Une tombée de la lune
Suzanne Doppelt
Un homme est tombé de la lune, 2010.
Exposition
NARCISSA, galerie Martine Aboucaya
4 FEVRIER- 27 FEVRIER 2010
Suzanne Doppelt sur remue.net
Un article de Dominique Dussidour
Images ci-dessous, courtesy de l’artiste, copies de :
Suzanne Doppelt, Lazy Suzie, P.O.L, 2009.
Petite philocalie de l’art n°15 Cf. chroniques précédentes
Les images pensent, Petite Philocalie, comme un spectre flou à double vue, va et vient au travers d’une cloison imaginaire.
Par une tiède nuit de printemps,
Il y a bien de cela cent ans,
Que sous un brin de persil sans bruit
Tout menu naquit
Jean de la Lune, Jean de la Lune.
Il était gros comme un champignon
Frêle, délicat, petit, mignon
Et jaune et vert comme un perroquet
Avait un bon caquet
Jean de la Lune, Jean de la Lune.
Pour canne, il avait un cure-dent
Clignait de l’oeil, marchait en boitant,
Et demeurant en toute saison
Dans un potiron
Jean de la Lune, Jean de la Lune.
Quand il se risquait à travers bois,
De loin, de près, de tous les endroits,
Merles, bouvreuils sur leurs mirlitons,
Répétaient en rond :
Jean de la Lune, Jean de la Lune.
On le voyait passer quelquefois
Dans un coupé grand comme une noix,
Et que le long des sentiers fleuris
Traînaient deux souris,
Jean de la Lune, Jean de la Lune.
Si par hasard, s’offrait un ruisseau,
Qui l’arrêtait sur place aussitôt,
Trop petit pour le franchir d’un bond,
Faisait d’herbe un pont
Jean de la Lune, Jean de la Lune.
Quand il mourut, chacun le pleura
Dans son potiron, on l’enterra,
Et sur sa tombe on écrivit
Sur la croix : Ci-gît
Jean de la Lune, Jean de la Lune.
Jean de lune [Claude Augé et Adrien Pagès, 1889]
Du point de vue de Carmen Hacedora, les jeux savants de Grand Almotasim sont quelque chose de plus. Il rejoue indéfiniment la même scène [“Œuvre d’art impossible n°25” [1].]. Tout en appartenant au cabinet d’un docteur angélique, les règles de ces jeux débordent de leur cadre. La réalité n’est qu’une affaire de réglage. [2].
Désoeuvré, au centre d’une sphère d’étonnement, Grand Almotasim tourne en rond. Il y a dans l’air une chanson rouillée qui ne réagit plus à l’aimant.
– On n’y voit plus rien dans ton cabinet ! lui dit Carmen Hacedora.
Il prend la mouche.
– Voir suppose une petite fissure, un subterfuge optique, une apparence qui éclipse le réel, une anamorphose… Voir c’est toujours voir par un trou de lumière.
[Il dit cela, en levant l’index droit pour signifier par ce geste le caractère savant de la conversation.]
« Mais quelle mouche l’a donc piqué ? Pourquoi les mouches reviennent toujours au moment où on les attend le moins ? », se demande Carmen.
L’œil d’une mouche est un artifice qui peut servir à toutes fins. Mais au-delà de quelques mètres, la vision panoramique et kaléidoscopique de l’insecte est aveugle. Un insecte est moins animal qu’un chat.
Grand Almotasim cherche à voir quelque chose qui manque, une disparition, une énigme, un dénuement. Ce que dit le cabinet de cet anéantissement, il le dit par sa forme concrète et matérielle, avec des choses précises. Beaucoup de choses rentrent dans la table de travail. Les objets disposés sur les rayons sont soigneusement choisis. Tous les documents sont minés par les signes d’une absence.
La Hacedora regarde comment la table est agencée. Elle se déploie, se déplie, se déroule et s’enroule en un mouvement circulaire, dans une projection de ses formes sur elle-même [plateau super rotatif]. Des rangées de livres assurent la coordination d’un assemblage "folié par raison" (Corneille Agrippa). Le foliotage est dispersé en confettis sur le dessus de lit d’un divan.
page 1. L’information rêveuse des images
Elles traitent d’un fantôme et de la pluralité des personnes et des choses.
page 2 La fonction épique des images
Elles traitent d’un grand trajet, celui de la matière transformée grâce aux actes du fantôme
pages 4, 5, 6, …, mille e tre Un inventaire d’images pieuses
Elles traitent des noms attribués au fantôme dont la réalité factice ne tient qu’à la nomination.
Aliments
Animaux
Arbres
Architectures
Eaux
Fêtes
Machines
Mains
Matériaux
Plantes
Sculptures
Visages
Carmen Hacedora admire ce bel ensemble cosmique à catalogue [points de vue et images]. Elle s’approprie cette vision alphabétique en mouvement, ce procédé de circularité infinie [s’approprier c’est fragmenter le monde]. Dans son Diccionario Argentino un mot est défini par d’autres mots "al plural infinitivo". Ainsi de suite.
« ¿ Cuales son las reglas del plural infinitivo ? »
Quelque chose cloche pourtant dans la pagination, flic floc, la page trois ne se voit pas. Le signe spirituel de la création, la forme trine, le centre-partout-circonférence-nulle part, le TROIS, la « formule des Mondes crées », n’est pas visible.
Aucun foliotage n’est sûr. Certains livres parfois refusent de paginer la mémoire. D’autres font disparaître un feuillet pour mieux faire apparaître ailleurs —et autrement— une page à venir.
Une disparition annonce ± une apparition.
Grand Almotasim caresse du bout des doigts un filetage vide. Avec ses yeux du bout des doigts, il regarde un trou silencieux, il sent une langue muette qui laisse entendre à peine quelques signes de contraction,
trois minutes chaque nuit
3 manières de marcher résonnent sur un même plancher, des crissements de pieds animés par l’esprit d’une connaissance aventureuse [ORBIS SENSUALIUM PICTUS] trouvent leur mouvement en marchant
et etiam... Narcissae placandis manibus, en un instant, la plus petite partie du temps qu’il soit possible à Grand Almotasim de mesurer, là, entre la page 1 et la page 2, dans un interstice imperceptible, apparaît en écriture miroir la page 3 suspendue à un fil de la Vierge. [La réalité d’une page est un rapport entre deux pages.]
Grand Almotasim n’a jamais vu autant de choses dans un si petit espace. Sa vision s’acumine et il voit tout en mouvement. Déplacements de perception : il voit l’œil mouillé, la grande douche, le miroir d’eau, les gouttelettes en suspension, il voit l’autre miroir, il voit le télescope qui grandit sans fin pour atteindre deux petites étoiles, il voit la perspective d’une figure glabre en forme d’amande, il voit une expérience à la trame incertaine, il voit des images réfléchies et amplifiées, il voit la sphère des vibrations infinies du sens, et ses yeux voient la chose du mystère, la petite ouverture circulaire suspendue majestueusement. Tout bouge, au dessus, au dessous, au-dedans, tout passe dans l’espace. La réalité déborde, sans varlope pour la raboter.
La libration de la lune libère des corps solides, non des images plates. Dans le fonds des savoirs de Grand Almotasim le monde des curiosités a un cabinet et une chambre des merveilles édifiés sur un même plateau qui tourne et qui le sert.
Comme un ruban de marque page prisonnier de ses lectures et de ses rêves les plus secrets, une forme s’évade de l’édifice pour faire preuve d’existence visible. Elle danse la ghost dance, elle chante Jean de la lune, elle joue de sa photogénie avec un "naturel" d’enfant. D’ailleurs elle rougit comme un enfant.
Pourtant le texte est écrit noir sur blanc avec l’alphabet de la lune. Un rayon sélène se pose et dessine un œil, des yeux, ici, des yeux, sur le corps entier d’une femme qui écrit sur le mur opposé le mot « lune ». [Écrire et dessiner sont identiques en leur fond], le rayon photographie une pensée.
Grand Almotasim prend la troisième feuille. Le geste suspendu au fil de la Vierge, il la serre très fort dans ses mains. Il en fait une boule, une balle, une bulle. Il dit qu’elle est retrouvée.
– Quoi ? demande Carmen.
Pas de réponse. Il garde le secret de son geste. Carmen Hacedora perçoit dans la pièce inversée — l’autre côté du cabinet — une intonation, un reflet, qui se redresse lorsqu’elle se place tout près, au dessus, en regardant vers la gauche.
Elle doit suivre la vibration de ce langage articulé jusque dans la chambre obscure pour pouvoir voir ce qui est dit [voir se fait toujours par un petit trou].
– Viens Petite Philocalie, dit Grand Almotasim.
Or, Petite Philocalie a les lèvres fermées et le reflet reste muet.
Il n’y a rien à venir, mais ça revient toujours dans un paysage feuilleté comme un flip book.
Il suffit d’un regard — et d’un petit trou — pour que le monde soit interminablement plein, beau, rond.
[1] « Rejouer indéfiniment la même scène devant un public qui vieillit et finit par mourir ». Cf. petite philocalie n°1 : Dora Garcia, 100 œuvres d’art impossibles, 2001
[2] Dans cette chronique, toutes les phrases en italiques sont extraites des livres de Suzanne Doppelt, et plus particulièrement de Lazy Suzie, P.O.L., 2009 et Le Monde est beau, il est rond, Inventaire/Invention, 2008.