Septembre : Poètes et poésie
Une chronique mensuelle de Frédéric Lefebvre en hommage à Pierre Pachet.
On peut désormais accéder à un grand nombre de textes de Pachet sur le nouveau site qui lui est consacré (dont certains de ceux qui sont ou seront cités dans cette chronique).
Septembre 1965 : la Californie, Berkeley. Après un an sur la côte Est, Pachet, sa femme et leur premier enfant vont passer un an sur la côte Ouest des Etats-Unis.
Souvenir : « Nous venons d’y arriver en voiture, après avoir traversé le continent, et sommes installés provisoirement dans un hôtel sur Telegraph. Entre Paris et nous, nous avons mis quelques milliers de kilomètres supplémentaires, après les milliers de milles nautiques qui nous en séparaient déjà lors d’une année sur la côte Est. Et à l’époque, on ne téléphone pas aisément [1]. »
Et souvenir associé : « Un jour […], à l’entrée du campus de Berkeley du côté de Telegraph, deux jeunes gens s’occupaient d’une petite table pliante couverte de brochures contre l’engagement américain au Vietnam (on était en septembre 1965, sous Lyndon Johnson). […] Ces étudiants préparaient, pour le compte du Vietnam Day Committee, un concert à San Francisco. Le ton de leur activité, de leur enthousiasme, de leurs convictions débraillées, était donné par un disque, qu’ils passaient sur un tourne-disque posé sur la table : The Freewheelin’ Bob Dylan. C’est là que j’ai pour la première fois écouté Dylan, été sensible à la voix, aux mots, aux mélodies et à la musique de ce prodigieux charmeur de rats, Mr. Tambourine Man, dont l’appel me sembla irrésistible [2]. »
Pachet connaît le jazz, le blues (il a découvert le jazz dans les années 1950, à Vichy grâce à un « club du disque » ; le blues en 1964-1965, à Washington et New York). Mais il y a le choc de la musique de Dylan : « Une amertume jouée, un cynisme juvénile qui venait heureusement tempérer la naïveté de l’engagement progressiste, un goût pour la liberté des images bousculant le sérieux hérité du folk-song, une imprégnation par l’esprit du blues. Surtout une musicalité inouïe, même dans ces années de si profond renouvellement […] [3]. »
Pachet, évoquant cette époque a posteriori (dans Adieu ou Loin de Paris), tente de rendre compte de cet esprit de jeunesse (plus sensible encore à Berkeley, sur la côte Ouest) : « ce furent des rassemblements de masse, des concerts, des spectacles, et des moyens de diffusion de masse (disques, film, radio) qui, à partir du Free Speech Movement de Berkeley de 1964 […] cherchèrent à agir sur les mœurs, et y parvinrent ». Ou encore : « Sous le doux soleil de la Californie du Nord, à l’ombre des eucalyptus, avec d’enivrantes odeurs d’herbe à fumer comme dans un campement d’Indiens, il semblait que la vie allait se réorienter. Au lieu d’attendre de devenir ce que leurs prédécesseurs adultes étaient devenus, les jeunes étudiants […] se chargeaient de définir pour eux-mêmes et par eux-mêmes de nouvelles règles : celles d’une vie qui se voulait sans autre règle que le désir, le plaisir, une intransigeance finalement floue [4] . »
Mais la musique de Dylan prend pour lui – au moins a posteriori – un sens plus complexe. Il le dit dans un entretien, en invoquant le musicologue Alan Lomax, actif dans les années 1960, pour son « gigantesque travail d’archivage des trésors du jazz et de la musique populaire américaine » :
Grâce à ses livres, il me semble que j’ai appris à la fois à distinguer et à aimer conjointement le jazz, et les multiples styles de la chanson américaine, de la plus populaire à la plus médiatique (Pete Seeger incarnait cette continuité). Ce qui fait que la découverte des disques de Bob Dylan, sur le campus de Berkeley, en 1965, m’a marqué si profondément : car il était, en même temps qu’un inventeur prodigieux et moqueur (ou libre), l’héritier de toutes sortes de traditions américaines (il s’explique là-dessus dans ses Chroniques). Ce n’était pas un jazzman, mais ses chansons sont impensables sans le jazz (et le rock) [5].
La musique de Dylan, qui « venait vous frapper très directement » – « guitare, harmonica et voix » –, était « cependant savante, intégrait un multiple héritage américain » [6].
Il y a aussi la langue anglaise (anglo-américaine), à laquelle Pachet va s’attacher. « Une (petite) partie de moi prend l’air en anglais (comme on sort le bras par la fenêtre) », dit-il [7].
De l’anglais, il aime les « mots de trois lettres (lap, top) », comme il les aime en français. Il aime les « innombrables monosyllabes, leur puissance ramassée, chacun semblant accru de la virtualité de tous ses frères ou voisins : night, light, might, right, fight, sight, tight, bright, plight… ». Il aime les expressions courantes, comme « laptop computer, qui désigne la machine sur laquelle j’écris ceci » (en 1998). Comment traduire : « ordinateur qu’on met sur ses genoux, ordinateur de giron ? » Dans ce mot nouveau (laptop), il aime la « légèreté » (qui accepte d’avance de disparaître « si la chose disparaît ou se démode ») ; il aime la « facilité de la combinaison » (qui « ne requiert pas la colle des déterminants, des suffixes ») [8].
Et il y a la poésie.
En 1964-1965, à Washington, avant de se rendre sur la côte Ouest, Pachet est membre d’un centre de recherches en études grecques, dirigé par Bernard Knox, un spécialiste de Sophocle qui est aussi un ancien volontaire « progressiste » dans la guerre d’Espagne (un homme dont la « sensibilité antitotalitaire se faisait discrètement sentir », aussi bien dans ses écrits que dans les « conversations amicales entre chercheurs »). Knox fait découvrir à Pachet la poésie de W. H. Auden (un Anglais qui a voulu aussi s’engager en Espagne en 1937, installé ensuite aux Etats-Unis) [9]. Auden est alors quasi inconnu en France (c’est le constat que fera encore Pachet dans les années 1980).
Plus largement, Pachet découvre « à la même époque la poésie de langue anglaise, T. S. Eliot, Auden, Ezra Pound » [10].
Il fera connaissance (quand ?) de Pierre Leyris, traducteur de poésie anglaise (William Blake, Eliot), qui raconte les conversations avec Eliot : comment il « répondait exactement à votre question, enrichissant sa réponse d’aspects supplémentaires, mais c’était vous qui aviez fourni l’axe principal » (illustrant un art de la conversation, une certaine « courtoisie » – « prendre la parole sans faire violence à quiconque », « tenter de répondre exactement à la question posée » – que Pachet remarquera à Oxford, à la fin des années 1970, dans un séminaire de chercheurs) [11].
La poésie anglaise, en commençant par Shakespeare. Pachet, tardivement, dans une lettre adressée à Shakespeare (selon le principe d’un ouvrage collectif auquel il participe) : « J’aime les rythmes de la poésie anglaise, auxquels vos œuvres, et d’autres, ont donné une telle force qu’elle a résisté au mouvement de destruction des formes anciennes, destruction que notre époque adore ou à laquelle elle sait mal résister [12]. »
À l’occasion, Pachet invoquera et citera Shakespeare – et aussi Pound, Eliot. Il s’intéressera à Coleridge, Byron, Yeats. Pour Auden, il fera plus : il participera à un effort de traduction collective, et fera publier, d’abord un recueil de ses essais (Essais critiques), puis une œuvre dramatique en poésie et en prose, où Auden réagit à Shakespeare, à La Tempête, prend position – dans un « éloge de l’art » qui est à la fois « brillant » et « veut se garder d’entretenir des illusions » (La Mer et le miroir) [13].
2.
Retour en France (en 1966).
Pachet commence à publier des comptes rendus de livres, et, régulièrement, des textes dans des revues de création comme Les Cahiers du Chemin ou Le Nouveau Commerce. Il y fréquente alors des poètes, qui y publient. Dans un numéro des Cahiers du Chemin, par exemple, où il publie une note sur Freud (n° 10, 1970), figurent aussi au sommaire (entre autres) : Michel Deguy, Claude Mouchard, Jean-Luc Parant, Jacques Réda, Jude Stéfan.
Au tournant des années 1970 et 1980, Pachet écrira sur tous ces poètes (des comptes rendus ou des études plus conséquentes). Jusqu’à réunir certains d’entre eux, en 1984, autour de Rimbaud, pour les faire parler, en poètes et en lecteurs : du poète (« les débats d’ordre biographique à son sujet », son « fameux silence » dans la dernière partie de sa vie) ; et de sa poésie (Rimbaud « a bouleversé ou détruit le vers français, l’alexandrin », et les poètes contemporains invités « trouvent dans leur mémoire les traces de cette bataille ») [14].
Pachet est en contact aussi avec Philippe Jaccottet, poète et traducteur (à commencer par sa traduction de l’Odyssée, dans les années 1950). Pachet se souvient de lui avoir écrit, après avoir lu dans « la précieuse revue L’Ephémère », en 1971, un poème de Marina Tsvétaeva (Lettre de Nouvel An, adressé à Rilke, dont elle vient d’apprendre la mort) : « je lui demandai s’il connaissait cette correspondante passionnée de Rilke : il me dit n’avoir lu d’elle, sans s’y arrêter, que la bonne anthologie publiée par Elsa Triolet chez Gallimard ». Par l’intermédiaire d’un ami américain « russophile », Pachet en apprend plus sur Tsvétaeva (dans un livre de Simon Karlinsky en anglais, « qui cite des poèmes, avec leur traduction, et donne une idée de la vie errante de Marina jusqu’à son retour en URSS l’été 1939 et à son suicide […] le 31 août 1941 ») [15].
Après la parution en français de la Correspondance à trois (au début des années 1980), qui réunit Rilke, Tsvétaeva et Pasternak, Pachet demande à Eve Malleret (qui a traduit les poèmes de Tsvétaeva dans ce volume) de « confier à la revue Passé Présent […] sa traduction du témoignage de Lidia Tchoukovskaia sur les derniers jours de Tsvétaeva en URSS » (la revue est dirigée par Claude Lefort, dont Pachet est désormais proche). Le texte parait dans le numéro trois de la revue, en 1984 – « au moment même », se souvient Pachet, « où mourait la jeune Eve Malleret, qui a tant fait pour diffuser en France l’œuvre de Tsvétaeva » [16].
Pachet évoque aussi sa participation, à la fin des années 1970, à un ouvrage collectif placé sous le signe du poète Hölderlin et de son « intimidante question » : « À quoi bon des poètes, en un temps de détresse ? » (la phrase de Hölderlin sert de titre à l’ouvrage, en allemand, anglais et français). Pachet rencontre Jean-Christophe Bailly, co-directeur de l’ouvrage, qui a publié peu avant une anthologie du romantisme allemand, « originale et novatrice », où il est question, entre autres, de « l’égarement des dernières années de Hölderlin », vues par un témoin à l’« amitié tolérante » (La Légende dispersée). L’éditeur de l’ouvrage collectif (François di Dio) se veut « successeur du surréalisme » ; chez lui, Pachet rencontre Ghérasim Luca, « le poète roumain du Chant de la carpe », un homme « délicat, drôle et désespéré », qui a été l’ami de Paul Celan (et qui se suicidera comme lui) [17].
Et il y a l’amitié avec Georges Perros, puis avec Michel Vachey – presque successivement.
Perros est une sorte de Hölderlin (il a quitté Paris, s’est installé loin, à Douarnenez, peine à faire vivre sa famille). Pachet dans son hommage (Perros meurt en 1978) : « Sa mort me désoriente ; je dois désormais savoir qu’il n’est plus là »… Suit une liste de « pour » : « pour me lire » ; « pour que je lui écrive des lettres » ; « pour que je pense à lui » ; etc. Et à la fin de la liste : « pour m’aider à comprendre ce que de lui je ne comprends pas, dans son caractère, dans ses actes, dans ce qu’il dit, dans ce qu’il écrit, et qui m’attire : son côté Hölderlin, qui m’entraîne, me fait essayer de sortir du petit territoire où je réside ». Attente alors de Pachet : « Ce qu’on peut demander pour l’instant : que les livres de Perros soient disponibles, aisément, qu’ils soient présentés, mentionnés. Que peut-être d’autres textes de lui paraissent, par exemple ces lettres dans lesquelles il faisait l’essai d’une poésie d’oiseau qui chante, qui peut chanter au moment le plus surprenant, à l’hôpital, en prison, à la cuisine, dans l’escalier, au milieu du bruit, des mauvaises odeurs, en écoutant une radio qui crachote, devant la télé [18]. »
Et Vachey. Il est poète, prosateur, plasticien. C’est un homme en marge, ou qui oscille entre la marginalité et le désir de reconnaissance (« Il me semble comprendre qu’il désirait être reconnu, tout en gardant son extrême singularité, consistant à être inconnaissable, et peut-être inconnu, ou hors-connaissance », dira Pachet). Après sa mort, en 1987, Pachet relit les lettres qu’il a reçues de lui, étonné de voir que cette correspondance a duré une dizaine d’années. Il en cite certaines, dont ce passage : « En ce point où la bille du stylo roule toujours, vous vous demandez, cher Petrus Packet, quel usage je fais de votre présence lointaine… » Commentaire de Pachet : « Je me demandais en effet si ces lettres lui servaient à écrire, s’il en reversait la substance ou l’élan dans d’autres écrits, destinés eux à la publication. » Avec le sentiment d’un écart, d’une différence : « Devant ce qu’il écrivait, ce que faisaient sa plume ou ses ciseaux, ses doigts, je me sentais […] gauche, conventionnel, conformiste [19]. »
3.
Dans les poètes français, il y a Baudelaire. Pachet lui consacre son premier livre publié, Le Premier venu (1976). Avec l’énergie puisée dans les thèses et les livres de René Girard, dit-il alors.
Mais comme le fait remarquer Deguy dans un compte rendu, ce livre renverse l’ordre habituel de la lecture : Pachet part des textes en prose pour aller – éventuellement, plus tard – aux poèmes. Le livre est d’abord une analyse de ce que Pachet appelle la « sociologie baudelairienne » : il faudrait pouvoir comprendre la conception qu’a Baudelaire de la peine de mort, du suicide, de la solitude, pour comprendre ces « situations intermédiaires » ou ces figures (de la grande société, ou de la petite qu’est le monde intellectuel) qui s’appellent le « dandy », le « criminel », le « poète » [20]. Dans Le Premier venu, Pachet lit attentivement les poèmes en prose du Spleen de Paris, les écrits intimes, les textes de critique ; peu Les Fleurs du mal.
Il y a alors Rimbaud. Pachet relit quelques poèmes (comme « Les Assis » ou « Mauvais sang »). Il veut rendre à Rimbaud sa faculté d’observer, de penser (qu’il ne soit pas seulement le poète « de la différence intraitable entre les jeunes et les vieux, les révoltés et les "assis" »). Il souligne chez Rimbaud « la précision et la proximité du vu ». S’il y a apparemment de la « méchanceté », de la « haine » dans son regard, c’est seulement une apparence : l’essentiel du texte (« Les Assis ») « s’adonne à la vision captivée qui a renoncé à l’invective ». Rimbaud ne « honnit » pas la Déclaration des Droits de l’Homme (comme le fait « rituellement » Baudelaire), il « s’imagine et se pense lié à cette Déclaration, non dans son contenu intellectuel ou philosophique, mais dans ses conséquences médiocres : elle a fabriqué et fabrique des individualités sans visage, communes, connaissables, dont il est délibérément » [21].
C’est un moment, une séquence temporelle où Pachet se met à traiter régulièrement de poésie (ce qu’il ne faisait pas auparavant) : le tournant des années 1970 et 1980. Une série de comptes rendus dans La Quinzaine Littéraire (mais pas seulement : dans Critique, Le Nouveau Commerce de la Lecture). C’est-à-dire une actualité de la poésie, qui lui semble occuper une place à part :
Il y a une actualité de la poésie comme de l’essai ou du roman, et on demande : « as-tu lu (vu ?) le dernier recueil de Michel Deguy, de Jacques Réda, de Jaccottet ? », ou « as-tu vu la traduction de Mandelstam, de Sylvia Path, de Celan ? », « as-tu lu Ashbery ? ». Mais ces questions pas imaginaires indiquent déjà que ces livres se sentent plus à leur aise dans le temps paresseux et vaguement indéfini de l’échange amical, de l’espoir d’amitié, que dans le temps fiévreux vite révolu où on demande ce qu’autrui a pensé du dernier Foucault, du dernier Tournier ou Ajar, sans vraiment désirer l’apprendre [22].
De même que les livres de poésie occupent une place à part – au sens propre, matériel : « C’est souvent un coin paisible, dans les librairies, que celui où les volumes de poésie semblent attendre. Mais l’inquiétude y flotte aussi, et la concurrence [23]. »
Une place à part, et un rôle important – pour le langage, pour la langue, sa défense :
Chose étrange, qu’il y ait des ouvrages particuliers de poésie, comme marqués d’infamie, professionnellement bizarres, pour témoigner que le langage est encore vivant, pas tout à fait écrabouillé. C’est sans doute à cette fonction que la poésie doit de ne pas être indépendante de l’actualité et de ses quinzaines, puisque le lecteur veut s’assurer qu’actuellement aussi, au milieu des « je veux dire » et des « du point de vue institutionnel », se forment des phrases sensées. Ou justes [24].
La poésie, présente – discutée – dans La Quinzaine Littéraire, n’a pas accès au journal, au quotidien d’information : « Le Monde ne peut pas publier ni faire lire de poèmes – même les pages ou articles méditatifs y sont pressés, emportés dans la vitesse de la précision scrupuleuse, vérifiée, comprimée », dit Pachet. Alors que lire des poèmes peut demander du temps : Deguy, par exemple, dans Jumelages ou Made in USA, semble faire preuve d’une « rapidité redoutable » (« Tout lui est présent simultanément », « la parenthèse fait effet de vitesse »), mais en réalité il « révèle sa lenteur, si secrète, si lointaine, à condition de ne pas tout lire d’un coup » [25].
Dans cette séquence temporelle, Pachet lit des intercesseurs de la poésie ; surtout des poètes écrivant, réfléchissant sur la poésie (comme il avait déjà lu Henri Meschonnic sur Eluard).
Il lit avec passion Ossip Mandelstam sur Dante (l’Entretien sur Dante traduit par Jean-Claude Schneider, dans la revue Argile). C’est une « démonstration véhémente », qui donne la parole « à un Dante présent à portée d’oreille, exposant en personne son propre texte, toutes les techniques, les disciplines, les mouvements qui doivent l’engendrer, passant impétueusement et méthodiquement en revue les situations de parole, les téléscopages perceptifs, l’ubiquité du poète situé dans son texte et autour de lui ». Pachet est sensible en particulier à l’encyclopédisme de Mandelstam, qui ne se contente pas de « replacer Dante dans son époque intellectuelle », mais, avec toute la « curiosité » qui est la sienne (« géologie, cristallographie, linguistique, cinétique, techniques de la couleur ou du plus lourd que l’air, histoire de la musique », etc.), parvient à « replonger la diction poétique », comme « manière de dire et d’apprendre », dans l’ensemble des disciplines. Puis Pachet aborde la poésie de Mandelstam (le recueil Tristia, dont la traduction de 1975 ne lui semble pas toujours satisfaisante – il préférera celle de Jaccottet, qui commence à publier ses traductions en 1981, qui sait mieux « resserrer l’expression, rendre sensible cette étroitesse salubre des choses que le poème atteint »). Conclusion de l’article : « Joie, joie de lire – non pas plaisir, mais confirmation, encouragement, irradiation : être si proches de Dante, de Mandelstam [26] ! »
Pachet lit aussi les entretiens d’André Frénaud avec Bernard Pingaud (Notre inhabileté fatale) ; c’est-à-dire le poète sur lui-même. Il relève (après Pingaud, qui souligne cette faculté des poètes en général) « l’étonnante familiarité » de Frénaud avec son œuvre, dont il semble connaître par cœur de longs passages. Mais s’il est « intemporellement proche de ses propres poèmes », Frénaud « n’apparait nullement narcissique » ; il est bien plutôt « attentif à un bruit porteur de sens et d’images multiples ». Pachet prend l’exemple d’un poème de 1941 (« Les Rois Mages »), un de ceux sur lesquels Frénaud donne des explications « belles et passionnantes ». Frénaud est en captivité en Allemagne, il partage et ressent le « désespoir des prisonniers » ; c’est l’hiver (janvier), il fait froid, ils travaillent tout le jour au-dehors, retournent à leurs baraques le soir. Commentaire de Frénaud (Pachet le cite) : « Parfois, arrivés d’autres chantiers avant nous, des camarades avaient déjà allumé le feu, et l’on voyait la fumée sortir des cheminées entre les arbres. C’est ainsi qu’un certain soir, où la lune était pleine, tout d’un coup, je suis devenu un roi mage dans les premiers mots d’un poème qui se formait en brouillonnant dans ma bouche, réinventant la légende chrétienne. » Pachet cite un extrait du poème :
Nous arriverons trop tard, le massacre est commencé,
les innocents sont couchés dans l’herbe.
Et chaque jour nous remuons des flaques dans les contrées.
Et la rumeur se creuse, des morts non secourus
qui avaient espéré en notre diligence.
Tout l’encens a pourri […] [27].
Puis il cite une autre partie de l’explication, où Frénaud reconstitue l’association de ses idées, des images, motifs (qui repose en particulier sur le souvenir d’un tableau vu à Dijon, enfant, une Adoration des Mages) : « Je pense qu’à la faveur de ce malheur collectif partagé, beaucoup de pulsions et répulsions se sont manifestées, qui venaient de l’enfance… Un désir d’avoir sans donner. Un désir de se dépouiller sans contrepartie […]. Le difficile voyage, les parents incertains, les présents, l’enfant libérateur, le massacre des innocents – je comprends pourquoi "depuis si longtemps" l’histoire des rois mages m’avait touché et s’était organisée dans ma tête sans que j’y prenne garde en un tableau signifiant. » Et Pachet précise : « Frénaud n’est pas précisément croyant » [28].
Pachet lit aussi l’historien Paul Veyne (L’Elégie érotique romaine). Enthousiasme : « une des rares études de littérature générale (et comparée) parues depuis longtemps en français » ; « une étude incroyablement documentée et attentive » sur le poète latin Properce et sur d’autres (Tibulle, Ovide). Veyne semble être un lecteur idéal :
Voilà enfin quelqu’un qui a lu les formalistes russes, Genette, Todorov, Auerbach, Leo Spitzer, Lotman, Riffaterre et qui ne les cite pas pour faire acte de modernisme, mais pour adopter et critiquer des idées. Voilà quelqu’un qui parle de poésie, et qui est apte à proposer des traductions nouvelles et éclairantes des poètes qu’il étudie ; qui parle de poésie latine, et qui peut renvoyer, en connaisseur, à la poésie de Pétrarque ou de Dante, aux sonnets de Shakespeare, aux troubadours occitans, à Théophile de Viau et Jodelle, comme à Rimbaud, Tristan Corbière le méconnu, Apollinaire, Pound ou Char. Qui parle de littérature, et ne se retranche pas dans un attentisme stérilisé, mais risque des jugements, expose et argumente ses goûts dans des formules à la vivacité quelquefois insupportable (« Grünewald, ce Walt Disney de l’art religieux »). Voilà un universitaire (professeur au Collège de France) qui n’a froid aux yeux ni devant les sujets scabreux ni devant les rapprochements inédits et qui se réjouit de le faire savoir […] [29].
Pachet voudrait cependant objecter à la thèse de Veyne (pour qui ce genre de poésie d’amour, appelée « élégie » parce qu’elle est écrite dans un certain vers dit « élégiaque », est le produit d’une « série de conventions » et n’a rien d’« autobiographique » – loin en tout cas des « exigences de sincérité ou d’intensité qui caractérisent les œuvres romantiques ou modernes »). Pachet s’appuie en particulier sur une étude de Stéfan sur Catulle (poète latin d’une génération antérieure). Stéfan, conscient de la distance entre la femme historique (peut-être Clodia) et le personnage féminin évoqué par Catulle (Lesbia), est cependant attentif à la vérité personnelle, au vécu de l’auteur (« Ce n’est point l’amplitude du talent qui compte, ni la quantité des vers, mais le secret restitué », dit-il). Il fournit à Pachet un argument contre Veyne (là où celui-ci met en avant l’« ingéniosité », la « virtuosité », l’« humour léger » de ces poèmes, qu’il lit comme des « jeux de l’esprit ») : « Mais n’y avait-il pas de beauté émouvante et, oui, sincère, chez Properce ou chez Catulle ? Je me le demande […] [30]. »
Et dans cette séquence temporelle, Pachet s’approche de la poésie, la frôle, dans ses propres textes, essais ou articles – en dialoguant avec les poètes, leurs paroles ou leurs écrits.
Pachet, dans un compte rendu de Deguy (Jumelages et Made in USA), presque entièrement écrit sans ponctuation, qui se présente comme un recueil d’une dizaine d’analyses (titrées comme on titre un poème). Dans la dernière section (titrée « Argument de ballet »), il résume et commente un premier poème de Deguy (« Poème de la circonstance ») ; puis il cite (à peu près, et sans le présenter comme une citation, c’est-à-dire sans guillemets) le début des strophes d’un autre poème (sur un tableau de Breughel) ; enfin il propose un rapprochement avec un autre poète (Auden). Le résultat peut être lu comme une sorte de poème :
Poème de la circonstance
il remarque le ballet spontané des clients dans une épicerie
n’exploite pas l’idée pour le poème égoïste, mais danse autour d’elle
sa pudeur extrême, réserve, courtoisie, sa manière, donnent une présence hallucinante au fait allégué et vérifiable à tout instantQuand le monde confine…
Quand le monde encourt…
Et quand le monde…
Et quand le monogramme…
Alors…Poème sur Le Massacre des innocents de Breughel, à l’anglaise, comme le poème d’Auden sur La Chute d’Icare [31]
Ou bien dans un autre compte rendu, de Perros (Papiers collés III), Pachet semble forcer la lecture, tirer un passage écrit en prose vers de la poésie, en vers. Perros, en effet, mêle à ses notations en prose de brefs poèmes (versifiés, généralement de huit pieds mais parfois moins). Et Pachet s’interroge sur cette forme, sur le souhait de Perros de publier ce recueil (qui sera posthume) en mêlant ainsi prose et vers, « comme s’il tenait à ne jamais séparer la poésie des conditions difficiles où elle prenait sa naissance ». Pachet s’interroge sur la poésie elle-même, sa possibilité, son surgissement ; il lui semble que Perros, occupé à « griffonner sur un petit carnet », guette « le moment où la pensée devient vers » ; et il est conduit parfois à des vers plus courts que l’octosyllabe, « comme s’il guettait dans la notation, dans l’éclair de pensée, la venue d’un rythme, sa bienvenue ». Et dans un certain passage, séduit par la proximité des rythmes ou des mesures (sept syllabes, six pieds), Pachet se propose de reformuler Perros, et crée pour ainsi dire un poème de six vers, là où Perros a écrit deux brèves phrases de prose, séparées, suivies d’un poème de quatre vers (et Pachet cite le passage ainsi, en transformant la mise en page, en supprimant les espacements) :
J’écris en chien de fusil.
On se vieillit avant l’âge.
La mort nous laisse vivre
comme on laisse un homme ivre
sortir seul dans la rue
priant Dieu qu’il se tue [32].
Ou encore Pachet, dans son essai De quoi j’ai peur (sur la peur, la rue, l’accident, etc.) ; ce livre dont il dira plus tard, dans un entretien, qu’il est « trop hérissé », qu’il « n’a pas été assez travaillé pour vraiment se donner au lecteur ». Il y invoque Homère, Dante, Mandelstam. Il prend Réda (Les Ruines de Paris) pour un des modèles possibles de la déambulation urbaine ; il évoque même une visite chez lui (vécue ? transposée ? imaginaire ?) qui tourne à la déconfiture (« La soirée se prolonge, chez Jacques Réda ; il n’a rien à me communiquer de sa vie, de sa poésie ; il m’offre gentiment un exemplaire dédicacé de La Tourne ; sa femme s’impatiente ; Réda essaie de s’intéresser à moi, mais je ne suis rien ! »). Dans la deuxième partie (« Petites foules »), Pachet commence par citer in extenso un poème de Mouchard (tiré de Perdre) ; plus loin, il cite un extrait d’un poème de Deguy (tiré de Figurations), évoque une discussion avec lui (et repense aux « expressions » qu’il a laissé passer : « le prix ou la valeur d’un homme, l’attention ou l’inattention, etc. » ; et à celles dans lesquelles Deguy a pu « reconnaître des débats déjà-faits », sur lesquels « glisse la prise » qu’il cherche lui-même). Pour ce livre, Pachet sort dans la rue (à Paris), marche, se mêle à la foule, malgré sa peur. Il réfléchit à la mise à distance nécessaire du réel (ce « monde urbain […] où la plupart du temps on n’a pas une pleine conscience de la réalité et de ses dangers »). À propos des « pensées du regret » (car la vie sociale « est modelée par des regrets »), il voudrait ne pas « céder […] au lyrisme », qui semble « évidemment le mode d’expression le mieux adapté ». Un certain soir, il marche sur le pont de la Concorde, aperçoit un avion, et se demande jusqu’où s’étend le lien possible – et le souci, l’intérêt partagé – avec les autres, les « gens » (« Moi passant du soir, ai-je mon mot à dire autre que dérisoire pathos sur le lien possible entre moi et les habitants de cet aéronef […] ? »). Il revient alors implicitement à la discussion avec Deguy, à la réflexion sur les « techniques de maîtrise sociale de ces difficultés » : les statistiques, l’administration, les « fonctionnaires qui peuvent évaluer ce lien » (entre lui et les passagers de l’avion). Il réfléchit alors – et va jusqu’à écrire – comme un poète :
Est-ce que je dois rester privé, poète, en m’en tenant à mon espace d’ambulation ? Est-ce que je ne peux aussi tenir compte de cet espace de souci qui va jusqu’aux étoiles ? Si l’avion tombait – si j’étais dans cet avion – si mes proches y étaient, mes suppléants – si j’étais moi aussi fonctionnaire de l’administration des hommes – je le suis – j’accueille et rejette ce souci d’un unique mouvement de l’âme : comme on pense à un mur, à une barrière :
l’endroit au-delà duquel on ne peut aller
l’endroit… aller au-delà… on peut pas
Aller (mouvement de l’âme vers l’avant)
Endroit qu’on peut pas (ça s’appelle un mur) (une distance infranchissable) [33].
4.
À Moscou, en 1982. Pachet et sa femme, en mission pour un comité de soutien, le « Comité Kouznetsov », viennent rencontrer les proches de dissidents emprisonnés (au Goulag). Secrètement.
Tout est différent. L’URSS sous Brejnev : une impression de « désastre » ; la « surveillance totale » ; l’Etat qui est le « patron », le « responsable autocrate » ; la foule qui n’en est pas une : « L’impression qu’elle retient quelque chose. Et on ne sait pas si c’est de l’humanité ou de la cruauté [34]. »
Les liens de Pachet avec la Russie (l’URSS). Ses deux parents émigrés des confins de la Russie (Bessarabie, Lituanie). Dans Autobiographie de mon père, Pachet réinvente ou reformule des souvenirs d’enfance de son père – un enfant juif à Tiraspol, qui fréquente un peu « l’école russe », mais pas assez « pour pouvoir citer convenablement quelques vers d’Eugène Onéguine, comme le pouvaient les juifs qui allaient à l’école dans une grande ville, ou qui venaient de familles libérales où la culture profane était mieux considérée ». Pouchkine, le poète national russe. Évoqué encore à propos des années 1950, quand les parents de Pachet le tiennent « écarté » du « monde de l’émigration russe » en France (qui a profondément changé depuis les années 1930, où il comptait encore des « écrivains de très grand talent », comme Marina Tsvétaeva). Pachet connaît une certaine Mania, pourtant, qui est une amie de ses parents (jeune fille, elle est partie « précipitamment » d’Odessa par un des derniers bateaux, dans la guerre civile qui a suivi la révolution). C’est peut-être la seule personne adulte attentive aux émotions de Pachet adolescent, à ses « velléités de projets ou d’ambitions ». Elle comprend qu’il aimerait s’approcher « de la littérature, de l’univers des pensées », et elle lui dit un jour, regardant sa « tignasse négligée » : « Tu sais, te faire couper les cheveux et les coiffer correctement ne t’empêchera pas de devenir poète. Même Pouchkine se peignait [35]. »
Il y a eu le choc de la publication (en Occident) des mémoires de la veuve de Mandelstam, Nadejda, au début des années 1970 (Contre tout espoir). Nous avons alors « découvert qu’elle était toujours vivante en URSS », dit Pachet : « Sous son regard intransigeant, à l’épreuve de sa mémoire fidèle et furieuse, toute la grande poésie russe de l’âge d’or revenait au premier plan : Akhmatova, Tsvétaeva, Mandelstam, Goumilev, Pasternak (aux dépens d’œuvres mieux connues ici : Essénine, Blok, Maïakovski) [36]. »
En Pologne, en 1980, Pachet a discuté avec un professeur d’université, parlé de poésie russe. L’homme est gêné quand Pachet nomme ces grands noms : Akhmatova, Tsvétaeva, etc. Ce sont justement les noms « qui représentent le mieux la survie de la poésie russe à travers l’époque stalinienne », et la censure, dans la Pologne qui s’ouvre au syndicalisme (ce sont les débuts du syndicat libre « Solidarité »), est toujours présente – et le professeur n’est pas un « pilier du régime », mais il est prudent. La langue russe, dit le professeur, est « puissante, oratoire », il faut « la projeter dans une salle, à travers les colonnes » ; ce n’est pas comme la langue française, « presque atone, aux effets subtils » ; pour lui, la poésie russe, désormais, c’est Evtouchenko. Et Pachet, qui a vu à la télévision Evtouchenko « faire semblant d’être libre devant les caméras », qui a lu « avec incrédulité les poèmes anodins » que la censure lui impose, ne décolère pas (intérieurement) : « Evtouchenko ! S’il s’agit de remplir les airs, de beugler, oui ; mais l’air qui vibre n’est-il pas fait pour la vérité [37] ? »
La « tradition lyrique », ou ce qu’on peut appeler le « lyrisme » (comme, peut-être, ce courant appelé « acméisme » qui le prolonge : Akhmatova, etc.), prend alors un autre sens. Dans le contexte français, Pachet peut vouloir prendre ses distances avec ce qu’il appelle (dans Le Premier venu) « l’idéal du lyrisme romantique » ; parce que Baudelaire emploie lui-même le mot « lyrique » pour désigner son projet, et que Pachet veut marquer la différence : « Baudelaire pour ainsi dire étudie la société dans son propre cœur », dit-il en le paraphrasant ; tandis que le poète « lyrique » est celui qui, « dans son cœur, approfondit les mouvements du cœur de chacun, et pour qui la société est forcément extérieure et ennemie » [38].
Dans le contexte français, le lyrisme peut être assimilé – ou pas, toute la question est là – à de l’« égoïsme ». Il est possible de dire que la poésie de Stéfan, par exemple, qui est « lyrique et même élégiaque » (Aux chiens du soir), « n’a rien d’égoïste » ; ou au contraire qu’elle est « un comble d’égoïsme ». Dans le contexte de l’URSS, de la société totalitaire, de la surveillance et de la censure, tout – y compris le lyrisme – prend un autre sens : « La question du lyrisme, de l’expression personnelle et intime, voilà la question politique par excellence [39] ! »
Dans ce séjour à Moscou, une visite qui soulage un moment, plus détendue (avec des difficultés : « un rendez-vous difficilement arrangé par téléphone, des instructions compliquées à suivre à la lettre »). Une visite au poète Guennadi Aïgui, découvert par une première traduction dans la revue Change (traduit par Léon Robel). Il appartient à une « minorité nationale », les Tchouvaches. Son peuple est pour lui, « à beaucoup d’égards », un « peuple de morts et de victimes » (un des poèmes du recueil Sommeil Poésie est intitulé « Famine-1946 »). Dans sa poésie, Aïgui « ne sépare pas morts ou souffrances collectives et morts individuelles, privées, morts des proches : mort d’un peuple, d’une mère ("peuple-maman" et "peuple-père"), d’un ami assassiné par le KGB en 1976 ». Mais, ajoute Pachet, sa poésie « n’est pas pour autant militante » [40].
Pachet se souvient de cette première visite : « Nous avons trouvé le bon immeuble, la bonne entrée, le bon appartement, nous avons sonné, Guennadi nous a ouvert lui-même et accueillis avec chaleur, nous avons parlé en mêlant son français littéraire et mon russe rudimentaire et lacunaire [41]. »
Et aussi, mêlant une citation au souvenir : « Par la fenêtre, dans l’espace entre les immeubles, on voyait un arbre dépouillé aux branches couvertes de neige. L’espace urbain s’ouvrait et devenait celui de la Nature, "parmi les arbres qui semblent attendre / d’être Nommés pour la première fois" [42]. »
Plus tard, après la fin de l’URSS, au début des années 2000, Pachet se rend à nouveau chez Aïgui, mais seul (il est veuf). Ce n’est plus en février mais en septembre. Encore des difficultés : pour trouver un plan de Moscou, pour comprendre comment se rendre chez lui (métro, autobus). Le trajet semble « désespérément long » :
L’autobus bondé, aux vitres embuées de respiration, nous trimballe au bout du monde, entre des rangées d’immeubles. Mais au bout, la chance aidant, il y a en effet un poète dont la femme donne une leçon de piano dans la pièce à côté, et dont l’âme persévérante fait oublier les distances. Ou plutôt : en parlant avec lui tant bien que mal, en regardant par la fenêtre une branche d’arbre qui se dépouille sous la pluie, je me dégage de mon appartenance parisienne, je sens s’exercer cette autre attraction qui vient de la gravité que la poésie a (avait ?) dans les terres russes, où elle suscite les accusations et tant d’espoir [43].
5.
Trois moments de la réflexion de Pachet sur Perros, pour éclairer certaines notions ou lever des ambiguïtés.
D’abord le moment où Pachet rapproche Perros de Hölderlin, à propos de Papiers collés II (où Perros s’exprime en effet sur Hölderlin : il ne pense pas, ayant lu les Poèmes de la folie, les témoignages, qu’Hölderlin soit fou pendant toutes ces années, mais qu’il le laisse croire). Perros est comme Hölderlin, il refuse l’ambition, la grandeur. Pachet : « Hölderlin n’est pas seulement une sensibilité exceptionnelle […] c’est surtout ce que Goethe n’a pas compris, ce que Hegel a méconnu ; non pas tant parce qu’il était dans la folie et eux dans la raison […], que parce qu’ils ont accepté la grandeur, et de jouir d’elle, alors que Hölderlin s’installe dans la fragilité du sentir. » Pachet décrit alors en détail la vie modeste ou pauvre de Perros à Douarnenez : « Il n’a ni téléphone, ni voiture, ni télévision, ne gagne pas assez d’argent pour vivre petitement et sans inquiétude […]. Socialement, il est entre le petit employé et le clochard, issu d’un milieu social écrasé, effiloché par la ville. » Mais Pachet n’aborde pas directement la poésie de Perros (qui est moins présente dans ce volume que dans Papiers collés III). Il cite (partiellement) la définition que Perros donne de lui-même : « ni poète ni romancier ni philosophe » (Perros ajoutait : « ni essayiste ni dramaturge »). Pachet aborde la question en général : « La question de la poésie est morale. » C’est l’idée de Perros, selon laquelle il n’y a pas de « hiérarchie » dans les sujets de la poésie : « Son éthique commande de mettre ses pouvoirs au service de la vérité du premier venu, fût-il vulgaire. » Pachet résume en quelque sorte le projet de Perros (on pense à Une vie ordinaire, son autobiographie en vers) : « Dans la vie quotidienne, rien d’admirable, mais du beau, du tendre, de l’horrible, de l’ennui. » Puis il cite une phrase de Perros, qui ouvrirait sur une autre interprétation – mais sans développer : « Avoir plutôt recherché la poésie de mes semblables, ce qu’ils secrétaient de poésie sans le savoir, que tout le reste qui est néant à l’état pur [44]. »
Dans un deuxième temps, dans la séquence où il traite régulièrement de poésie, Pachet s’arrête au contraire sur la place des poèmes et de la poésie (dans Papiers collés III) : « Les poèmes sont […] en un sens au sommet de l’écriture de Perros, comme au sommet de son admiration. » Pachet s’interroge sur le surgissement de ces brefs poèmes qui « parsèment » le livre, au milieu des notations en prose ; sur l’octosyllabe, le mètre le plus fréquent, « où la phrase doit danser comme un ours sur une étroite plate-forme » (un mètre qui lui semble « narratif et moqueur ») ; il réfléchit à la cause et à l’effet du passage au poème : « Le lecteur ressent cette accélération, cette concentration, cette pression exercée par l’art sur les plus humbles histoires. » Il insiste sur la proximité – peut-être paradoxale – de la poésie de Perros avec des extrêmes : c’est une « écriture tenue par une double allégeance, au plus raffiné et au plus simple, Hopkins et Queneau et Hopkins dans Queneau » (Pierre Leyris, avec qui Pachet est en contact, traduit au même moment un recueil de Hopkins, poète anglais réputé difficile). Pachet insiste également sur la proximité conjointe de Perros avec le « bavardage » et avec le « silence » (ou une certaine forme de « laconisme » : Pachet réfléchit au même moment au laconisme dans le roman, chez Camus, chez Peter Handke, apprécie le premier, doute du second) : chez Perros, c’est une « écriture orale […] au carrefour de la rumination solitaire, du bavardage, de la chanson, du poème » ; et aussi bien une « tactique rusée consistant à frôler le banal, les expressions du dialogue quotidien […], mais en y injectant suffisamment de vide, de silence, de pensée, pour que le banal devienne oiseau dans un espace ». Et toujours la dimension éthique : « Poétique dans son rythme, dans sa vitalité, la vision de Perros est avant tout morale dans sa teneur […] [45]. »
Dans un troisième temps, plus tard (à la fin des années 1990), Pachet revient sur le premier Perros (celui des années 1960, de Papiers collés II). Mais autrement.
Il a entretemps orienté ses recherches vers d’autres genres littéraires : le roman, le conte, la fiction en général ; l’essai ; et aussi le journal intime (Les Baromètres de l’âme). Pour ce dernier projet, il s’est limité à la naissance du journal intime au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle ; mais il aurait voulu aborder des « textes plus contemporains », comme il le dit dans un entretien (il cite des noms comme Gide, Valéry, d’une part, Perros, Matthieu Galey, Renaud Camus, d’autre part) ; et il aurait voulu traiter à la fois du journal intime et du genre de la correspondance (il avait évoqué la qualité des lettres de Perros, dans son premier hommage après sa mort). Et il va aborder ce genre, en quelque sorte, par la pratique : en hommage à André Dalmas, le fondateur du Nouveau Commerce (mort en 1989), Pachet fait publier une brève correspondance qu’il a eue avec lui dans les années 1980 (et séparément, il publie un bref hommage biographique) ; en hommage à Michel Vachey, il écrit une étude où il mêle cette fois dans sa réflexion – après étonnement, au vu de ce « temps vécu » et « oublié » – la correspondance et la vie de Vachey, méditant sur « ce sens de la solitude qu’il avait, et dont témoignait paradoxalement sa passion des correspondances » : « Correspondre, envoyer des nouvelles de l’activité de son esprit et de ses mains, ce n’était pas rompre sa solitude, mais la renforcer, la souligner, la mettre en valeur et l’exprimer [46]. »
À un certain moment, dans les années 1990, Pachet, avec sa fille Yaël, va prendre en charge l’édition de la correspondance de Perros et de Brice Parain (écrivain et philosophe). Elle porte essentiellement sur les années 1960 (Parain est mort en 1971). Pachet et sa fille ont un certain mal à ordonner la correspondance – « une recherche irritante et amusante » –, car Perros ne date pas ses lettres (celles de Parain sont datées) ; mais ils constatent qu’elle atteint un « point culminant dès le début » (en 1962). En effet, la « prévention » de Parain contre la poésie provoque alors un échange qui va au fond des choses. Pachet retient en particulier une lettre de Perros (numérotée 100), qu’il faudrait citer en entier – « ce qui serait absurde », dit-il – tant elle constitue « l’un des sommets de cette correspondance (et de son œuvre) » [47].
C’est peut-être une ambiguïté du mot « poésie » qui est levée ici. Ou si elle est levée seulement pour les deux correspondants, pour Perros et Parain, cet échange pourrait éclairer au moins ce que Pachet appelle l’« idéal à la fois esthétique et éthique » de Perros ; et peut-être le sien [48].
Pachet cite donc plusieurs phrases de la lettre de Perros. La première : « Le plus beau poème du monde ne sera jamais que le pâle reflet de ce qu’on appelle la poésie, qui est une manière d’être, ou, dirait l’autre, d’habiter ; de s’habiter [49]. »
Autre phrase citée : « La poésie, c’est l’indifférence à tout ce qui manque de réalité [50]. »
Pachet ne cite pas celles-ci, qui font écho à une phrase – sans doute contemporaine – de Papiers collés II, qu’il avait précédemment citée (« Avoir plutôt recherché la poésie de mes semblables », etc.) : « En fait, la poésie, c’est de considérer tous les hommes en poètes, comme s’ils étaient des poètes. Et y tenir. Aucune possibilité de déception. »
Puis Pachet évoque la réaction de Parain : il est « surpris et comblé ». Pachet le cite, dans sa lettre de réponse : « Si c’est cela que vous appelez la poésie je signe. Moi j’appelais jusqu’ici la poésie le métier qui consiste à écrire des poèmes [51]. » Et dans la phrase suivante (que Pachet ne cite pas), il reformule ce que Perros appelle une « manière d’être » : « Je ne crois pas que ce soit la même chose que de vivre en poète comme nous le devrions », etc.
Cependant, malgré ce moment d’accord (sur les sens possibles du mot « poésie »), la divergence persiste (sur la poésie écrite, sur les poèmes) : Parain a « une conception somme toute assez traditionnelle de la poésie comme forme "ornée" du langage littéraire », dit Pachet ; de là, une tendance « à la voir comme un dangereux surcroît de langage » ; Perros, au contraire, « continue à la considérer comme un effort de dépouillement » [52].
Et Pachet aborde bientôt à nouveau ces notions – et cette correspondance – dans un exposé à la Bibliothèque Nationale de France (en 2002), sur Parain et la désaffection qu’a connue son œuvre – et ce, dès les années 1960. Une œuvre où le silence, le mutisme (des soldats revenant du front en 1914-1918, des paysans de tout temps), jouait un rôle important. C’est une des explications que donne Pachet de cette désaffection : « Si l’œuvre de Brice Parain a perdu de son autorité, de son audience […], c’est qu’on a perdu contact avec un certain type de silence, de mutisme, de laconisme, de taciturnité (dans le monde des lettres et de la pensée) ; ce silence est sans doute resté vivant chez les poètes, mais Parain ne se situait pas dans leurs parages, et ne parlait des poètes que de très loin, sans voir en eux des alliés ni des inventeurs (Georges Perros le lui a reproché dans leur Correspondance) [53]. »
Explication, aussi, sur la première phrase de la lettre de Perros (« Le plus beau poème du monde », etc.). L’allusion – qui ne fait aucun doute, dit Pachet – désigne le philosophe Heidegger (« l’autre ») et par conséquent Hölderlin. Pachet reconstitue ailleurs, au même moment, une partie du contexte : « Dans les années 1960, aussi bien l’œuvre poétique d’Hölderlin que l’énigme posée par la folie d’un créateur de son envergure avaient fini par devenir un thème important […]. » Pachet a lu à l’époque un livre de Jean Laplanche, un psychanalyste, sur Hölderlin (paru en 1961). Perros, lui, a « sans doute » lu un essai de Heidegger (« L’homme habite en poète… »), dont le titre reprend une phrase de Hölderlin ; ou son livre Approche de Hölderlin (traduit en 1962) [54].
6.
Une élève de Heidegger – célèbre – s’appelle Hannah Arendt.
Elle a rédigé, dit Pachet, un « superbe texte » sur Heidegger, dans son recueil Vies politiques, où elle donne des « esquisses biographiques » de « grandes figures contemporaines, écrivains, philosophes, révolutionnaires de tout bord ». Elle lui reprend un « dicton » (Pachet la cite) : « Penser : remercier » (en allemand : « Denken : Danken »). Mais elle souligne aussi, dit Pachet, dans un autre livre (La Vie de l’esprit), comment Heidegger participe « théoriquement » à la « destruction du monde de l’action » (de « l’action politique »), qui lui semble être un projet du monde moderne. Dans un autre livre encore (La Condition de l’homme moderne), elle développe cette notion d’action qui compte pour elle, parmi ces trois notions qu’il lui semble fondamental de distinguer : « le travail (labor), l’œuvre (work), l’action (que les Grecs nommaient praxis) » [55].
En tête du portrait de Brecht dans Vies politiques, Arendt cite un extrait d’un poème d’Auden (en hommage à un ami poète disparu, Louis MacNeice). Car Arendt, philosophe, « aime les poètes », dit Pachet ; elle a elle-même « espéré en la poésie (diction, échos, rythmes, rimes) » ; elle « a écrit des poèmes à partir de l’âge de dix-sept ans ». Puis, émigrée aux Etats-Unis, elle a voulu « se familiariser avec la culture de langue anglaise, en particulier à travers sa poésie » ; par le poète Randall Jarrell, elle a découvert les œuvres d’Emily Dickinson, de Yeats, d’Auden [56]. Tardivement, elle a rencontré Auden, ils se sont liés d’amitié. A la mort d’Auden (1973), elle a écrit un texte d’hommage, où elle cite des extraits de plusieurs poèmes.
Quand Pachet entreprend, avec Claude Habib et Claude Mouchard, de traduire des essais d’Auden (Essais critiques), il leur semble nécessaire de joindre au recueil le texte d’Arendt.
Sur la poésie anglaise (de langue anglaise). Des particularités que Pachet souligne à l’occasion.
Elle n’a pas connu de révolution formelle à la hauteur de ce qui s’est produit en français (le vers libre, l’abandon des formes régulières : quatrain, tercet, etc.). Pas de « destruction des formes anciennes » en anglais (comme le rappelle Pachet, en s’adressant fictivement à Shakespeare). Lisant Sylvia Plath (le recueil posthume Ariel, à l’occasion de sa première traduction française), Pachet souligne cet aspect, sur la question des rythmes, de leur régularité : « Chaque poème associe le dessin net d’un motif découpé dans les jours […] et la force contenue d’un modèle rythmique très régulier, très individuel. Ainsi procède souvent la poésie anglaise, fière de sa langue qui s’y prête. Le lecteur anglophone, je suppose, peut pleinement concentrer son attention sur l’élucidation des énigmes apparentes, sur l’identification de l’anecdote et des thèmes, justement parce qu’il peut faire confiance à son "oreille" pour la juste perception des constructions rythmiques. » Lisant les essais du poète Joseph Brodsky (expulsé d’URSS, installé aux Etats-Unis), Pachet tente de mesurer l’écart entre la culture anglo-saxonne et la culture française sur ce point (qui expliquerait qu’un poète comme Auden soit méconnu en France) : il manque en France « l’estime pour les aptitudes professionnelles des poètes, pour leur savoir-faire » (« le savoir-versifier, le savoir-imager ») [57].
De la même façon, il manque dans la culture française l’habitude de poèmes « qui racontent ou disent quelque chose de façon directe », de poèmes « tels qu’on pourrait les envoyer à quelqu’un en signe d’amitié ». C’est la question de la place ou du rôle du poète ; la question, en particulier, du « poème de circonstance ». Est-ce qu’on s’adresse à un poète français, demande Pachet, « pour lui demander un poème commémorant une occasion, déplorant une perte, célébrant un succès » ? Non, car on croirait « insulter la poésie même, dans une culture qui […] veut que la poésie soit originalité absolue, liberté absolue par rapport aux règles et aux conventions » [58].
Il pourrait ainsi y avoir une autre forme d’« autorité » du poète, dans la culture anglo-saxonne. Pachet évoque en particulier ce personnage d’une pièce de Yeats (poète irlandais), Le Seuil du palais du roi. Dans un royaume de légende, le roi a écarté le poète (officiel) de son Conseil ; le poète, s’appuyant sur une vieille coutume (que Yeats dit avoir trouvée dans « de vieux romans irlandais en prose »), veut protester et appeler le « déshonneur » sur le roi : il choisit de se laisser mourir de faim, car la coutume veut que si un homme offensé se laisse mourir de faim à la porte d’un autre, le peuple déshonorera cet autre (fût-il le roi). Pachet, résumant la fin de l’histoire : « Insensible aux appels de ses élèves et de sa bien-aimée, il se laisse en effet mourir, renonçant à détruire le pouvoir que le roi conserve, mais gagnant une autre autorité. » Pachet précise que cette pièce est écrite avant « l’invention et l’utilisation de la grève de la faim » ; c’est la « sensibilité » de Yeats qui lui a permis « d’anticiper sur les développements politiques » [59].
7.
La notion d’autorité – et la notion chez Arendt, dans La Crise de la culture –, c’est ce qui sert de point de départ à une autre réflexion de Pachet sur Auden (après la publication des Essais critiques, au moment où Pachet traduit, avec Bruno Bayen, La Mer et le miroir).
Pachet souligne plusieurs affinités entre Arendt et Auden (qui a lu et commenté La Condition de l’homme moderne : « il y reconnaissait avec joie des éléments de sa propre pensée »). En particulier sur la notion de tradition : les deux « jugent que, dans notre monde, elle a perdu sa valeur classique » [60].
Auden constate une « modification profonde » du sens du mot « tradition ». Pachet le cite : « Il ne désigne plus une façon d’agir transmise d’une génération à la suivante ; avoir le sens de la tradition signifie désormais avoir conscience que l’ensemble du passé est présent, tout en étant un tout structuré dont les parties sont liées les unes aux autres comme un avant à un après » (et donc, poursuit Auden, « la responsabilité du choix et de la sélection repose directement sur les épaules de chaque poète, et elle est bien lourde »). Commentaire de Pachet : « Désormais fragile, le lien au passé incombe à chacun : les lecteurs et en particulier les poètes, en s’entre-reconnaissant, lui donnent de la stabilité et guident qui veut bien se laisser guider [61]. »
Arendt fait un constat analogue. Pachet la cite : « avec la tradition, nous avons perdu notre solide fil conducteur dans les vastes domaines du passé ». Ou encore : « dans le monde, l’autorité s’est effacée presque jusqu’à disparaître » [62].
Avec une différence : « Là où Auden en tire des conséquences sur le plan de la tâche des poètes, Arendt élargit ses conclusions à l’ensemble de la vie des hommes d’aujourd’hui, qui se trouvent comme contraints d’inventer leur façon de vivre, dans une confrontation nue avec les tâches "élémentaires" […] [63]. »
Arendt procède, dans son texte d’hommage et ailleurs, en citant des extraits de poèmes d’Auden, parfois des phrases tirées de ses essais. Pachet la suit pas à pas, relit les poèmes qui l’ont intéressée, les traduit si nécessaire (certains ne l’étaient pas, ne figurent pas dans le recueil Poésies choisies, ou bien il préfère les retraduire).
C’est l’hommage à la poésie tout entière que retient Pachet dans le travail d’Arendt. Un hommage double : les poètes lui semblent pouvoir « être des maîtres de vie et même de sagesse », malgré « leur folie, l’étrangeté de leurs mœurs » ; et leur parole « préserve un lien quasi sacré avec la mémoire » [64].
Pachet cite encore Arendt (dans La Condition de l’homme moderne) : « La durabilité d’un poème est produite par condensation, comme si le langage parlé dans sa plus grande densité, concentré à l’extrême, était poétique en soi. Ici la mémoire […], mère des muses, se change immédiatement en souvenir : pour réaliser cette transformation, le poète emploie le rythme, au moyen duquel le poème se fixe presque de lui-même dans le souvenir [65]. »
Chez Auden en particulier, Arendt apprécie aussi le « laconisme », la « réticence » ; pour elle, Auden est un grand poète (Pachet la cite) car il « s’est contraint, dès sa jeunesse, à ne pas parler en prose, vaguement et au hasard, de choses qu’il sait dire de façon beaucoup plus satisfaisante dans le langage condensé de la poésie » [66].
Pachet touche à ce qu’il appelle le « paradoxe » : en vertu de leur « don », Arendt semble attribuer aux poètes « une sorte d’autorité qui vaut pour tous » – dans ce monde moderne qui est « sans autorité » [67].
Pachet s’appuie alors davantage sur les poèmes d’Auden. Un en particulier : le poème à la mémoire de Yeats (« À la mémoire de W. B. Yeats », qui figure dans Poésies choisies, mais dont Pachet retraduit des passages). Auden rend hommage à Yeats. Il s’adresse à Yeats disparu, mais aussi à lui-même. Il évoque l’angoisse de l’époque et incite le poète à poursuivre. Pachet traduit (on peut déplier ici la strophe, lui rendre sa forme, là où Pachet la cite repliée) :
Poursuis, poète, poursuis
Jusqu’au fin fond de la nuit,
Que ta voix qui n’use pas de contrainte
Nous persuade encore de nous réjouir [68].
Et la fin du poème, qui s’adresse toujours à Yeats, au poète. C’est un « appel paradoxal », dit Pachet – qui traduit le dernier vers : « Enseigne la louange à l’homme libre » (« Teach the free man how to praise ») [69].
Commentaire, explication – qui permet, selon Pachet, de mieux comprendre ce qu’Arendt entend par « l’autorité de la voix du poète » :
La parole du poète, comme l’injonction des mœurs et de l’éducation, n’a pas la force de la loi ; son autorité, distincte de la contrainte, tient justement à ce qu’elle laisse libre, et même à ce qu’elle dépend de la capacité de l’auditeur, du citoyen, du lecteur, à se mettre à son écoute, à reconnaître sa force. « Still persuade us » : persuade-nous en dépit de la dureté des temps, et en dépit du caractère de l’autorité que tu exerces [70].
Et sur le mot « louer » (to praise) qui termine le poème, et qu’Arendt semble approuver, un dernier commentaire de Pachet. Il faut considérer l’attitude d’Arendt en général « à l’égard du monde et de la vie » : « Selon elle, le monde n’est pas une donnée indifférente ; il ne se maintient pas sans notre souci et notre gratitude envers ce qui nous est donné. » Ainsi chacun, y compris le poète, peut (et doit) « exercer son jugement », « considérer les événements » ; mais dans « un monde qui a perdu le sens de la louange organisée parce qu’il a ouvert à chacun la possibilité et même la tâche d’apprécier ce qui est (et qui comporte aussi l’horreur et le malheur) », le poète, qui a reçu un « don particulier », doit aussi se souvenir « qu’il n’est pas maître de ce qui est », et « reconnaître sa dette » [71].
[1] Loin de Paris. Chroniques 2001-2005, Denoël, 2006, p. 44.
[2] Ibid., p. 69-70.
[3] Sans amour, Denoël, 2011, p. 44 ; Loin de Paris, op. cit., p. 70.
[4] Adieu, Circé, 2001, p. 102 ; Loin de Paris, op. cit., p. 70-71.
[5] Entretien avec F. Médioni, Improjazz, n° 193, 2013, p. 31.
[6] Loin de Paris, op. cit., p. 70.
[7] « L’amour des deux langues », Revue d’Esthétique, n° 33, 1998, p. 170.
[8] Ibid., p. 169 ; « Sir… », in D. Goy-Blanquet (dir.), Lettres à Shakespeare, Ed. Thierry Marchaisse, 2014, p. 125 ; « L’amour des deux langues », op. cit., p. 169.
[9] « Regard rétrospectif », in A. Le Normand-Romain, P. Pachet, Du Fragment, INHA / Ophrys, 2011, p. 16.
[10] Ibid., p. 18.
[11] « Cinq rencontres à Oriel Collège, Oxford », Agenda de la Pensée Contemporaine, n° 19, 2010, p. 46-48.
[12] « Sir… », op. cit., p. 125.
[13] Postface à W. H. Auden, La Mer et le miroir. Commentaire de La Tempête de Shakespeare, traduction de B. Bayen et P. Pachet, Le Bruit du temps, 2009, p. 138.
[14] « Avant-propos » et « Présentation », in P. Pachet (dir.), Des Poètes d’aujourd’hui lecteurs de Rimbaud, 34-44, Université Paris VII, 1984, p. 22, 5, 3.
[15] « Tsvétaeva. Une vie donnée au désir d’aimer », La Quinzaine Littéraire, n° 503, 1988, p. 23 ; « Jaccottet et les poètes russes. Histoire d’une rencontre », Revue Lettres, n° 1, 2014, p. 262.
[16] « Tsvétaeva. Une vie donnée au désir d’aimer », op. cit., p. 23.
[17] « Sobriété de Jean-Christophe Bailly », Europe, n° 1046-1048, 2016, p. 33-34.
[18] « Avant souvenir ou étude », La Nouvelle Revue Française, n° 308, 1978, p. 183-184.
[19] « Correspondance avec M. V. », in Michel Vachey, Alessandro Vivas, 1993, p. 7-10.
[20] Le Premier venu. Baudelaire : solitude et complot, édition revue et augmentée, Denoël, 2009, p. 117, 13 (1re édition 1976). Voir M. Deguy, « Sur la pensée politique de Baudelaire », Critique, n° 355, 1976, p. 1210.
[21] « Chats giflés », Po&sie, n° 7, 1978, p. 96-98.
[22] « Un deuxième volume (enfin !) des œuvres de Blake », La Quinzaine Littéraire, n° 259, 1977, p. 13.
[23] Idem.
[24] Idem.
[25] « Gaffe injure attention », Critique, n° 385-386, 1979, p. 556-557.
[26] « Lecture et relecture. O. Mandelstam », Le Nouveau Commerce de la Lecture, n° 17, 1977, p. 8-9 ; « De l’Odyssée à Mandelstam », Sud, n° 80-81, 1989, p. 259 ; « Lecture et relecture. O. Mandelstam », op. cit., p. 10.
[27] « Quand le poète déborde ses personnages », La Quinzaine Littéraire, n° 302, 1979, p. 15-16.
[28] Idem.
[29] « Sur Properce et quelques autres », La Quinzaine Littéraire, n° 403, 1983, p. 23.
[30] Ibid., p. 23-24.
[31] « Gaffe injure attention », op. cit., p. 559.
[32] « Georges Perros : lucidité et poésie », La Quinzaine Littéraire, n° 293, 1979, p. 4.
[33] Entretien avec G. Moreau, Les Moments Littéraires, n° 18, 2007, p. 27 ; De quoi j’ai peur, Gallimard, 1979, p. 15-16, 80, 92, 72-73, 94-95, 80, 95.
[34] La Violence du temps. Fiodorov et Mourjenko camp n° 389/36, Seuil, 1982, p. 114, 30, 23, 20.
[35] Autobiographie de mon père, Le Livre de poche, coll. « Biblio », 2006, p. 18 (1re édition 1987) ; Sans amour, op. cit., p. 52-55.
[36] « L’URSS, les démocraties populaires et La Quinzaine », La Quinzaine Littéraire, n° 459, 1986, p. 33.
[37] Le Voyageur d’Occident (Pologne. Octobre 1980), Gallimard, 1982, p. 169-170 ; « Par l’auteur de L’Hôtel blanc », La Quinzaine Littéraire, n° 395, 1983, p. 10 ; Le Voyageur d’Occident, op. cit., p. 170.
[38] Ibid., p. 169-170 ; Le Premier venu, op. cit., p. 99-100 (Pachet cite une lettre où Baudelaire signifie à son interlocuteur que les renseignements qu’il demande sur Rétif de la Bretonne et sur Sade ne sont pas pour lui mais pour quelqu’un d’autre : « Le sieur Baudelaire a assez de génie pour étudier le crime dans son propre cœur », ibid., p. 110) ; Le Premier venu (1re édition), Denöel, 1976, p. 120 (ici, la 1re édition dit mieux l’idée initiale de Pachet ; dans la formulation de la 2e édition, l’idée est atténuée ou brouillée : le « lyrique » est alors désigné comme celui qui, « dans son cœur, affirme approfondir les mouvements du cœur de chacun, et pour qui la société est à la fois extérieure, et ennemie », Le Voyageur d’Occident (Pologne. Octobre 1980), Gallimard, 1982, p. 169-170 ; « Par l’auteur de L’Hôtel blanc », La Quinzaine Littéraire, n° 395, p. 10 ; Le Voyageur d’Occident, op. cit., p. 170).
[39] « Poète-chien dans un monde-chien », La Quinzaine Littéraire, n° 306, 1979, p. 16 (la formule « n’a rien d’égoïste » appartient au manuel de Littérature latine de J. Bayet, et s’applique à l’origine à Ovide, pour ses Tristes ; Pachet compare Stéfan à Ovide, et cite Bayet pour analyser les deux) ; Le Voyageur d’Occident, op. cit., p. 171.
[40] « Aïgui est là », Europe, n° 935, 2007, p. 269 ; « Une bouleversante simplicité », La Quinzaine Littéraire, n° 413, 1984, p. 13 ; La Force de dormir, Gallimard, 1988, p. 187-188.
[41] « Aïgui est là », op. cit., p. 269.
[42] Idem.
[43] Loin de Paris, op. cit., p. 45.
[44] Compte rendu de G. Perros, Papiers collés II, Les Cahiers du Chemin, n° 19, 1973, p. 100, 92-93, 100-101.
[45] « Georges Perros : lucidité et poésie », op. cit., p. 4 ; « Criminels sans crime. Une lecture girardienne de La Femme gauchère », Littérature, n° 32, 1978, p. 87 ; « Georges Perros : lucidité et poésie », op. cit., p. 4.
[46] Entretien avec J.-P. Salgas, La Quinzaine Littéraire, n° 570, 1991, p. 14 ; « Correspondance avec M. V. », op. cit., p. 7-8.
[47] « Avant-propos » et « Note des éditeurs » (avec Yaël Pachet), in B. Parain et G. Perros, Correspondance (1960-1971), Gallimard, 1999, p. 23, 18, 13.
[48] Ibid., p. 10.
[49] Ibid., p. 13.
[50] Idem.
[51] Ibid., p. 14.
[52] Ibid., p. 12, 14.
[53] « Du jour au lendemain : les raisons d’une désaffection », in M. Besseyre (dir.), Brice Parain, un homme de parole, Gallimard / Bibliothèque Nationale de France, 2005, p. 162.
[54] « Hölderlin et la psychanalyse : retour sur le livre de Jean Laplanche », in A. Lacaux (dir.), Littérature et psychanalyse, Textuel, n° 39, 2000, p. 109 ; « Avant-propos » (avec Yaël Pachet), op. cit., p. 13.
[55] « Le long voyage méditatif d’Hannah Arendt », La Quinzaine Littéraire, n° 408, 1984, p. 14 ; « Dans les temps sombres », La Quinzaine Littéraire, n° 202, 1975, p. 20 ; « Le long voyage méditatif d’Hannah Arendt », op. cit., p. 14.
[56] « L’autorité des poètes dans un monde sans autorité », in Avons-nous encore un monde ?, Cause Commune, n° 3, 2008, p. 114-115.
[57] « Sir… », op. cit., p. 125 ; « Sylvia Plath », La Quinzaine Littéraire, n° 283, 1978, p. 12 ; « La force de Brodsky », La Quinzaine Littéraire, n° 520, 1988, p. 5.
[58] « Par l’auteur de L’Hôtel blanc », op. cit., p. 9 ; « Gaffe injure attention », op. cit., p. 557 ; « La force de Brodsky », op. cit., p. 5.
[59] Aux Aguets. Essais sur la conscience et l’histoire, Maurice Nadeau, 2002, p. 72.
[60] « L’autorité des poètes dans un monde sans autorité », op. cit., p. 115.
[61] Ibid., p. 115-116.
[62] Ibid., p. 115.
[63] Ibid., p. 116.
[64] Ibid., p. 116-117.
[65] Idem.
[66] Ibid., p. 117.
[67] Ibid., p. 117, 114.
[68] Ibid., p. 118. Pachet donne l’original en note : « Follow, poet, follow right / To the bottom of the night, / With your unconstraining voice / Still persuade us to rejoice. »
[69] Ibid., p. 119.
[70] Idem.
[71] Idem.