Sylvie Gracia/L’homme-taupe

Thierry Metz s’est suicidé le 16 avril 1997
je l’ai appris à la radio     c’était un matin de printemps    il faisait beau
j’entendais le chant des oiseaux par la fenêtre ouverte sur la ville

J’ai attrapé ses livres sur les étagères de ma bibliothèque
j’ai ouvert le Journal d’un manœuvre
j’ai recopié la phrase
« Qui nous parlera de l’inachevé où nous sommes toujours ? »
le petit bout de papier est toujours glissé entre les pages de ce livre

On m’a demandé d’écrire un texte sur Thierry Metz
j’ai essayé    je n’ai pas pu
je n’ai pas pu présenter commenter expliquer Thierry Metz
Thierry Metz qui est maintenant poussière
alors j’ai pensé
je vais essayer d’écrire un texte    avec    Thierry Metz
avec ses mots

Thierry Metz travaillait comme manœuvre sur des chantiers
il travaillait avec la pioche
alors moi    je suis allée piocher dans ses textes piocher ses mots
avec ses mots j’ai écrit ce texte

C’est un homme-taupe
il creuse les fossés et il creuse les mots
il travaille toute la journée    lundi à vendredi
il remplit des gamates il transporte des brouettes il monte des agglos il perce des murs
un sale boulot il dit    mais c’est le boulot
salaire minimum
avec lui il y a Louis Ahmed Alain Antoine Bernard Manuel
ceux qui disent beaucoup    en disant peu
il les regarde    il les écoute

L’homme-taupe a un autre chantier
un autre mais c’est le même
il se mène lentement    celui-là aussi faut être idiot pour le faire
il faut être aveugle    il faut se perdre
Ce chantier    c’est écrire

D’autres ont des tambours
à lui on ne lui a donné qu’une pioche    une pelle
alors il se dit
sourcier
débutant
idiot
l’homme-taupe ne sait pas où il va    souterrains obscurs
les mots montent d’en bas
quelques pauvres mots    presque rien
salaire minimum

Il faut être idiot pour regarder le monde    dehors    qui tremble
ne rien faire qu’être là
lever les yeux vers les roucoulades des oiseaux
boire le vin avec l’ami    aimer sa femme    ses gosses
l’instant    l’inépuisable

L’homme-taupe est un homme de chair et de soif    et de fatigue    et de sueur
méditer    ce n’est pas appeler le ciel
c’est regarder le monde au ras-de-l’homme
il n’y a rien d’autre
et c’est dans ce rien d’autre    ce presque rien    qu’il écrit

Ecrire    non pas dans la rose    mais dans l’ortie
les agglos    les échafaudages    le mortier    les gravats
le gros-œuvre
le tout-venant

Il dit
l’homme-taupe
que le vrai travail est de se simplifier
la vie    les mots    langue de pauvres
langue heurtée    cassée
trouver le gisement
le désert où sont les hommes et leurs chantiers

L’architecte du chantier    l’homme savant
sait où il va    lui
il a un plan    lui
tout est déjà écrit et fini
un vrai livre
mais rien derrière
là    où tout reste à faire

L’homme-taupe
l’homme du presque rien
vit dans l’attente
de ce qui tombe
la pomme    de l’arbre
l’écriture    de l’ombre

Car il sait l’homme-taupe
que c’est de l’ombre
que naissent les arcs-en-ciel

Et du silence    et de la friche    et du gribouillis
un livre vient    parfois
même s’il n’y croit pas    l’homme-taupe    le manœuvre
lui qui écrit à mains fourchues

Non    ce n’est pas possible
avec presque rien    on ne fait pas un livre
l’eau    le feu
comment pourrait-on les cerner ?

Et de son sous-sol pourtant
le manœuvre va extraire des livres    plusieurs
on va les trouver dans les librairies
on va dire qu’il est poète

Mais la mort de son deuxième fils
au bord de la nationale 113    écrasé par une voiture
Vincent     une croix désormais à côté de son nom

Alors l’homme-taupe entre dans d’autres souterrains
ceux de l’alcool    du vide
il n’habite plus sa maison
il devient l’homme qui penche
l’homme encordé

Il écrit    le 31 janvier 1997
à l’hôpital psychiatrique de Cadillac    Gironde
ses derniers mots

« Le mur est intact.
Le maçon n’est lié qu’à ce qu’il fait.
Et qui tient.
Voilé par la mort.
Que toute présence nous voile. »


Sylvie Gracia est écrivain et éditrice.
Lire le dossier que lui consacre remue.net.

4 septembre 2001
T T+