Roman et histoire : Bernard Chambaz
Bernard Chambaz, la juste distance
Chronique de Jean-Claude Lebrun parue dans L’Humanité du 8 septembre.
Kinopanorama se présente comme le premier volet d’une trilogie. Il faudra certes attendre le terme de l’entreprise pour mesurer son exacte portée. Mais pour ce qu’il nous est aujourd’hui donné d’en connaître, l’ambitieux pari de Bernard Chambaz s’engage sous d’alléchants auspices. Pour aborder le sujet qui depuis longtemps l’habite, l’histoire du communisme, plus particulièrement dans sa variante française, il a en effet choisi le roman. Non pas comme habillage d’un discours de justification ou de déception, mais comme lieu approprié à la confidence, aux échappées, aux hypothèses, aux imaginations et aux inventions capables de suggérer la complexité d’une relation. « Recourir à l’écriture ou à des secours semblables », ainsi que l’indique la citation de Descartes placée en épigraphe, apparaît ici comme une absolue nécessité, afin de dire au plus juste un parcours apparenté ici à une éducation sentimentale.
La composition du roman répond à cette visée. Bernard Chambaz y fait alterner des séquences de son itinéraire propre et des évocations libres d’épisodes plus anciens, qui ensemble tracent le champ de signification du récit. Le livre s’ouvre sur une partie de football dans la cour du lycée Buffon, en février 1962. En ce temps-là, huit manifestants antifascistes étaient tués au métro Charonne. Mais l’histoire joue rarement les premiers rôles sur la scène intime. L’écrivain fut donc ce petit parisien du 15e arrondissement, l’un des trois enfants d’un couple d’enseignants communistes, qui dut concilier ce qu’il entendait à la maison d’un certain mouvement de l’histoire et le peu d’écho, souvent contraire, qu’il en recevait au dehors. D’un côté la politique et sa présence partout suspectée, de l’autre les jeux, la vie lycéenne, les plaisirs gourmands, les jambes des filles dans les escaliers du métro... Pour dire ce partage insouciant, puis l’émergence d’une douleur sourde, plus tard le retrait critique sans animosité, Bernard Chambaz a choisi un ton léger, nimbé de douce ironie, qui donne à son texte une extraordinaire humanité. Son inépuisable mémoire et son sens aigu du détail pourvoient à la richesse du matériau. Il reconstitue ce que fut une jeunesse communiste française : alliage d’une certitude de mieux savoir, qui vous distinguait intérieurement, et d’un vécu partagé avec les autres adolescents autour des mêmes prétendues futilités. Même si l’on n’allait pas jusqu’à se compromettre à la lecture de Tintin.
Trois scènes d’une tonalité plus sombre interrompent l’écoulement de ce courant d’écriture et le mettent en perspective. La première se déroule le 26 janvier 1924. Ce jour-là, le sang finit d’envahir le cerveau de celui qui a incarné un espoir émancipateur et mis aussi en place les fondements d’un système oppressif. Lénine se meurt et Bernard Chambaz se représente les ultimes soubresauts de sa conscience. La deuxième scène, également admirable de finesse, se déroule en deux temps. En 1956, lorsqu’un tout jeune homme élevé dans un orphelinat fait enfin la connaissance de sa mère et apprend du même coup l’identité de son père, Nicolaï Boukharine, condamné à mort en 1938 lors des purges staliniennes. Celui-là même qui, devant ses juges, s’était déclaré « prêt à se sacrifier au nom de la nécessité historique ». La troisième a lieu à Paris, en 1949, année conjointe de la naissance de l’auteur et du peu glorieux procès Kravtchenko. Ensemble, ces trois épisodes donnent au récit sa gravité de fond et apportent un éclairage indispensable au thème central du livre : la confrontation avec la figure du père, Jacques Chambaz, mort en août 2004, qui fut l’un des dirigeants du PCF dans les années soixante-dix. Dans la mouvance communiste, son patronyme avait longtemps servi de sésame au fils trop sentimental, trop imprévisible, en un mot trop littéraire. Pour celui-ci, le communisme et le père n’auront d’ailleurs toujours fait qu’un : partageant noblesse des valeurs et dogmatisme, intégrité et cécité, culture et raideur, dans une horripilante inaptitude à aborder simplement la vie.
Le roman se termine sous la forme d’une suite de lettres fictives adressées après sa mort au « cher papa ». Le fils se trouvait alors en Asie centrale, dans ces anciennes républiques soviétiques qui avaient retrouvé en un tournemain les usages du passé, sans cesser de consciencieusement entretenir leurs musées Lénine ou Staline. Ces textes superbes d’émotion retenue, chargés d’une connivence qui n’avait pu sans doute que malaisément se dire, délivrent le sens véritable du propos : un sentiment fort de proximité intellectuelle et d’appartenance, qui autorise précisément le regard critique et la plus grande exigence.
Bernard Chambaz, Kinopanorama. Éditions du Panama, 236 pages, 18 euros.
© Jean-Claude Lebrun