Sophie Coiffier | Tiroir central | 2




2. Avaler la pilule





Se retrouver dans un décor un peu années cinquante, si on excepte la relative laideur des meubles, surtout des chaises qu’on verrait plus volontiers dans un western, sauf qu’elles paraissent avoir été moulées dans du plastique – comme toutes les imitations cheap. Aux fenêtres, apercevoir une pente enneigée, abrupte, flanquée de mélèzes. Entendre une musique qui n’a rien à voir avec les années cinquante, sauf à supposer que Justin Bieber puisse être copie trémoussante de Lou Van Burg, cependant ponctuée de sons de quilles en voie de désintégration. Voir arriver les commandes au bras d’une vaillante serveuse qui doit être monitrice de surf des neiges à ses heures gagnées. Maintenant, devant toi, un citron pressé chaud dans une chope à bière tellement vaste et renflée qu’on y projette plutôt l’élevage d’une famille de grenouilles. Préciser que tu as arrêté les glucides depuis un mois, autrement dit le sucre, et que ce citron chaud tu vas devoir le boire tel quel. Te revient en mémoire le visage de ton grand-père Jean, sa figure se plissant dans une grimace enfantine, à chaque fois qu’il goûtait à du citron : « j’aime ça, oui, mais c’est dur quand même ». A chaque lampée, le visage de Jean se contracte, répétant en ton for intérieur la même moue tant aimée.

Se trouver dans un dîner parisien, autour d’une table qu’on a pris soin de recouvrir d’une nappe comme on le fait pour les repas de famille dans les grandes occasions. La table a été rallongée au maximum, ce qui fait que l’on peine à tourner autour : notre hôte a fait les choses en grand. Aussi, il nous annonce le menu : quenelles de Lyon. Mon sang se fige dans mes boyaux. Comment concilier l’amitié de se réjouir d’une telle attention et l’appréhension que j’ai d’avance d’essayer d’avaler cette bouillie fantomatique de brochet ? Cette détestation a, comme il se doit, une histoire sans autre justification, s’agissant simplement de boules de pâte gonflées dans de l’eau chaude ou du bouillon, et pouvant être gratinées au four, noyées dans un bain de sauce (à la tomate, par exemple). En réalité cette description factuelle omet deux choses :
D’une part que le mot quenelle vient de l’Allemand Knödel qui signifie « boulette de pâte », certes, mais le mot lui-même est issu du latin nodus qui signifie « nœud ».
D’autre part, peu de gens lisant ces lignes auront goûté en même temps que moi les quenelles en boîte servies un jour sur deux pendant la classe de neige de l’hiver 75, sans doute au poisson, elles, sans que leur goût pût nous aiguiller sur l’origine de l’animal aquatique enfermé là-dedans. La sauce elle-même avait subitement décidé de ne pas la ramener, de s’en tenir au strict minimum, de noyer le poisson en quelque sorte. C’était gentil de sa part, mais la tentative avait totalement échoué – si j’ose dire.

S’ignorer dans l’incompréhension, première, des mots qui blessent ; incompréhension pour ne pas que la colère explose. Laisser quelques minutes à peine, un sas, un blanc, un presque silence, que celui qui dit en face, que celle qui exulte prend pour de la bêtise. Parce que la blessure y est, elle grandit. Tu as cru peut-être que tu y échapperais cette fois - que ça ne compterait pas. C’est presque rien cette différence entre deux mots : va savoir, c’est peut-être juste de la maladresse ? Non, ne va pas savoir, surtout pas, saches-en le moins possible. Retourner la situation et pratiquer la bêtise socratique. Assister ainsi en spectatrice à l’expression d’un pouvoir somme toute dérisoire. C’est préférable et beaucoup plus créatif : et c’est même à partir de là que tu as eu l’idée d’inventer la recette :

27 février 2019
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