Sarah Cillaire et Anthony Poiraudeau | Jean-Pierre et Jean
Troisième épisode de la chronique éponyme Jean-Pierre et Jean
Textes lus et dits pendant la Nuit remue 7.
Sarah Cillaire sur remue, Anthony Poiraudeau sur remue.
Jean-Pierre et Jean, la nuit remue, 15 juin 2013
Avant de devenir des vedettes au cinéma, Jean-Pierre Marielle comme Jean Rochefort ont été des acteurs de théâtre formés au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, en compagnie, entre autres, de Jean-Paul Belmondo, Annie Girardot ou Françoise Fabian. « Au théâtre, affirme Rochefort en 2013, je n’ai joué que des rôles désirés [1] ». Pièces de Ionesco, Pirandello, Pinter, leur parcours croise la route de metteurs en scène comme Claude Régy, auprès duquel ils partagent dans les années 60 une vie de troupe de théâtre expérimental. Aujourd’hui encore — Rochefort a 83 ans, Marielle 81—, ils ont conservé leur amour du théâtre et continuent de monter sur les planches.
Pourtant, c’est grâce au cinéma que Rochefort et Marielle accèdent à la popularité, non pas à la manière d’un Belmondo qui, en 1960 explose dans À bout de souffle de Godard, mais de façon progressive, au fil des tournages qu’ils enchaînent. Le plus souvent, ce sont des comédies et leur silhouette, leur voix associées pour l’un comme pour l’autre à une belle paire de moustaches deviennent très vite identifiables : quel que soit le personnage incarné, quand bien même ils interprèteraient un rôle qui prendrait à revers les attentes du spectateur, quelque chose (quoi ?) fait que c’est toujours Marielle ou Rochefort qu’on voit. À l’opposé de l’acteur stanislavskien qui aime se dissoudre, voire disparaître dans un jeu-performance, Marielle et Rochefort ne disparaissent jamais tout à fait.
D’ailleurs, il est incongru de les imaginer prendre trente kilos ou devenir méconnaissables pour les besoins de tel ou tel rôle. Ce genre de composition à classer dans le Guinness Book du métier d’acteur (aussi proche de l’exploit sportif que de l’exhibition de foire) semble absent de leur filmographie, ou alors un peu malgré eux, sans qu’ils l’aient vraiment provoqué, comme s’ils n’avaient jamais cherché consciemment le spectaculaire, la carrière sans faute et la course aux prix. Ainsi, Rochefort, après avoir obtenu un César en 1975 pour Que la Fête commence… de Bertrand Tavernier et un second en 1976 pour Le Crabe-tambour de Pierre Schœndœrffer constate avec son ironie coutumière :
Enfin, il y a des rôles à récompenses : un abbé qui jure et qui dit des gros mots en habits sacerdotaux, c’est un rôle à César. Et quand j’ai eu le César du premier rôle, il me manquait un poumon et le bras gauche, si vous le loupez dans ce cas-là, alors vraiment il faut vous recycler ! [2]
Silhouette-voix-moustaches, comme si leur archétype ne souffrait pas la superposition d’un autre archétype, comme s’ils ne pouvaient pas s’effacer, comme s’ils ne pouvaient accueillir sérieusement quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes, et cette geste (silhouette-voix-moustaches) devient la preuve, la marque sensible de quelque chose qui dépasse le jeu, comme, dans le cas des grands textes, la survivance d’une voix, celles par exemple de Shakespeare ou de Dostoïevski, en dépit des traductions, nombreuses, datées ou parfois franchement mauvaises dans lesquelles on peut être amené à les lire.
Quelque chose demeure, qui nous parvient, qu’on ne saurait saisir.
1970 : La Liberté en croupe
1973 : Charlie et ses deux nénettes (N.D.A. : encore que celui-ci soit pas mal)
1975 : Isabelle devant le désir
1975, toujours : Les Vécés étaient fermés de l’intérieur
1976 : Cours après moi que je t’attrape
1981 : Pétrole ! Pétrole !
1984 : Réveillon chez Bob
Etc.
Parmi les tournages qu’ils enchaînent, se trouve un nombre assez considérable de navets. Mais peu importe que ce soit un nanar, peu importe qu’il soit aussi affligeant que le boulevard SCOUBIDOU des Grands Ducs(avec Carla Milo), nous voilà les spectateurs des individus Marielle et Rochefort en train de faire leur métier d’acteur et, de la même façon qu’un auteur impose sa voix (on parlera pour l’acteur de présence), qui fait qu’on l’entend écrire et non se regarder écrire (ce qui ferait de lui un cabot), Marielle et Rochefort, par-delà les rôles, la noblesse ou la médiocrité des textes et des films, avancent non pas masqués mais au contraire faillibles, à nu, vulnérables.
Et leur fragilité, par extension leur humanité, ce sont ces navets, que Rochefort appelle ses « blessures de guerre [3] » et dans lesquels l’homme faillit en même temps que l’acteur, qui la révèlent au mieux.
La traversée de tels moments existentiels navrants (certains tournages) qui aboutissent à des naufrages artistiques projetés en salles a certainement érodé leur présomption de jeunes diplômés du Conservatoire National d’Art Dramatique de Paris, les obligeant, pour ne pas être enfermés dans une parodie d’eux-mêmes à devoir se réinventer. Le métier de comédien incite à la tolérance :
Je n’ai jamais envie de me moquer de ceux que j’interprète, écrit Marielle, même le cabotin ringard des Grands Ducs ne mérite pas qu’on le méprise. La frontière qui sépare le comédien du minable est mince, je ne l’oublie pas [4].
Marielle et Rochefort, par-delà les rôles, la noblesse ou la médiocrité des textes et des films, donnent à voir les personnages dont ils endossent le costume sans dissimuler leur présence d’acteur jouant. C’est une force d’affirmation de l’acteur d’assumer de rester visible en compagnie du rôle qu’il porte, mais une affirmation faite d’humilité, celle de ne pas vouloir se faire oublier derrière son personnage, comme s’il n’y avait pas de travail, de technique et d’art dont un acteur devrait rendre compte, comme si l’art tombait du ciel et pouvait s’abstraire de l’épaisseur des vies de celles et ceux qui l’exercent.
Cependant, l’espace de jeu est mince entre disparaître et refuser de disparaître.
Jouer un autre mais sans renoncer à se porter, soi. Comment faire alors ?
En se charpentant une tenue.
Avec aplomb, à la Marielle, pour élargir le registre de la virilité en assumant toute la palette des émotions, de la grosse colère à l’expression d’une tendresse bourrue et pudique.
À la Rochefort, avec un flegme où pointe en permanence un spleen étouffé.
Est-ce pour lutter contre cette « fatigue d’être soi » dont Rochefort parle volontiers et qui lui confère une sorte de raideur, que l’un comme l’autre reconnaissent un goût commun pour la grosse blague, la déconnade, l’idiotie qui éloigneraient alors la hantise de devenir complaisant avec soi-même :
J’ai besoin de me désamidonner, dira Rochefort, parce que sans cela je me prends au sérieux, je deviens altier, il faut que je me piétine en déconnant, vraiment, en déconnant, j’ai besoin de ça [5].
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Sans doute est-ce aussi de cela qu’on leur sait gré : de savoir se piétiner, de mettre le cinéma à notre hauteur, un cinéma qui maintiendrait sur un pied d’égalité l’homme et son fétiche (non plus les dieux, mais les acteurs), montrant les égarements mais aussi le vieillissement de l’individu, comme Brando ou Mastroianni ont pu le faire, un cinéma qui donnerait à voir, dans le temps réel d’une carrière cinématographique, la vie et l’illusion sans qu’elles s’excluent l’une l’autre mais au contraire parce qu’elles s’imbriquent et se répondent.
[1] Jean Rochefort, « Je ne serai jamais un grand artiste, je vais hélas mourir avant », entretien avec David S. Tran, Le Progrès, 9 mars 2013
[2] Interview de Jean Rochefort par Jean-Luc Cambier, supplément au DVD de Que la Fête commence… de Betrand Tavernier, Studiocanal vidéo, 2001
[3] Jean Rochefort, « Je ne serai jamais un grand artiste, je vais hélas mourir avant », art. cit.
[4] Jean-Pierre Marielle (avec Baptiste Piégay), « Personnages », Le grand N’importe quoi, Paris : Calmann-Lévy, 2010, p. 128
[5] Interview de Jean Rochefort par Jean-Luc Cambier, art. cit.