Trois pages d’un livre en tissu lavable
Notigirle, Anne-Marie Durou, 2008.
Exposition Grande-Mâche,
Tinbox Contemporary Art Gallery, Bordeaux.
Ph.©Isabelle Pellegrin.
Site de l’artiste Anne-Marie Durou
ils pouvaient se féconder eux-mêmes, étant doubles et des deux sexes. »
Marcel Griaule, Dieu d’eau
Troisième journée. La seconde parole et le tissage.
Fayard, 1966, Le Livre de poche. Biblio essais, p.31.
Ç’a été vite ? La vie-vite est l’accomplissement de NOTIGIRLE. Après une courte carrière d’anesthésiste à Saint-Antoine, elle est devenue aumônière à Saint-André. Ou vice versa. Avec la même ardeur que son oncle SERGENT DU SOIR et que sa cousine L’UTTE, elle se produit aujourd’hui dans la petite TINBOX portative et diaphane qui laisse passer la lumière sans être transparente. Comment voir vraiment une telle chose ? Non loin, très près, dans la galerie d’art et ancien-garage-pour-voiture-modeste, GRANDE-MÂCHE, cet organisme de tricot dont les mailles indéfiniment augmentées m’ont déjà agrippée au début de l’été dernier, m’accroche à nouveau. Un accrochement d’hameçons pour dame seule où les poissons sont en instance. L’UTTE [1] est une couronne de reine [des mers] ingénue, un engin utilisé pour la pêche [en mer]. Ce soir, un bout de rue nocturne, à Bordeaux, c’est l’automne, il pleut, c’est tout juste si je peux entrer 16 rue du Portail tant il y a de monde. Mon corps habituellement ne réclame pas beaucoup d’espace, mais GRANDE-MÂCHE [2]augmente tout de suite l’importance de mes déplacements.
GRANDE-MÂCHE a pris un trait d’union. Puissant est le trait. Je goûte la maitrise d’un “savoir faire populaire”(AMD) et son libre retrait. L’UTTE aussi est tricotée [fils polyamide multi ou monofilament en nylon coloris jaune, trois bobines en stock, le volume de la sculpture ]. « Après je n’en avais plus. Le précieux c’est ce qui reste ». Les restes d’une peau de mouton noir, frappé pendant longtemps d’ostracisme, font socle. Les poils ovins s’élèvent dans le sens de la chose érigée. Sans recours à l’espace divin, comme à l’Annonciade, la « multitude de points, de mailles et de rangs tricotés » transfigure ce que je vois. Quatre mois après avoir été piquée aux yeux par Mâche ! la troisième page d’un livre en tissu lavable tourneboule la première forme corallienne vue. Elle en perd son exclamation ! Par un livre d’enfant retrouvé, la force adulte d’une liaison qui dure impose son tiret, anciennement petit morceau de parchemin coupé en long et tortillé, servant à enfiler et à attacher des papiers ensemble. Les pages du livre en tissu lavable sont assemblées avec un tiret rouge : VOYAGEONS. Premières images.
Main tenue empotée contre le verre de l’édicule d’exposition et sans verre de vin tiré, avisée par les couleurs de bonbon acide et la coiffure de perruche néo-punk vert fluo de NOTIGIRLE, je suggère dans un bafouillage à la jeune fille d’à côté une allusion à Dieu d’eau. Branle-bas, elle pousse un cri alerte [alerte !] : je me la vois toute frétillante. Les formes stalagmiteuses de L’UTTE lui jouent le sextoy. Le vin de nos hôtesses énumère en degrés un système du monde qui supporte toutes catégories d’êtres et aussi les poissons, les moutons, les chansons et autres hameçons ... Je demeure quelques instants dans l’éblouissement de choses virtuelles sans conclusion. Et je m’en vais. J’attends le tram, lenteur du temps, non, ç’a été vite ! Même parcours, vice versa. C’était bien ? T’as vu comme t’es fagotée ? Comment expliquer que je suis habillée en NOTIGIRLE, en tissu de vrai lycra, en vraie peau de mouton, coiffée en fils siliconés et qu’une dent de sagesse me pousse ? Chez les Dogons la pousse des dents est le signe que le temps d’un nouvel enseignement approche. GRANDE-MÂCHE a fait sa dent, monumentale.
« All the word is a stage », dit l’architecte. Les acteurs-spectateurs entrent et sortent côté rue. Les yeux des plus myopes se penchent jusqu’à tomber dedans la châsse pour voir à l’intérieur et triturer dans les détails : « less is more ». La petite forme transportable déménage les sens et affirme la singularité de chaque point de vue. Le « musée est dans la tête de celui qui regarde » répond le constructeur à Cervantes qui vient de remarquer que le matériel d’un théâtre peut tenir dans le sac d’un meunier. L’artiste bâtit des sculptures textiles qui habitent. AMD bâtit parce que GRANDE-MÂCHE, NOTIGIRLE, L’UTTE, SERGENT DU SOIR, MURUROA habitent TINBOX. Au milieu des évènements considérables qui nous bornent, la châsse est ouverte. Au pays de Gaston Fébus, cela s’entend “consonnamment” ! Sculptures psychopompes qui montrent la coopération des gestes matériels et des forces spirituelles le volume des œuvres dépend de la scène qui les accueille. Même dans le noir, la (ré)partition des textiles de fabrication joue vif [les tissus sont d’essence solaire] et transmet des paroles vivantes à tout ce qu’elle touche.
SERGENT DU SOIR [3] ne s’étonne pas plus que ça d’émettre dans la « galerie d’art contemporain portative et modulable » (NR) un intervalle inframince porteur de verbes. À la manière des jumeaux Nommo c’est le vêtement qui lui donne la parole. Ayant eu sous ses ordres “une grande gueule” (sic) qui se prétendait “maître de la parole” et se mouillait à tout moment dans les situations les plus périlleuses, le maréchal des logis connait la chanson. Il chante, justement, le refrain de Fanfan : « Un mot de reine, des maux de reins ». Ainsi, La Tulipe sauva la vie à Madame de Pompadour… L’“ainsi” a bon dos ! Malgré la douleur “reinale” (sic), le besoin de logique proteste et cherche le rapport avec la cosmogonie dogon. « Tout cela se dit en paroles, rétorque Ogotemmêli le vieux dogon aveugle, en paroles de ce bas monde. » Justement, dans celui-ci, les colères de Fier-à-Bras [alias Noël Roquevert] ne font plus rire. D’ailleurs, l’artiste non plus n’a pas envie de rire. Le petit gradé est mort ce soir.
AMD abandonne l’écheveau de laine et laisse rouler l’ensoupleau. Elle se fait des cheveux. Des larmes de gemme coulent le long des fils résinés, de longs cheveux pour en dire long. Le métier de résinier exige un grand savoir-faire. Il faut faire les piques aux bons moments. Une forme prend forme sur le sol de la chambre, une masse éléphantesque rose et vive, sur le dos, gonflée d’un ventre parturiente. L’artiste pique deux petits membres postérieurs zébrés d’or et d’ivoire, métamorphose marrante d’une statue chryséléphantine. Souple et pédaleuse, l’une des deux jambes, affublée à son extrémité d’une protubérance de couleur orange, fonctionne à la manière d’une double navette, d’une âme double ou d’une fusaïole. La pièce allongée et pointue aux extrémités servant à faire passer le fil de trame entre les fils de chaîne régénère en un état premier de bout de bois. SERGENT DU SOIR sert encore [à] quelque chose avec ses extrémités raides et dures comme des os mais qui sont en bois d’arbre cueilli dans la Grande Lande. J’avance dans l’ouvroir cahin-caha. Lous Bergerots, des échassiers de Pontenx Les Forges, passent par là. « C’est la forge qui fabrique la parole », raconte Geneviève Calame-Griaule.
La divinité chevelue venue d’une religion inconnue personnifie un remake post mortem. Sa chevelure empruntée à quelque antique mythe donne la force de regarder encore, même après la mort des parents. Le père est mort il y a seize ans. Le premier de la hiérarchie des sous-officiers subalternes se laisse coiffer et habiller. Une légère couche de matière collante fixe provisoirement l’extension de sa chute. De minuscules noyaux de certitudes débordent des parois de verre. Ç’a été vite ? De grandes déchirures de clarté se posent dans les germinations rhizomatiques de GRANDE-MÂCHE. Les ombres souterraines sont passagères. Trame originelle, la forêt change tout le temps de texture, de lumière. On ne peut y bâtir qu’en bois. Les matériaux de construction travaillent indéfiniment sur des terrains marécageux. Il faut du jeu. Au dessus de la châsse, MURUROA [4] n’explose pas. De toute sa hauteur d’étagère, la profusion sauvage de sa nature d’île torride ouvre la jungle de Skull Island peuplée de montres.
GRANDE-MÂCHE n’a pas la tripe lâche. Ruminations. Et ce pas fini. Le corps n’aura pas froid aux extrémités cet hiver. La bonne idée de la saison : associer les qualités de la maille chaude, douce, légère, saine, antiboulochage, à une doublure isolante, coupe-vent, respirante. Une température corporelle idéale et constante dans un organe tricoteur de ramifications toutes directions. Comme pour tout tricot, l’artiste a commencé par un échantillon. La largeur des rayures est restée incertaine jusqu’à ce que le point d’exclamation du premier nom se transforme et se multiplie en treize aiguilles à tricoter à deux pointes. Monter les mailles sur une première aiguille, puis sur une deuxième, puis sur une troisième …, et ainsi de suite jusqu’à ce ça tienne ensemble. La première fois c’est un peu difficile. Mais on apprend vite à tricoter en rangs ronds. AMD fait des tours de rang, le rang du Nommo qui parle en tissant. « Le Nommo, à la place d’Amma, “travaille” le travail d’Amma », dit Ogotemmêli. Pour le peuple qui habite les falaises nigériennes de Bandiagara avant le commencement des choses apparaît Amma.
Déterminer à quel moment le tricot doit se reposer est très important pour une bonne tricoteuse. Les exemples de travaux laineux ayant pu ainsi être tricotés pendant plus de cent ans ne sont pas rares dans les Landes. Figures d’un soir intemporel, formes absolument autres dans une galerie « architectonique et allotopique » (ND), absence de toute hiérarchie entre le monstre, l’animal, l’homme, le petit gradé, l’œuvre d’art, la bouffissure organique, le corail, l’Amphiroa Orbignyana, la turgescence des tissus et les chaussettes, les œuvres d’Anne-Marie Durou sont à hauteur de monument et à mesure de corps humain. Ce soir, Anne et Marie sont unies d’un trait par l’apprentissage de la lecture d’un livre en tissu et d’un livre en pierre. Ave Anna-Maria ! La chapelle de La Miséricorde [5] recouvre sa fonction première, comme une parturition à rebours. La Grande Mâche révèle sa source et aspire la lumière. Dès qu’ELLE s’expose, elle marche. La posture de l’artiste reste modeste, savoir faire populaire lié à une enfance sans cesse réinventée, assemblages d’étoffe : « Et c’est pourquoi étoffe se dit soy [en Dogon] qui signifie “c’est la parole”. »
— Marcel Griaule,
Dieu d’eau,
Troisième journée. La seconde parole et le tissage.
Fayard, 1966, Le Livre de poche. Biblio essais, p.31.— Geneviève Calame Griaule, Praline Gay-Para,
La parole du monde,
Parole, mythologie et contes en pays dogon
Mercure de France, Collection Le Petit Mercure, 2002.— Ecritures africaines. Mythe de naissance
— Sirius, l’étoile dogon Entretien avec Germaine Dieterlen et Jean Rouch à propos de la cosmogonie des Dogons.
— L’architecte cité au quatrième paragraphe est Boubacar Seck lors d’un entretien avec Nadia Russel (ND dans le texte), directrice de la galerie Tinbox, à l’occasion de l’exposition « L’annonciade suscite l’imaginaire », 20-21 septembre 2008, à la DRAC d’Aquitaine.