Rémi Froger | Routes, repérages

Rémi Froger a publié Chutes, essais, trafics aux éditions POL.
Il a participé, dans la revue Fusées, au dossier consacré à Bernard Noël, ainsi qu’à celui pour et de Gherasim Luca.
Il est bibliothécaire à Cahors.
Voici les premières pages d’un travail en cours.


Routes, repérages

il lui a crevé un œil, ils se sont battus pour un motif futile, ils avaient bu, bien trop bu, le Français portait une bague avec un parement, un chaton métallique saillant, le Polonais l’a pris en plein dans l’œil, ça devait arriver, deux imbéciles qui n’arrêtaient pas de se chercher des querelles, ils ne pouvaient pas se voir, saisis d’une répulsion mutuelle, mais ils étaient les seuls instruments disponibles pour ces jours-là, il a fallu trancher, décider quelle indemnité compenserait la perte de l’œil, signer et faire signer, et qu’on n’en parle plus



violoniste, il a lu quelque part qu’il était violoniste, y a-t-il des histoires de famille, des concerts le dimanche après-midi, ils sont tous les quatre dans la salle commune de la maison, ils jouent, Anna Elisabeth Marietta Fleisch née Dordtmann



on lui a commandé une reconstitution, d’installer un cabaret historique où ils traînent, où ils boivent, il devait s’asseoir sur des tabourets, devant des tables, marcher sur des sols pittoresques, il devait dire des personnes, des personnages, avec les costumes, les allures, les appareils, avec l’histoire, le monde fébrile, quelle idée de construire le palais au milieu des marécages, et prisonnier



dit-on historique, calcul récapitulatif, les dates, c’était il y a trois centaines d’années, qu’est-ce qu’ils distillaient, qu’est-ce qu’ils versaient dans leurs verres, dans leurs estomacs, le contrat précise qu’il doit prendre soin du bon réglage des différents protagonistes



le monde qui passe il le lui a laissé, on respire, on souffle, le violon encadre une image, il demande de l’éclairer plus directement, il voulait écrire la vie de H., il s’est trompé, il est tombé, il avait mis trop de poids, le papier s’est déchiré, voilà où il en est



on souffle, on respire, il dessine des cadres, des boîtes, des carrés, qui vont justement s’arrêter au bord d’un champ, d’une prairie, il marche, il connaît les rues, il va jusqu’à ce que le soleil épaississe, il pense qu’il devrait apprendre à écrire



dix-huitièmement, le jour est à peu près inconnu, il imagine une connexion, mot pour mot, signe pour signe, un cabaret dans un de tous ces petits duchés, comment faisaient-ils avec les moustiques



s’il descend dans une auberge ce ne sera que pour la nuit, le matin sera nécessairement pour repartir parce que les cendres, poussières, sont toujours bien plus anciennes, et désormais enfouies sous d’autres cendres, poussières, la pluie tombe sur le goudron qui vient d’être coulé, la vapeur se dégage, il en profite



que la vie de H. s’articule avec, il le souhaitait, il souhaite écrire la vie de K., s’articule avec



une proposition de nature à changer, assécher le marécage, on ne peut pas remonter les murs, percer de nouveau des fenêtres, cinq lignes parallèles qui entourent un arbre, arbre type chêne ou châtaignier, chêne il préfère



il préfère dire chêne, la vapeur et l’odeur du goudron frais, il n’arrivera pas à entrer dans un monde



une très grande plaque de zinc, en avril K. travaille les quatuors avec Rembrandt, le violon que son père lui a acheté, il l’a écrit sur une feuille avant de le reporter sur la plaque



c’est beaucoup, beaucoup de trapézistes à tirer par la manche, les tirer longuement et durement jusqu’à ce qu’ils arrivent sous le soleil



à cinq heures du matin K. parcourt l’avenue, il s’arrête auprès d’un arbre et défait le lien qui ferme un sac noir posé au pied de l’arbre, il ouvre grand le sac, il fouille, avec ses mains il sépare des choses, il en met certaines dans son cabas violet, il en laisse d’autres à terre, il repart et va jusqu’au sac suivant, celui-là il le transperce avec un couteau, les détritus s’échappent par l’ouverture, il soulève le sac, le secoue pour que tout s’étale sur le trottoir, une mixture infecte, il extrait de ce magma puant une petite boîte en aluminium, des filaments de gras, des amas gluants y sont collés, il la met dans son cabas



les photographies qu’ils ont envoyées sont mauvaises, on ne reconnaît pas H. ni K., leurs visages sont tellement, ils semblent tellement défigurés



qu’un assassinat se soit produit sur cette route, à la hauteur du bosquet de noisetiers, la terre est tassée, à la sortie du virage, on peut s’arrêter là, il sort son appareil, il photographie le lieu du crime, 1758, H. règle les différends, ainsi qu’il est écrit dans le contrat



il va, il sent qu’il va bientôt abandonner la musique, il n’a plus de bras, il n’a plus de voix, il gratte avec son couteau une branche tombée à terre, le ciel s’est dégagé, il va passer une bonne journée



pour chaque mot il possède un silence, il le laisse durer, il le cultive, lui donne plus d’ampleur, derrière chaque mot qui traîne il trouve un silence nouveau



des laquais hongrois, tous ces ducs et ces empereurs, un singe jouait du pipeau, ou tout comme, parce qu’il y avait un arbre seul, ébouriffé, au milieu des trois tambours en uniforme, le spectacle continuait



excusez-moi, je n’ai jamais traversé autant de ponts, de boulevards, l’histoire du polichinelle, le dentiste, les tréteaux, c’est en cortège qu’ils apparaissaient, il collectionnait des figurines en porcelaine



qui déciderait en quelque sorte que le monde commence à peine, les livres ouverts, le brouillard se distillant, la gélatine



partir sur le territoire, quatre heures du matin, que personne ne voie, ils ont des combinaisons de travail, des chaussures de sécurité, des gants, ils avancent par bonds, ils accrochent le container sur le camion, le mécanisme renverse le container dans le camion, il fait noir encore, ils auront fini avant midi, d’autres viendront racler le territoire, tout à l’heure



H. endosse un costume contemporain, il déroule une bobine, il enfonce une pointe, il bouche un trou sous la fenêtre, il se souvient tout à coup qu’il doit changer l’ampoule, il s’installe à côté de l’horloge, il croit qu’il va assister au passage d’un témoin, le réveil sonne, bien entendu à l’heure dite, il va changer l’ampoule



préparation à penser debout ou même un peu cassé



la terre est en poussière, chaque particule est plus ou moins agglomérée, chaque amas est plus ou moins dense, chaque grain de terre est enfoui plus ou moins profondément, il reste enfermé dans sa maison, du lierre recouvre la façade, la rue n’est pas revêtue ni pavée, de l’herbe pousse un peu partout, près de la barrière



le dialogue se déroule en plein air, le maître dialogue avec le premier violon pendant que K. dessine sur le motif, la déroute en plein air, que K. plie ses affaires, que H. modifie encore les derniers arrangements, le singe est grimpé dans la niche de la tour, qu’ils se mettent à parler et à rire, une troupe de ducs et de marquis en plein air, jusqu’à ce qu’il se zèbre



incommensurable, K. hésite sur l’adjectif, puis se procure un prétexte pour insister



il insiste, d’autres fractions apparaissent, poussières communes dans l’air, structurées selon l’intégration de la lumière, à récupérer, à faire bouillir



et qu’alors nous ne soyons pas capables de



que nous soyons incapables de commencer à comprendre le monde tel que



si un homme est passé par ici alors c’est qu’il a du s’envoler, la terre est toujours trempée, de la boue, et aucune empreinte de pas sur ce terrain, il a du vous égarer, je ne sais pas, grimper par les rochers, se suspendre dans des arbres, depuis combien de temps le poursuivez-vous, s’il était venu ce serait marqué, et plus avant, je ne vois pas de branches cassées, de brindilles couchées, pas une bête je vous dis, pas même la moindre petite bête



ou savant à réaliser une reconstitution historique, qu’il accumule la documentation, les singes jouent aussi du tambour, que ça ressemble à



le mot auberge date déjà de trois siècles, le pichet était posé un peu plus à gauche, est-ce une bonne intention de croiser les doigts au milieu des klaxons et des moteurs, bruits de freins, échappements



ou que la phrase ressemble, que la phrase suive la courbe et les subits décrochements, ou encore les lignes parallèles qui jamais, jamais elle ne se racontera, ce sera toujours dans un autre monde qu’elle arrivera



qui lui donnera une leçon alors que le mur ne s’est toujours pas qualifié, qu’adviendra-t-il s’il ne reçoit pas sa leçon et que les plaques au bout de huit jours s’effondrent sur le sol, il se presse, il va se réfugier derrière le mur



bonjour, je m’appelle K., enchanté, je m’appelle H., très honoré, je repeins les murs, je leur dis vert ou bleu, je lance des lignes sur l’étang, je photographie des branches d’arbre, je dois les tenir en ordre, il va faire beau aujourd’hui



qu’il lui sera difficile ne pas se déplacer jusqu’à Londres, la mission lui en a été confiée, il doit honorer le contrat, 43, ce sont les jours suivants qu’il réalisa qu’il était interdit de séjour, il se mit à entendre parler anglais à tous les étages, changer d’identité, il acheta un changement d’identité, puis se ravisa, se fit inviter en Islande ou en Norvège, on lui dit qu’il se trompait, que les traces encore fraîches permettaient de calculer le temps écoulé, le contrat, il compta 43 pas en langue anglaise, le temps juste



K. a pris, il a dessiné, il a copié une gravure du XVIIIème siècle, il a fait le tintamarre, dans une rue, parce qu’il y a de chaque côté des maisons, des maisons grises, une seule à laquelle des briques bâtissent le pignon, et entourent la fenêtre, une grille devant, il cherche où il s’est mis, il pisse devant la grille sous la fenêtre, le bébé chiale, la pierre à meuler crisse, il a copié ce qui bouillait



quelle heure était-il, comment comprendre quelqu’un qui subitement apprend, l’heure est la description, apprend qu’il est déjà si tard, je n’ai même pas eu le temps de ranger mes outils


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15 novembre 2006
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