L’incalculable apport

« Et tous les vendredis soirs lorsque je retrouvais les malades psychiatriques, les fous comme eux-mêmes parfois dans un bref rire se nommaient, et qu’ensemble nous écrivions, il me semblait que quarante-deux ans après toi je composais une série qui faisait écho àla tienne, des hommes et des femmes vacillant de douleurs mais irradiant eux aussi une lumière et une liberté surgies de l’intérieur et qui m’enveloppaient toute entière, et je me sentais si bien avec eux, il n’était plus question de frontières, il n’était plus question de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas, nous étions simplement làvivants et si bien ensemble, un jour nous avons disposé les chaises en rond et puis nous nous sommes assis et nous avons fait semblant de nous envoyer chacun àtour de rôle quelque chose, ce quelque chose nous l’inventions, c’était un quelque chose parfois très précieux, parfois très drôle, parfois très léger, parfois très lourd, parfois très joyeux, parfois très douloureux, c’était la vie qui se jouait làet que nous nous envoyions àtour de rôle, choisissant celui àqui nous la destinions, et celui-làchaque fois s’efforçait de la recevoir pour ce qu’elle était avant de la relancer, autre, àl’un de nous, et je nous regardais formant cette ronde et je pensais àtoi et àla lumière étrange , si douce du soir dans laquelle tu as photographié les malades de cet asile quelques mois avant de mourir, Diane, tu étais là, je savais que tu nous regardais.  »( Une vie àsoi, Laurence Tardieu, Flammarion, aoà»t 2014)


Laurence Tardieu fait paraître en cette rentrée 2014, chez Flammarion, Une vie àsoi, qui se fait le récit d’une rencontre salvatrice et d’une conversation avec une artiste ─ disparue ─ et son travail ─ apparu ─ : la photographe Diane Arbus, portraitrice des misfits et des déclassés des sixties américaines. Ce livre est un hommage, àDiane Arbus ; il est aussi le récit d’un retour àl’écriture ; et d’une voie vers l’émancipation.


Et s’il travaille le motif de la gémellité entre artistes, entre femmes ; le livre fait aussi écho, en de nombreux points, àson travail, àson trajet en résidence, en 2012 et 2013, avec la Fédération nationale des associations d’usagers en psychiatrie (Paris XIII) : sans avoir été écrit durant cette période, il explicite (voir extraits ci-dessus et ci-dessous) en quoi un rapport intime, impérieux, se noue entre la « problématique  » du projet de résidence de l’auteure (« Mener un travail d’écriture auprès de personnes souffrant de désordres, troubles ou maladies psychiatriques, personnes pour lesquelles le rapport au réel, àla normalité, àla limite, est questionnement et souffrance. Travailler sur ces frontières, pour s’interroger sur nos propres frontières.  ») et son chemin d’écriture. Au-delàde ce qui s’écrit en préalable, au-delàdes « attendus  » explicites d’une résidence. Le hors-programme en somme, d’une résidence. L’incalculable.


Ce que traversait Laurence Tardieu durant ces ateliers d’écriture, et dont elle a témoigné sur remue, dans par exemple ce texte :


« Et, parce que nous étions dans le vrai, nous étions dans la complexité des choses et des êtres : il n’y avait plus : d’un côté le noir, de l’autre le blanc, d’un côté la maladie, de l’autre la bonne santé mentale, d’un côté la souffrance, de l’autre la joie. Il n’y avait plus le passé contre le présent, ou le présent contre le futur. Il n’y avait plus soi contre l’autre, ou soi contre soi. Nous étions dans un espace-temps dans lequel nous tentions de définir chaque sentiment, chaque émotion, chaque situation, comme nous les avions vécus de l’intérieur, et nous savons bien, nous tous ici, que, de l’intérieur, les couleurs n’ont plus les mêmes noms. Elles sont de tels mélanges qu’on ne peut les définir en un mot.  »,


ce qu’elle traversait durant ces ateliers avait rapport étroit, mais indicible, avec ce qu’elle avait reçu de Diane Arbus, et dont elle rend compte dans ce récit.
L’incalculable apport de la relation àl’autre, travaillée dans le temps.






« Parfois, on croit qu’on est en train de tomber, mais on n’est pas en train de tomber. C’est l’obscurité qui s’est faite plus épaisse, et on a perdu la sensation de notre propre mouvement. Tu n’es pas en train de tomber.


J’écoutais sa voix se frayer un chemin en moi.


Soudain je me suis entendue lui parler. Ma voix aussi résonnait sous ma peau. C’était comme si nous étions elle et moi dans des fonds sous-marins, et que nous parlions àl’intérieur de ces fonds, des fonds brà»lants.

J’ai obtenu une bourse moi aussi ; je vais écrire avec des malades psychiatriques.

Merveilleux.

Je me demande de plus en plus ce que veut dire être normal. A l’intérieur de quelles limites est-on normal ? Et de l’autre côté de ces limites, qu’y a-t-il ? Que signifie n’être pas normal ? Est-ce être malade ? Est-ce être fou ? Est-ce être libre ? Moi qui t’entends, là, maintenant, en quoi ne suis-je pas normale ? Moi qui me sens souvent si près d’éclater en mille morceaux, en quoi ne suis-je pas normale ? En quoi étais-tu anormale ? Ma mère était-elle normale ? Ma mère qui me disait quelques jours avant de mourir que nous n’étions pas une famille normale, était-elle normale ? Mes enfants sont-ils normaux ? Ai-je envie qu’ils soient normaux ?


Elle m’écoutait. Je le savais. Je le sentais. Je sentais la chaleur de son écoute.

Chacun est si différent. Si unique.


Comme si elle était derrière mon épaule.


Tes photos m’ont fait comprendre ce que je ressentais et ne savais pas nommer : chaque fois qu’on comprend un autre, qu’on le comprend de l’intérieur, on grandit de ce qu’il est. On devient plus vaste. Ta série Untitled est si présente en moi. Leurs visages. Leur lumière. Le projet que j’ai présenté pour la bourse, il vient aussi de là »



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Une vie àsoi, Laurence Tardieu, Flammarion, aoà»t 2014, SBN : 2081349523
Éditeur : Flammarion.

25 août 2014
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