Francis Scott Fitzgerald : Carnets, inédit
Lire l’article sur Un livre à soi de Francis Scott Fitzgerald traduit également par Pierre Guglielmina.
Francis Scott Fitzgerald, La Fêlure.
La publication partielle des Carnets en 1945 par Edmund Wilson, en complément de The Crack-Up (La Fêlure), a créé un malentendu : ils ont été considérés comme ce qui « restait », une fois romans, nouvelles et récits recensés, de l’œuvre de Francis Scott Fitzgerald (mort en 1940) alors que c’en était l’origine, le foyer.
Work in progress littéraire autant qu’éditorial, dans une brillante préface le traducteur Pierre Guglielmina en retrace la longue aventure. Elle commence le 25 octobre 1919 par une lettre de Fitzgerald adressée à Robert Bridges, directeur du Scribner’s Magazine, où il expose pour la première fois son projet :
Il s’agit d’un faux littéraire : un choix d’extraits de carnets d’un auteur qui, depuis ses années d’étudiant puis pendant deux ans à New York, a toujours été un écrivain d’avant-garde.
[...] Ce choix de notes, revu et édité avec soin, plus des passages que j’imaginerais et une demi-douzaine d’autres ingrédients que j’ai en tête constitueraient le plus clair de l’ouvrage. Il faudrait deux livraisons, peut-être trois pour le publier.
Un mois plus tôt, son premier roman a été accepté par l’éditeur Charles Scribner grâce au soutien de Maxwell Perkins. N’ayant reçu aucun à-valoir, Fitzgerald commence à écrire des nouvelles et à les proposer à des magazines qui les rémunèrent : Nassau Lit, Smart Set, Saturday Evening Post, Scribner’s Magazine, etc.
L’Envers du paradis, qui paraît le 26 mars 1920, connaît un succès immédiat. Le 3 avril, Fitzgerald épouse Zelda Sayre.
Le versant lumineux de sa vie est en place.
Ce projet de « faux littéraire » porte un moment le titre de Diary of a Literary Failure (Journal d’une faillite littéraire). Fitzgerald en parlera aussi comme de strippings (arrachements, zébrures) ou de son « livre des erreurs ».
Faillite, erreurs, plus tard alcoolisme, folie de Zelda et endettement, c’en est l’autre versant, le sombre ubac jusqu’à la fêlure finale.
D’après Matthew J. Bruccoli qui établit la version intégrale des Carnets en 1972, Fitzgerald a commencé à rassembler et trier les notes en mars 1932.
Il y en a 2078.
Une question a dû surgir immédialement : les organiser en vue de les publier (il les amasse depuis bientôt quinze ans) oui, mais comment ? Comment organiser un ouvrage composé exclusivement de fragments ? Quel ordre rendra compte à la fois de la liberté de leur contenu et de la rigueur d’un classement ? Comment « penser/classer » ?
Mais d’abord que contiennent ces notes ? De quoi « parlent »-elles ?
Au lecteur pressé, elles semblent un fatras hétéroclite.
On y trouve des histoires esquissées en quelques mots (ainsi : « Femme qui en envie une autre d’avoir rencontré le prince de Galles » qui deviendra l’ironique « Rags Martin-Jones et le prince de Galles » des Enfants du jazz), de courtes nouvelles, un synopsis de ballet, des notes de voyage, des jugements péremptoires sur la société où il vit et des réflexions sur la littérature, des dialogues non attribués, des choses vues, des recettes de cuisine, des phrases lues ou entendues, des citations de son œuvre et de celles des autres, d’innombrables listes : lieux, noms, complications (psychiques et physiques).
On y trouve des remarques pas toujours tendres le concernant lui et concernant ses proches, Zelda, Scottie leur fille, l’ami Ernest (Hemingway) comme les personnages de ses fictions, Basil et Josephine, Dick et Nicole.
Tout cela, écrit avec concision, est mis sur le même plan, sans souci de hiérarchie ou de perspective, tel que les mots en ont jailli.
En somme, il s’agit de ce qui constitue pour tout écrivain le matériau brut de ses textes, griffonné dans des carnets ou sur des feuilles volantes, et dans lequel il puise sans fin, indifférent si cela relève de la réalité observée ou de l’imagination créatrice, du présent ou du passé, de lui ou d’autres, de la morale ou de l’inacceptable.
La singularité des Carnets reste que cet ensemble, disparate mais voulu comme tel par Fitzgerald, du moins au départ du projet, doit former une œuvre en soi : les carnets de travail d’un écrivain - œuvre, donc, au second degré, fiction d’une fiction.
L’ordre chronologique s’étant depuis longtemps égaré au cours de ses déménagements, voyages et nuits blanches, Fitzgerald choisit de classer ses notes selon des rubriques dont l’ordre adopte un curieux critère, à la fois le plus aléatoire et le plus élémentaire, le plus inattendu et le plus personnel, qui apparaît cependant, après lecture, le seul évident : l’ordre alphabétique.
Il compose ainsi, de son propre chef, et sous le couvert d’un écrivain qui demeurera anonyme, l’encyclopédie fitzgeraldienne par excellence, et par avance coupe l’herbe sous le pied de tous les gloseurs à venir.
Ce sera, en 23 lettres, et dans la traduction de Guglielmina :
Anecdotes : Anecdotes
Bright clippings : Brillantes coupures de journaux
Conversations and things overhead : Conversations et choses entendues
Descriptions of things and atmosphere : Descriptions de choses et atmosphères
Epigrams, wise cracks and jokes : Épigrammes, vannes et plaisanteries
Feelings and emotions (without girls) : Sentiments & émotions (sans filles)
Descriptions of Girls : Descriptions de filles
Descriptions of Humanity (physical) : Descriptions de l’humanité (physique)
Ideas : Idées
Jingles and songs : Refrains et chansons
Karacters : Perzonnages (sic)
Literary : Littéraires
Moments (what people do) : Moments (ce que font les gens)
Nonsense and stray phrases : Non-sens et phrases extravagantes
Observations : Observations
Proper names : Noms propres
Rough stuff : Trucs grossiers
Scenes & situations : Scènes et situations
Titles : Titres
Unclassified : Non classés
Vernacular : Vernaculaires
Work Reference : Références de travail
Youth & army : Jeunesse et armée
Extraits en vrac :
Il veut faire de moi une déesse et je voudrais être Mickey Mouse.Examiné théorie du secret chez Conrad.
Il savait que, en ce qui concerne les gens, des choses finissent par transpirer.
Par conséquent, il a écrit la vérité et en a fait une transposition parallèle afin de rendre cette qualité qui produit une confusion supplémentaire dans sa structure. Néanmoins, il y a dans son procédé un désir d’imiter la vie que l’on retrouve chez tous les grands.
Est-ce que j’ai une idée du même ordre pour la composition de ce livre ?« Apporte-moi une boîte d’Elizabeth Arden », m’avais-tu télégraphié et comme notre amour resplendissait dans n’importe quelle phrase anodine de télégramme.
Je franchis les crises de ma vie comme les traverses d’une voie ferrée.
Une de ces filles qui vous serrent le nœud de cravate pour montrer qu’en elles repose l’esprit de la mère éternelle.
Si pauvres qu’ils ne pouvaient jamais donner leurs prénoms à leurs enfants, mais devaient toujours choisir celui du patron du moment.
TSP (The Side of Paradise, L’Envers du paradis). Une Romance accompagnée d’une Liste de Lectures.
Le Soleil se lève aussi. Une Romance accompagnée d’un Guide Touristique.Dans une nouvelle, vous avez seulement assez d’argent pour acheter un seul costume. Et pas les éléments de plusieurs. Une erreur dans le choix des chaussures ou de la cravate, et vous êtes fichu.
Le droit aux Jolies héroïnes.
Le fait que je lise parfois mes propres livres à la recherche d’un conseil. Combien je sais à certains moments - combien peu à d’autres.
J’ai abandonné ma capacité d’espérer sur les petites routes qui menaient au sanatorium de Zelda.
Nos pères sont morts. Soudain, dans la nuit, ils sont morts et au matin nous savions.
Les livres sont comme des frères. Je suis fils unique. Gatsby, mon frère aîné imaginaire, Amory mon frère cadet, Anthony mon souci, Dick, mon bon frère en comparaison des autres, mais tous sont loin de la maison. Quand j’aurai le courage de placer la vieille lumière blanche sur la maison de mon cœur, alors -
Écoute, petite Elia, rapproche ta chaise du bord du précipice et je te raconterai une histoire.
À la fois journal intime, carnet de travail, compte rendu et livre de comptes, ces Carnets devraient inciter à une lecture ou une relecture plus attentive de l’œuvre de Francis Scott Fitzgerald.
Romancier et nouvelliste des années folles mais aussi de la crise de 1929, client des palaces de Monte Carlo mais le plus souvent dans l’impossibilité de payer les factures d’hôpital de Zelda, la dispersion de son œuvre dans des magazines grand public et son souci de préserver, par pudeur, une apparence de frivolité et de légèreté l’ont tenu à l’écart de la reconnaissance littéraire de son vivant et ont longtemps empêché, ensuite, qu’on l’identifie comme un des « grands » de la littérature américaine.
Il en était conscient, qu’on en juge :
« Je parle, écrit-il, avec l’autorité de l’échec - Ernest avec l’autorité du succès. Il était impossible de nous retrouver assis à la même table de nouveau. »
La critique a confondu la description ironique de ses success story avec de l’admiration, pire, avec ses propres désirs. Elle en a fait une lecture paresseusement réaliste.
Février 1936. Toute vie est bien entendu un processus de démolition, mais les atteintes qui font le travail à coups d’éclat - les grandes poussées soudaines qui viennent ou semblent venir du dehors, celles dont on se souvient, auxquelles on attribue la responsabilité des choses, et dont on parle à ses amis aux instants de faiblesse, n’ont pas d’effet qui se voie tout de suite. Il existe des coups d’une autre espèce, qui viennent du dedans - qu’on ne sent que lorsqu’il est trop tard pour y faire quoi que ce soit, et qu’on s’aperçoit définitivement que dans une certaine mesure on ne sera plus jamais le même. La première espèce de rupture donne l’impression de se produire vite - l’autre se produit sans presque qu’on le sache, mais on en prend conscience vraiment d’un seul coup. (La Fêlure.)
La « fêlure » évoquée, loin d’être anecdotique ou psychologique, est de l’ordre du rapport (incertain, fluctuant, jamais gagné) entre le monde et le discours qui le construit. C’est elle qui s’immisce entre ce qu’il est convenu d’entendre et de comprendre et ce que Fitzgerald voit réellement se dérouler, c’est elle, la « fêlure », la faille, le manque de raccord, qui le fait hésiter, douter de soi et du sens jusqu’à ce qu’il décide de relever le défi et raconter ce qu’il a sous les yeux : d’un côté règne de l’argent et de la beauté faciles, de la violente puissance hollywoodienne, du rêve américain d’innocence et de jeunesse éternelles, de l’autre tentatives dérisoires, attendrissantes de l’individu pour ne pas être écarté, abandonné, oublié, écrasé ; d’un côté la scène du spectacle, de l’autre les loges et la sortie des artistes où Fitzgerald se tient, discret, perspicace, offrant le secours de son carnet ouvert aux « enfants du jazz » et aux flappers en larmes.
C’est dans ces parages que quelques décennies plus tard Philip Roth prendra son tour de garde et installera sa Trilogie américaine (Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste, La Tache), s’étonnant à son tour qu’une société qui déploie un tel désir de bonheur, une telle affirmation de sa générosité provoque le désespoir de tant d’individus.
« L’action est le personnage » [c’est moi qui souligne].
Par ces quelques mots Fitzgerald exprime l’extrême intelligence qu’il a des textes qu’il écrit, romans, nouvelles et récits, qui vont droit au but de la narration sans s’embarrasser jamais de jugements ou de commentaires, et des moyens qui sont les siens : observation et imagination, improvisation et composition indissolublement liées.
Caisse de résonance et chambre d’enregistrement des échos du monde contemporain comme des minutes de l’individu, les Carnets de Francis Scott Fitzgerald constituent le coda éblouissant de sa pratique d’écrivain. Sorte de vaste fresque de la première moitié du XXe siècle dont il n’aura cessé de rassembler les éléments épars, il incombe à ceux qui écrivent après lui, nous, non de l’achever mais de poursuivre obstinément la prise de notes.
Fitzgerald conseillait aux jeunes écrivains de lire et relire Tolstoï, Marx et D.H. Lawrence, nous pouvons maintenant ajouter à cette liste la lecture de ses Carnets.
Les Carnets, traduits de l’anglais (États-Unis) et préfacé par Pierre Guglielmina, ont paru aux éditions Fayard en 2002.
L’œuvre de Francis Scott Fitzgerald, en particulier ses nouvelles, traduites en français par des traducteurs nombreux et dans le plus grand désordre des collections de poche, attend encore son édition ordonnée et présentée en un volume, comme les nouvelles de Hemingway dans la collection Quarto.
En attendant, on lira les trois belles nouvelles parues chez GF-Flammarion (traduites par M.-P. Castlenau et B. Willerval, édition bilingue n° 695) : « Absolution », « Le Premier Mai » et « Retour à Babylone » ainsi que La Fêlure (traduit par D. Aury et S. Mayoux, Folio n° 1305) qui comprend des nouvelles de la série « Basil » et les formidables textes autobiographiques que sont « Trente-six mille dollars par an », « Vivre de rien », « Conduisez M . et Mme F. au n°... », « Veiller, dormir », « La Fêlure ». On aura plaisir après avoir lu, dans ce recueil, « L’après-midi d’un écrivain » à lire Après-midi d’un écrivain de Peter Handke (Gallimard, Arcades n° 14, traduit par G.-A. Goldschmidt) précisément dédié à Francis Scott Fitzgerald.
L’édition française de la biographie de Fitzgerald, « Une certaine grandeur épique », par Matthew J. Bruccoli a été établie par Henri Marcel pour les éditions de La Table Ronde en 1994.
Trois heures du matin. Scott Fitzgerald de Roger Grenier, préfacier et grand connaisseur de Fitzgerald, a paru en 1995 dans la collection L’un et l’autre, Gallimard.
Dossier de l’émission « Un siècle d’écrivains » consacrée à Francis Scott Fitzgerald avec une biographie et des hommages d’auteurs.
Un site a été créé par l’université de Caroline du Sud pour le centenaire de la naissance de Fitzgerald en 1896. On y voit entre autres la courte séquence d’un film (format mpeg) : Francis Scott Fitzgerald en train d’écrire dans un jardin.
Photo Philippe Rahmy ©