Une scie à ruban recouverte de sciure


Balises au néant, rubettes et rubans : des œuvres, des pratiques d’artistes balisées de rubans dans une topologie d’assemblages et de relations entre matériaux, formes, supports et significations pour une expérience du regard toujours à refaire.


Self, scie, soi, sciure, ruban de scie sortie du deuil de l’intention :
monsieur Manet, vous transformez tout en nature morte !
monsieur Saint-Loubert Bié, vous transformez tout en objet de culture artistique !

Trop en forme [du côté des formes], trop prise par la pratique [les pratiques des artistes], pour m’occuper des théories (le lundi, c’est théorie) , j’entre impulsivement dans l’atelier du menuisier pour lui demander pourquoi la scie à ruban est recouverte de sciure.
Il répond :

– Ma chère petite [ça, c’est le côté paternaliste du travailleur du bois de faible équarrissage], as-tu déjà regardé le matin un brin d’herbe couvert de rosée sur le point de perler ?

Il serait trop long ici de retranscrire exhaustivement les paroles de l’artisan. J’ai noté simplement que suite à ses observations multiples (sic), après avoir analysé comment la rosée qui amplifie la vie lui donnait l’impression d’une espèce de révolution permanente dans l’herbe, il affirma être devant tout ce qu’il éprouvait devant la scie à ruban recouverte de sciure, comme devant une chose palpable en soi.

Au risque du sacrifice d’un doigt [ce qui ne manqua pas d’arriver : aucune barrière de protection entre la vitesse du mouvement circulaire de la scie et la main], le menuisier parle à partir de là où c’est difficile et compliqué pour lui (et de façon tout à fait singulière, évidemment) et la réalité tangible de la sciure [j’ai beaucoup joué avec la sciure] entoure le ruban comme si les copeaux poussaient dans la plaque de fer, comme si un brin d’herbe mouillé poussait dans ma poitrine en prenant naissance dans mon cœur, comme si « nommer le ruban, en faire le titre d’une oeuvre littéraire, c’est préparer la voie à une capture de la peinture par la langue et par l’écriture » [1], comme si ... Ruban de si sans fin multiplie ses apparitions seulement pour glisser d’un mot à l’autre.

« L’intention d’un glissement où se perd le sens immédiat n’est pas la négligence du sujet, mais autre chose : il en va de même dans le sacrifice, qui altère, qui détruit la victime, qui la tue, sans la négliger. Après tout, le sujet des toiles de Manet est moins détruit que dépassé ; il est moins annulé au profit de la peinture nue qu’il n’est transfiguré dans la nudité de cette peinture. Manet inscrivit un monde de recherches tendues dans la singularité des sujets. Manet est à l’origine de l’impressionnisme ? C’est possible. Mais il se tint dans une profondeur étrangère à l’impressionnisme. Personne ne chargea davantage le sujet : sinon de sens, de ce qui, n’étant que l’ au-delà du sens, est plus que lui. » [2]

un glissement où se perd le sens


Vue insipide
Peinture savoureuse.

 [3]

Film und Foto : les originaux de six photographies reproduites par Jérôme Saint-Loubert Bié faisaient partie de la FiFo, exposition
organisée à Stuttgart en 1929. [4]

Après s’être prise pour de la peinture [le pictorialisme], à la fin des années vingt, la photographie semble revenir aux origines du moment de sa proclamation et revendique “Le style documentaire”. [5]
En Allemagne, des photographes comme Albert Renger-Patzsch affirment les valeurs de la Nouvelle Objectivité fidélité scrupuleuse aux choses, éclairage précis des objets, irréprochable vérité des détails, maîtrise absolue des procédés optiques et chimiques :
« Seule la photographie peut traduire par l’image la rigueur des lignes de la technique moderne, les poutrelles aériennes des grues et des ponts, la puissance des machines de 1000 chevaux [...]. Le rendu absolument véridique des formes, la finesse des gradations tonales, depuis la lumière la plus éclatante jusqu’aux profondeurs des ombres les plus noires, tout cela donne à la photographie techniquement maîtrisée le charme magique de l’événement vécu. » [6]

D’emblée, les photographes du XIXe siècle, notamment ceux de la Mission héliographique comme Baldus qui, au moment où Manet se préparait à peindre l’Olympia, étaient partis sur les routes de France photographier les machines de la société industrielle pour rendre manifeste “la rigueur des lignes de la technique moderne”, savaient en comprendre les édifices en les montrant comme des sortes de maquettes frontales et vides. Thomas Demand s’en est souvenu.

Au XXe siècle, en 1990, les artistes allemands Bernd et Hilla Becher reçurent un prix de sculpture à la biennale de Venise “parce qu’il n’y avait pas de prix de photographie”, avait dit Hilla Becher en soulignant que "pour comprendre un bâtiment, être honnête, il faut être à hauteur. D’en bas, le haut-fourneau est une pieuvre métallique. D’en haut, c’est plus calme, on voit où il commence et finit ; on peut mettre de l’ordre." [7]
Pour mieux faire sentir les choses à son interlocuteur, sur la table du bistrot où elle était interviewée, l’artiste avait pris des verres, en guise de haut-fourneau et avait montré comment on tourne autour d’un édifice.
Dans le plus célèbre recueil photographique de la Nouvelle Objectivité, paru en 1928, Die Welt ist schön (« Le monde est beau » ) qu’ Albert Renger-Patzsch avait initialement prévu d’appeler Die Dinge (« Les choses »), il y avait aussi des photographies de verres et de haut-fourneau.

Les mots machine et édifice eurent longtemps une signification équivalente. Ce n’est pas un “hasard objectif”, si l’invention de la photographie a fait dans l’art une révolution tout aussi grande que celle de l’invention des chemins de fer dans l’industrie.
« C’est dans l’art de la représentation, à une méthode parallèle, encore marginale -la photographie-, qu’il appartiendra de révèler les productions fonctionnelles de l’industrie, de l’architecture métallique. Dans ces deux domaines -où apparaissent les prémices de notre culture moderne- une parenté profonde, une connivence jette les bases d’une révolution optique, décisive, qui seule permettra d’appréhender une conception nouvelle de l’espace » [8]

Émile Zola avait bien vu un commencement dans l’art de l’Olympia, l’observation exacte des objets, la réduction des choses à ce qu’elles sont, l’impersonnalité de l’objectif photographique qui ne raconte pas, mais qui montre des choses assemblées, qui donne à voir des formes ensemble dans un cadre. Paradoxalement sans doute, puisqu’il avait prédit aussi à la gare d’Orsay son avenir muséal, cette “objectivité nouvelle” rendit finalement Zola aveugle devant L’Œuvre. Celui qui le premier imposa l’Olympia comme un « chef d’œuvre [...] traduisant énergiquement et dans un langage particulier les vérités de la lumière et de l’ombre, les réalités des objets et des créatures » [9] ne put voir jusqu’à la fin, c’est-à-dire sans fin (ce n’est pas faute d’en faire l’apprentissage dans une pratique personnelle de la photographie), qu’un autre regard sur les choses était en jeu, une autre conception de l’espace pictural.

Un apprentissage du regard par lequel Victor Hugo, dont l’angle de vue était ouvert à l’infini, il y a des hommes océans en effet, était pourtant passé, dès 1837, en faisant sa première expérience du chemin de fer : « [...] les fleurs du bord du chemin ne sont plus des fleurs, ce sont des taches ou plutôt des raies rouges ou blanches ; plus de points, tout devient raie ; les blés sont de grandes chevelures jaunes, les luzernes sont de longues tresses vertes ; les villes, les clochers et les arbres dansent et se mêlent follement à l’horizon [...] »
Le regard n’est pas une donnée première. Victor Hugo invente un regard sur les choses vues dans le mouvement, la vitesse, le gros temps. Edouard Manet invente (pour reprendre ici les mots de Michel Foucault [10] ) « le tableau-objet, comme matérialité, comme chose colorée que vient éclairer une lumière extérieure et devant lequel et autour duquel vient tourner le spectateur. »

L’auteur d’ Histoire de l’Œil alors n’a plus rien à en dire de cette relation de l’oeuvre d’art avec sa “reproductibilité technique”, même si dès 1936, André Malraux s’approprie le texte de Walter Benjamin, traduit par Klossowski, reprise de LaPetite Histoire. Silencieux, non pour n’avoir pas saisi que la photographie atteignait l’oeuvre peinte dans son principe même, mais parce que “l’essentiel est inavouable” :
« une indifférence cinglante - celle-là même que Bataille relevait chez Manet, dans le regard des femmes - et qui se tient hors du coup, comme dans la coulisse, comme à l’autre bout, ou plutôt à l’embouchure d’un jeu de vases communicants, donnant à rire et à pleurer, grotesque comme une clownerie mais rouge comme une rose, ou comme une figue ouverte - mais mystique. Rose par excellence. Qui dit bien, soudainement florissante, que "c’est le bouquet" ... » [11]

l’ au-delà du sens

Ne pas brouiller les cartes mais tailler dans le vif, ne pas biaiser mais prendre l’équivoque par les cornes ou la trancher comme un nœud gordien, voilà qui est peut-être l’ A B C de la poésie.  [12]

Et de chanter maintenant un ruban en dents de scie couvert de sciure de gamme. Un assemblage d’engrenages familièrement inquiétant dans ses rouages apparents.

Le dispositif de transmission du mouvement suppose un édifice quelconque. Cette impossibilité où je suis de ne savoir où me placer pour voir la scie tourner.

La machine (à bois) est un édifice, une machine célibataire sans ingénieur, de gravité excepté, qui ne s’inquiète que de l’entre deux que la scie à ruban chantourne. Thomas Ruff aussi doute de la capacité de la photographie à dire quelque chose qui va de soi.

Ceux qui disent que ce qui va se montrer une fois l’entaille faite, pourrait se nommer l’envers du réel, auraient sans doute raison si ce qui était montré était autre que ce qui est visible au premier regard. [13]

Avec son ruban tournant en boucle sur de grands volants, la machine d’atelier déligne et dégrossit la pièce de bois un peu trop forte. La matière noire du pinceau délinéamente le ruban qui, sans l’étrangler, encercle le cou d’Olympia, détail qui amorce le regard et emmène la lecture.

Sur la sciure ou le tapis brosse, l’art sublime est lui-même au rendez-vous : avec sa pause de déesse, la femme du petit lit blanc est peinte comme un citron. La photographie aussi suspend l’expression, immobilise, fige et sidère, transforme une Vénus en chose, réifie, objective.

La manière dont Manet fait jouer l’espace du tableau, la manière dont Manet fait jouer la lumière, la manière dont Manet fait jouer la place du spectateur, la manière dont le ruban sans fin n’est visible que dans la partie comprise entre le guide supérieur et la table, la manière dont la coupe s’opère pendant la descente de la lame, la manière dont un enchaînement de circonstances qui se compliquent mutuellement laisse choir la tête d’Holopherne, la manière dont les fers sépare en un clin d’œil toutes les parties de notre corps les unes des autres, et ce qu’il y eut de plus étonnant, c’est que la mort ne suivit pas une aussi étrange dissolution [14], la manière dont l’image [photographique] s’est parée du mythe d’être un reflet des choses ... toutes ces manières glissent au-delà du sens derrière le tableau, dans l’aplatissement frontal de la peinture par la “vision photographique”.

Les sculptures et les peintures sont considérées comme des fabrications humaines. Les photographies, processus chimique, dispositif optique, techniques sophistiquées qui demandent des instruments, des outils, des appareils complexes ne sont pas considérées immédiatement comme des fabrications humaines. On croit que ce sont des images reflétant la « réalité ».

Pourtant c’est au moment où la peinture (la “peinture-objet” de Manet selon Foucault) revendique l’objectivité de la matière en un certain ordre assemblé dans l’espace plan de la toile à partir et à l’intérieur du cadre (comme un “document” où se développent une autre configuration des savoirs), que la photographie revendique les genres constitués de la peinture, nature morte ou nu.

Pourtant c’est au moment où la photographie revendique l’objectivité la plus grande (Renger-Patzsch, “atlas d’exercices” selon Walter Benjamin ) qu’elle s’éloigne le plus de “la réalité” et augure le plus manifestement des pratiques actuelles des artistes : SIDE EFFECTS, à la place d’un espace consciemment disposé par les artistes apparaît un espace tramé d’inconscient.

Objets dans l’objectifs
violence de la scie à ruban
velouté incomparable de la sciure

Est-il tellement nécessaire de s’interroger sur ce que c’est qu’un objet, de se demander où finit l’objet et où commence la chose ? C’est quand même sacrément violent cette “objectivité”, une contrainte objective à devenir violent : la nécessité d’extraire une vis rebelle en l’arrachant avec une tenaille, au lieu d’user du tournevis et du dégrippant. [15] La peinture de Manet est fabriquée, selon Bataille, avec la violence de l’acte de peindre libéré du sens, sans compromis vis-à-vis de la “machine utilitaire” et dans le “silence de l’art”.

Une représentation fidèle d’une chose relève de la foi, non de l’analogie. Si l’objectivité est “la qualité de ce qui existe en soi”, depuis qu’au milieu du XIXe siècle un peintre et des photographes se sont emparés des choses en articulant le visible sur l’invisible [16],
cette qualité a été mise en défaut.
Les choses du monde réel ne peuvent être res-tituées objectivement Rien (res, rei) ne va de soi, sauf le SELF [17], peut-être ?

La violence sans violence, c’est que la révélation n’ait pas lieu, et reste imminente. Ou bien : elle est révélation de ce qu’il n’y a rien à révéler. La violence violente (et violante), au contraire, révèle et croit révéler absolument. L’art n’est pas ce simulacre ou cette forme apotropaïque qui nous protégerait d’une violence insupportable (la vérité-Gorgone selon Nietzsche, la pulsion aveugle selon Freud). Il est le savoir exact de ceci qu’il n’y a rien à révéler, pas même un abîme, et que le sans-fond n’est pas le gouffre d’une conflagration, mais l’imminence infiniment suspendue sur soi. [18]

22 janvier 2006
T T+

[1André Lacaux, “Parcours de Ruban au cou d’Olympia”, Europe, Michel Leiris, novembre-décembre 1999, p.185

[2Georges Bataille , Manet, Skira, 1983, p.95

[3Michel Leiris, Un Ruban au cou d’ Olympia, Gallimard, 1981, p. 119

[4Jérôme Saint-Loubert Bié photographie des livres dans lesquels ces photographies sont reproduites donnant lieu à six nouvelles images. Accrochées à Esslingen ­ juste en dehors de Stuttgart ­ en 2001, elles constituaient, dans une sorte de prolongement historique, une reproduction partielle de l’exposition de 1929.<

[5Olivier Lugon. Le style documentaire. D’August Sander à Walker Evans 1920-1945 Macula , 2001.

[6Nouvelle Histoire de la photographie, sous la direction de Michel Frizot, Bordas-Adam Biro, 1994, p. 464

[7entretien paru dans l’édition du Monde du 27 octobre 2004

[8Elvire Perego « La ville-machine. Architecture et Industrie ». Nouvelle Histoire de la photographie, sous la direction de Michel Frizot, Bordas-Adam Biro, 1994, p. 197

[9article de Zola paru dans L’Evénement illustré du 10 mai 1868

[10Michel Foucault La Peinture de Manet, suivi de Michel Foucault un regard, sous la direction de Maryvonne Saison Traces écrites/Seuil,2004, p.24

[11Daniel Dobbels, L’essentiel est inavouable, Georges Bataille : une autre histoire de l’œil, Musée des Sables d’Olonne, Cahier de l’Abbaye Sainte-Croix, N°69, 1991 p.54

[12Michel Leiris, Un Ruban au cou d’ Olympia , Gallimard, 1981, p. 121

[13Jean-Louis Poitevin, L’envers de l’envers, Make Sense ! Bert Danckaert, POC, 2005.

[14Cazotte, cité par Gérard de Nerval dans Les Illuminés. Cité en exergue de La Tête d’Holopherne, Michel Leiris, L’Âge d’Homme, Folio, p.101

[15Jean-Luc Nancy,« Image et violence » , Le Portique, Numéro 6 - 2000 -

[16j’aurais aimé parler ici du « Troisième Œil. La photographie et l’occulte ». Voir le livre publié chez Gallimard, en 2004, et la chronique de Dominique Hasselmann à l’occasion de l’exposition éponyme de la Maison Européenne de la Photographie

[17« Le vrai self permis par l’environnement, c’est, au stade le plus primitif, le geste spontané, l’idée personnelle. »

[18ibidem note 15