Un rempart contre le chaos
par Laurence Tardieu, en résidence à la Fédération nationale des associations d’usagers en psychiatrie (Paris XIII),
dans le cadre du dossier transversal "ateliers d’écriture en résidence"..
Formation, origines.
J’avais déjà mené des ateliers d’écriture, en lycée, et à la Sorbonne Nouvelle où je conduis un atelier d’écriture depuis un an et demi avec des étudiants de première année.
Je n’ai jamais été formée aux ateliers d’écriture, en revanche, j’avais lu Tous les mots sont adultes de François Bon, qui a été une lecture importante mais aussi rassurante, car beaucoup de choses qui y étaient dites correspondaient à ce que je sentais, intuitivement.
Préparation
Dans le cadre de mon travail de résidence, tout était très particulier, et, à vrai dire, je pense que tout atelier est chaque fois une nouvelle aventure. Mieux vaut, surtout, aucun formatage, aucune « recette », aucune certitude. Conduire un atelier d’écriture, c’est avant tout se trouver face à un public que l’on ne connaît pas, composé d’individualités uniques, de voix uniques, et c’est permettre à chacun d’éprouver l’écriture, en accompagnant chacun dans un processus de « plongée », palier par palier, pour aller chercher, parfois très lentement, parfois après plusieurs séances de silence, parfois au prix d’émotions très violentes, sa propre voix.
En l’occurrence, dans le cadre de cette résidence, mon public est composé pour la grande majorité de personnes souffrant de maladies ou troubles psychiatriques importants. Je ne savais pas, avant de commencer, quel était leur rapport à la langue, à l’écrit et à la lecture. Mais, je savais que ceux qui répondraient présents avaient choisi de venir assister à cet atelier, c’était leur propre désir, personne ne les y avait forcés. Ils venaient parce qu’ils avaient « envie d’essayer d’écrire ». A partir de là, je n’avais pas peur : nous savions, eux et moi, pourquoi nous étions là.
Manières de faire
Au début de chaque séance – et c’est quelque chose que je fais pour tous mes ateliers d’écriture – je lis pendant quelques minutes un texte que j’aime. J’estime qu’on ne peut écrire sans avoir lu, la lecture nourrit l’écriture. J’alterne entre des textes d’écrivains parlant de leur propre rapport à l’écriture, et des extraits de romans ou récits. A de rares exceptions près, il s’agit de textes d’écrivains contemporains.
Dans le cadre de la résidence, comme les personnes participant à cet atelier ont, pour la plupart, très peu lu, et pas beaucoup accès aux livres, ce rapport aux textes est particulièrement important et émouvant. Je prête d’ailleurs souvent à l’un ou à l’autre le livre que j’ai apporté, et la personne l’emmène chez elle, chaque fois comme un trésor, le lit, et me le rapporte la semaine d’après. C’est très important, cela participe pour moi totalement au sens de cet atelier : véhiculer la langue, permettre son partage.
Après avoir lu, nous faisons un court moment de relaxation, qui passe la plupart du temps par quelques respirations profondes, ou quelques minutes de méditation. On ne peut pas écrire lorsqu’on a trop de bruit en soi, les participants à cet atelier ont tous des vies très dures, et je sens, chaque fois, lorsqu’ils arrivent, le poids de ce qu’ils portent. Ce temps de relaxation m’est apparu dès la première séance comme absolument nécessaire pour permettre une transition entre le monde du dehors et celui du dedans.
Eux
Dans le cadre de cette résidence, les participants sont tous en grande souffrance et ce qui importe avant tout est que chaque participant puisse faire entendre son « cri ». Au contraire des ateliers menés à la Sorbonne, nous retravaillons peu les textes, et nous écrivons un texte par séance. En revanche, j’accompagne chacun dans la recherche la plus aigue et la plus vraie (sans « tricherie ») du thème donné. Chacun doit tenter de se frayer un chemin en lui jusqu’à déterrer de la manière la plus authentique ce qui lui appartient (la joie, la souffrance, la honte, une sensation etc.). C’est ça qui compte. Car, pour eux qui sont toujours de l’autre côté d’une frontière, exclus au regard du monde et souvent à leur propre regard, découvrir qu’ils ont une voix, la faire entendre, c’est se re-découvrir vivant, c’est s’autoriser à se compter parmi les vivants. Lorsque c’est possible, nous retravaillons des petites choses, nous retravaillons le son, afin d’aiguiser le sens, le « cri ».
Passer
Dans ce contexte, les textes écrits sont souvent très forts. Ce sont des textes de vie. Des textes de survie. L’écriture en prise directe avec la vie, l’écriture pour retrouver la vie, pour s’y agripper, pour ne plus partir à la dérive. Les lectures à voix haute donnent souvent lieu à des moments bouleversants. Les participants me remercient souvent et je leur réponds alors ce que je crois profondément : que je n’y suis pour rien. C’est l’écriture qui permet ça. C’est la plongée dans l’écriture, qui permet, mot après mot, de reconstituer le tracé sinueux d’une vie. En ce sens, oui, je me considère comme un passeur.
Échange
Mener ce travail, c’est donner, beaucoup, et recevoir, bien plus encore. Chaque vendredi, après trois heures d’atelier avec eux, je sens en moi une énergie bouillonnante. Eux, qui n’ont rien, me donnent énormément. J’apprends, d’eux, beaucoup. En ce sens, le lien avec mon travail de création n’est pas direct, mais il est évident : il est souterrain, il est un grondement. Moi qui considère que l’écriture doit tenter de s’approcher au plus près de la vie, de rendre compte, au plus juste et au plus vrai, de ce qu’est l’expérience humaine, comment ne pas avoir conscience que ce travail nourrit de manière évidente et forte mon travail de création ?
Plus concrètement encore, je m’interroge depuis un moment sur la question des frontières, en particulier, la frontière de la normalité et du hors norme. Avec eux, je suis, nous sommes, sur cette frontière, ils m’aident à l’explorer.
Les textes
Cet atelier produit des moments de quiétude, de douceur, de vive émotion, de joie, de partage. Choses qui, énoncées telles quelles sur le papier, peuvent sembler rose bonbon. Lorsqu’on sait leur quotidien, la violence de leur vie, les explosions, les séismes, la solitude, la douleur au jour le jour, ces mots prennent une réalité toute autre.
Je ne me pose pas la question de savoir si ces productions sont artistiques ou non. Pour moi, elles ne le sont pas, et ce n’est absolument pas l’objet de cet atelier. Le travail d’un écrivain n’est en rien ce qui se fait dans cet atelier d’écriture. Ces productions, pour autant, vibrent, incroyablement.
Rien n’a été confirmé, conforté, bouleversé. J’ai toujours considéré que, tout comme l’écriture de chaque livre est chaque fois une nouvelle traversée, la conduite d’ateliers est, chaque fois, radicalement différente. Chaque atelier est unique. J’ai simplement un peu la preuve de ce que je sais depuis bien longtemps : que l’écriture peut sauver. L’écriture est un rempart contre le chaos.