet.
Oui, tout se passe dès lors comme si le poème venait rencontrer, dans l’abandon de toute faculté de maîtrise, de domination, le mystère même de la vie, et témoigner, comme le propose Derrida, en faveur d’une phénoménologie transcendantale :
Ce retrait du monde, cet éloignement par lequel le monde se retire jusqu’à la possibilité de son anéantissement, n’est-ce pas l’expérience la plus nécessaire, la plus conséquente, mais aussi la plus folle d’une phénoménologie transcendantale ? [...] L’hypothèse de l’anéantissement du monde ne menacerait pas, en droit et dans son sens, la sphère de l’expérience phénoménologique et égologique pure. Elle y ouvrirait l’accès au contraire, elle le donnerait à penser dans sa pureté phénoménale. L’envoi de notre poème répète sans fléchir cette radicalisation phénoménologique. Il pousse à sa limite cette expérience de l’anéantissement possible du monde et de ce qui en reste ou lui survit encore, à savoir le sens pour « moi », pour un ego pur. [6]
Cet élan, par lequel la voix singulière du poème se porte à affronter son bornage, autrement dit : cet impossible de la mort vécu par le poème, supposent dès lors qu’on comprenne que tout poème est geste de compassion, compassion au sens de sympathie (non pas au sens chrétien qui sous-entend préséance de condition, sinon d’âme, du fort sur le faible, du samaritain sur le pauvre).
Le poème est le lieu utopique de la compassion, ce corps affranchi de l’angoisse de disparaître, qui désire habiter le lieu de sa finitude.
Le poème réinvente les conditions de la compassion : ce faisant, il accueille. Par cet accueil, l’absence est requalifiée, car la parole d’accueil dit tout à la fois ce qui unit et sépare les êtres. La reconnaissance du poème est ainsi tributaire de l’écriture d’un événement haussant une forme à son plus haut point d’indéfini, de secret. Ce mouvement, portant un sujet biographique à se quitter, est le même qui lui permet de trouver son corps, puis sa voix, cette voix singulière qui l’instruit de la souffrance de toute vie, cette compassion, cette compréhension du désarroi et de la dignité de tout ce qui respire.
Reconnaître un poème dans sa singularité, pouvoir distinguer sa voix entre toutes, c’est toucher, connaître son corps dans l’énigme préservée qui le rend nécessaire à la vie de celui qui l’éprouve.
A nouveau, et pour conclure, ces mots de Jacques Derrida au terme de l’article du numéro d’Europe que nous avons cité :
Il n’y a pas d’écriture qui fraye un passage sans cette violence du corps. Comment expliquer autrement la charge - d’autres diraient l’investissement -, la charge libidinale voire narcissique que chacun apporte à ses propres textes ? C’est mon corps, ceci est mon corps. Chaque poème dit : “Ceci est mon corps” et ce qui suit : buvez-le, mangez-le, gardez-le en mémoire de moi. Il y a une Cène dans chaque poème qui dit : ceci est mon corps, ici et maintenant. Et vous savez ce qui suit alors : les passions, les crucifixions, les mises à mort. D’autres diraient aussi des résurrections...
(image : Barnett Newman, "The Station of the Cross, Third Station, 1960")
[1] (Fata Morgana, 1986)
[2] (Christophe Bident, Reconnaissances, Calmann-Lévy 2003, p. 45).
[3] Une phénoménologie à l’impossible : la poésie, études phénoménologiques nos 5-6, 1987, p.52.
[4] Jacques Derrida, Magazine Littéraire, Avril 2004, p. 29.
[5] (La vérité blessante, Revue Europe, mai 2004, p.25. Remarque à propos de Celan)
[6] Jacques Derrida, Béliers, Galilée 2003, pp. 74-75.