Roman
Les romans sont trop longs.
Louis Scutenaire
1
Bien entendu André Breton était au Havre
pour délivrer Artaud des griffes de la maréchaussée
venue cueillir Artaud au débarqué d’Irlande
mais il ne l’a jamais su, André Breton
n’a jamais su que son corps était double,
il ne s’est jamais vu jouant
dans le théâtre mental d’Artaud
et Artaud a beau jeu, lui
c’est une façon de parler
de n’en rien croire & de tenir à sa version des faits
car c’est évidemment la seule possible & vraie
et Breton dans cette affaire
est semblable au délicieux instituteur de son enfance
dont il nous entretient au détour
d’une chiche confidence,
il est là où il faut, naïvement
persuadé de n’y être pas
alors que tout le désigne comme
la pierre angulaire de l’édifice
présent-absent des lieux où l’être se révèle à soi
sans oser l’affirmer, comme Artaud le fait, lui
ni s’en convaincre lui-même, car
il a peur que son propre corps l’ait trahi
et se soit trouvé en de graves circonstances
loin de sa propre conscience, et au lieu de laisser
son corps vivre dans l’extrême conscience
d’Antonin Artaud,
il s’applique à ratiociner & à instruire de la réalité
celui qu’il considère comme un possédé
et c’est bien ce qu’était Artaud – possédé,
instruit du peu de poids de la réalité
& très au fait de ce qu’il faut entendre
par le réel vrai
et Breton
qui très jeune avait le don
de se laisser prendre au charme d’un arc-en-ciel
mourant-naissant au milieu d’un champ de ruines,
il aurait dû coller à la version d’Artaud, c’était
de l’ordre de l’indiscutable, cette échauffourée
où il s’était conduit en double chevaleresque
contre les représentants de l’ordre des choses immondes,
et pour tout dire, lui la merveille,
lui l’arc-en-ciel & le preux
il aurait parfaitement pu se voir là en vérité
dans la conscience en ruine d’Artaud
dans l’aigu de la conscience du possédé,
et Breton n’a pas su lire
l’ironie d’Artaud à l’adresse de l’ordre
de la farce sociale ritualisée
dans laquelle les rôles sont distribués
pour la consommation des désastres intimes
et Breton s’était pourtant vu attribuer
par le metteur en scène Artaud
le beau rôle
et le spectacle lui a déplu :
Breton s’est ingénié à cautériser la plaie d’Artaud
avec une presque pitié
elle-même très pitoyable
alors qu’il s’agissait de se cathariser
à l’exemple d’Artaud
qui sur ce point en savait tout de même un bout,
lui qui était entré de force dans la grande nuit de l’asile
& avait subi l’immonde bluff à la guérison,
Artaud n’avait certes pas besoin d’être guéri,
n’ayant jamais vécu que pour guérir
sans illusion sur l’état des choses
& par l’effet d’une violence
opposée
à celle dont il avait été l’objet
durant des années,
guérir une société
où les rôles sont distribués
entre des maîtres vils & des esclaves subornés
de façon à pervertir l’ordre du jour & de la nuit,
et la présence au monde des corps & des esprits.
Bien entendu nos doubles nous oublient,
la mise en scène les ennuie.
2
–C’est le dernier shaman, dit Eshleman
et certainement Artaud
y est allé voir
de façon beaucoup plus organique
et révulsée-révulsante
que Breton, dont Artaud ne méconnaît pas
les vertus de voyant des choses
mais avec l’ironie des possédés véritables
et Breton était sans aucun doute prisonnier
de cette rhétorique
dont la syntaxe correspond
au génie de la langue classique, apprêté & poli
où l’état des choses & l’état du moi
se doivent de s’ajuster à la réalité policière de l’état
dont le dieu
dans l’échange social
ritualisé
où la foi commune
joue le rôle de monnaie
entre les âmes & les êtres,
est le garant, & interdit
toute contrefaçon
et donc Breton représente
la face explicite
& clairement & rhétoriquement explicitée
& finalement admissible
de la valeur fiduciaire de la monnaie poétique
(j’écris en ce moment dans le métro
entre La Monnaie & Pont au Change,
et puis sorti de la bouche du métro
vais m’asseoir sur un banc
pour continuer à écrire,
au pied de la Tour Saint-Jacques
entourée de baraques de travaux,
car on creuse la ville entre les Halles
& Gare de Lyon – on creuse le ventre
de la ville, et ça parle, là-dessous
dans les tripes de la Cité)
tandis qu’Artaud
tombe pile
en refusant le beau
de la syntaxe, qui lui vient naturellement
comme à Breton
et sortir de la syntaxe démonstrative
pour se livrer à un jeu plus engageant
avec le réel
que les tentatives de coïncidence aidée
dont Breton était friand
et contraindre
rythmiquement le réel
à coïncider
avec la minute des états de son corps
– voilà la partition que jouait Artaud
et c’était faire coïncider
bien plus que le désir diffus des choses
avec la conscience
toujours suspecte de se donner sans contrepartie
à la confiance illusoire de la rationalité,
c’était mettre l’œil dans la bouche,
l’œil anal de Dieu
qui perce les entrailles de la ville
où les êtres se reproduisent & commercent
et qui inspecte les organes des corps
et de la bouche au cul
traverse les consciences
et tient la seule réalité
à la manière dont un organisme policier
tient la bonne marche des choses en société
et parler, comme voir, comme chier le réel
dans la douleur d’une conscience exacerbée
par la déperdition constante d’être
que suppose un tel exercice
de concordance
entre les minutes des états d’un corps
& la peu probable,
en permanence peu probable réalité
toujours traversée des paroles de la farce divine
& de l’échange ritualisé codifié rationalisé,
voir en parler en chier
c’est en effet le propre du shaman
mais il faut corriger cette proposition
par l’ironie des situations
& me voilà en train d’écrire
devant les palissades municipales
qui entourent les baraquements
au pied de la Tour Saint-Jacques,
le manège jette au ciel des grappes
de rires enfantins, et la bouche du métro
vomit son lot de somnambules,
et je ne suis pas à l’évidence possédé
au point où l’était Artaud
dont je vois dans ma mémoire une photographie
où il se tient assis sur un banc
le béret vissé sur le crâne
et penché vers un vide
en position de déféquer peut-être
car la main qui se porte sur les reins d’Artaud
est-elle là pour voir ou torcher,
voir si le démon qui le possède n’est pas
en train de lui jouer un tour dans le dos
et de le jouer, de le contrefaire,
de contrefaire le corps penché d’Artaud
et d’effacer dans le dos d’Artaud
le toujours peu certain
réel à naître
et d’organiser une fuite,
un écoulement obscène
dans le trou d’être
sur lequel se penche le corps d’Artaud ?
1993