Valéry Hugotte | Le bon Hinstin et les mauvais instincts
Isidore Ducasse, au fond, n’a pour nous guère plus de réalité que l’improbable « comte de Lautréamont » inventé pour signer Les Chants de Maldoror. Non, nous ne savons presque rien d’Isidore Ducasse – sinon ce qu’il a bien voulu nous en dire. Et, dans tout ce qu’il aura dévoilé de lui-même, rien qui contredirait vraiment le serment énoncé dans ses Poésies de 1870 : « Je ne laisserai pas des Mémoires ». Mentionnons tout de même quelques allusions, éparses dans Les Chants de Maldoror, à une enfance à Montevideo, à la traversée de l’Océan, à l’ambiance d’un internat ou à une trouble amitié adolescente – des souvenirs à dire vrai tellement déformés par l’imaginaire que l’on chercherait vainement le récit de l’une de ces anecdotes qui ravissaient Breton.
Pas de mémoires donc, mais du moins une page assez étonnante des Poésies, qui semble un instant lever le voile. Une page, mais pas n’importe laquelle : au seuil même de l’œuvre, après la page de titre et l’épigraphe, une liste de dédicataires, parfaitement identifiés, eux, par les biographes. Douze noms cités, pour la plupart d’anciens condisciples des années lycéennes. Ainsi que deux directeurs de revue. Enfin, il y a ce dernier nom : « à Monsieur HINSTIN, mon ancien professeur de rhétorique ».
Il se trouve que ce monsieur Hinstin, le frère précisément du général qui ici nous rassemble, fait partie des seconds rôles que nous connaissons bien mieux qu’Isidore Ducasse lui-même : plusieurs photographies à l’authenticité incontestable, ainsi qu’une carrière parfaitement connue par divers documents administratifs. Normalien, agrégé, Gustave Hinstin fut un enseignant ambitieux, cherchant sans cesse à obtenir de sa hiérarchie de nouvelles mutations, plus avantageuses et plus prestigieuses. Il fut ainsi amené, au début de sa carrière, à devenir le professeur de rhétorique d’Isidore Ducasse au lycée impérial de Pau, en 1863.
Gustave Hinstin fut-il le premier lecteur de Ducasse, voire de ce comte de Lautréamont que peut-être l’adolescent sentait déjà frémir en lui ? Cet helléniste appliqué fut en tous cas un lecteur investi d’un pouvoir, un lecteur relayant le Pouvoir – puisqu’il incarnait le Bien, le Vrai et le Juste. En bon professeur de rhétorique, Hinstin se devait d’apprendre la bonne lecture, il se devait de lire en bon lecteur les rédactions juvéniles. Aussi, quelle ironie, pour le lecteur que Les Chants de Maldoror ont rendu sensible aux résonances perverses de l’onomastique, que ce professeur de rhétorique chargé de corriger langages trop pulsionnels, imaginaires trop indisciplinés, écritures trop fougueuses pour ne pas trahir quelque désir inavouable, quelle ironie que ce digne serviteur de l’Empire ait porté ce nom à valeur d’antiphrase : monsieur instinct… Mais c’était tout simplement porter le nom de l’ennemi !
Que l’on aimerait en savoir davantage sur les relations d’Isidore Ducasse avec un tel lecteur… Certes, un témoignage existe, recueilli soixante-quatre ans plus tard auprès d’un autre dédicataire des Poésies, Paul Lespès, qui avait fait partie de la même classe de rhétorique en 1863. Mais, quand il fut très tardivement interrogé en 1927, l’ancien élève du lycée de Pau était devenu un respectable juge d’instruction à la retraite, décoré de la Légion d’honneur. Lui aussi était du côté du Bien et du Vrai, lui aussi attaché à une certaine représentation sociale. C’est pourquoi un témoignage si tardif laisse assez perplexe : on devine, chez l’ancien juge alors âgé de quatre-vingts ans, un témoin trop complaisant, trop soucieux d’apporter au tribunal de l’histoire littéraire les pièces attendues, conventionnelles, confortant le cliché. Que le jeune Isidore ait été un « esprit fantasque et rêveur, mais au fond […] un bon garçon », ou bien « un brave garçon, mais un peu timbré », voilà qui ne risquait pas de surprendre le lecteur bourgeois de l’époque : il fallait bien qu’un texte aussi dérangeant procédât de quelque dérangement mental, comme il fallait bien que l’intérêt littéraire qu’il suscitait chez certains fût moralement justifié par un fond bon et brave.
Cependant, on est forcément troublé par le récit d’une anecdote mettant en scène Isidore face à son professeur de rhétorique. Qu’il fût ou non réinventé pour les besoins du cliché, l’épisode est assurément révélateur :
En 1864, vers la fin de l’année scolaire, Hinstin, qui avait souvent déjà reproché à Ducasse ce qu’il appelait ses outrances de pensée et de style, lut une composition de mon condisciple. Les premières phrases très solennelles excitèrent tout d’abord son hilarité, mais bientôt il se fâcha. Ducasse n’avait pas changé de manière, mais il l’avait singulièrement aggravée. Jamais encore il n’avait tant lâché la bride à son imagination effrénée. Pas une phrase où la pensée faite en quelque sorte d’images accumulées et de métaphores incompréhensibles ne fût encore obscurcie par des inventions verbales et des formes de style qui ne respectaient pas toujours la syntaxe.
Hinstin, pur classique dont la fine critique ne laissait échapper aucune faute de goût crut que c’était là une sorte de défi jeté à l’enseignement classique, une mauvaise plaisanterie faite au professeur. Contrairement à ses habitudes d’indulgence, il infligea à Ducasse une retenue. Cette punition blessa profondément notre condisciple ; il s’en plaignit avec amertume à moi et à mon ami Georges Minvielle. Nous n’essayâmes pas de lui faire comprendre qu’il avait de beaucoup dépassé la mesure.
On peut penser que l’anecdote ainsi rapportée fait partie de la longue légende (mal) dorée fantasmée par les lecteurs de l’œuvre qui ne pouvaient se résoudre à « un effacement humain aussi complet » : Ducasse déclamant ses Chants en s’accompagnant au piano, Ducasse livré aux folles suggestions de quelque drogue dévastatrice, Ducasse mort fou, ou suicidé, ou victime d’une terrible malédiction… Une belle collection de vignettes édifiantes s’inventerait après la découverte tardive de l’œuvre, quand presque toutes les traces de l’écrivain seraient effacées. Et de longues biographies s’écriraient, pour simplement défaire le mythe – faute de pouvoir en dire plus long.
Mais l’épisode de la composition française, quel que soit le crédit qu’on lui accorde, nous rappelle une évidence : l’écriture des Chants de Maldoror, si complaisamment obscure et excessive, ne pouvait apparaître, quelques décennies plus tard, que comme un défi au bon goût, à l’enseignement classique, à la syntaxe, et surtout au bon lecteur, au lecteur autorisé sûr de ses codes et de ses références culturelles. Et la dédicace des Poésies à un « ancien professeur de rhétorique » ne pouvait faire entendre qu’une ironie vengeresse. Au juste, peu nous importe le récit exact d’un épisode fondateur justifiant une rancœur tenace, selon les règles psychologiques et le canevas narratif bien arrêtés des biographies traditionnelles. Non, ce qui importe, c’est, dans l’esprit d’un vieux juge, dans l’esprit du vieux juge que devient fatalement le lecteur trop strictement éduqué, la profonde incompatibilité entre l’enseignement d’un professeur de rhétorique et l’écriture si volontiers déviante des Chants de Maldoror.
Le lecteur des Chants, comme plongé dans un cauchemar inavoué d’enseignant surmené, est en effet confronté à un interminable défilé de fautes d’orthographe, de maladresses syntaxiques, de solennités risibles et d’excès morbides adolescents. Jamais, sans doute, aura-t-on à ce point lâché la bride. Une agression : une certaine critique universitaire suffirait à en témoigner, qui s’est depuis longtemps employée à neutraliser une copie si dérangeante, un défi si manifeste au bon goût établi et aux valeurs instituées. Pensons à tous ceux (la plupart, à vrai dire) qui, depuis la première édition maudite de 1869, ont proposé des éditions corrigées du texte, comme s’il suffisait de se réclamer des convenances orthographiques ou des habitudes de lecture, tel un texte divin gravé dans le marbre, pour justifier le châtiment. Un châtiment – dès lors que, sûr de son bon droit, on réprime les mauvais instincts d’un texte, ces mauvais instincts qui l’amènent à transgresser ses limites autorisées et à bafouer les puritanismes de la langue.
Je veux donc dire que ce texte fonctionne comme un piège. Un piège qui peut facilement faire de nous de nouveaux messieurs Hinstin, figés dans la fière assurance professorale, dans la dignité immaculée de l’Institution, dans la sacralité terrorisante du Savoir. Et il n’y a guère qu’une manière de désamorcer le piège, que ni Paul Lespès ni Georges Minvielle, de toute évidence, n’auraient pu assumer : échapper aux censures de la bonne conscience scolaire exigera que nous partagions la joie irrévérencieuse du cancre, et le goût mauvais des subversions grossières, et le mépris des punitions prévisibles. Ainsi se gagne le plaisir d’un tel texte – l’anecdote du vieux juge nous le rappelle malgré lui, qui ne risquait guère d’y goûter.
Cependant, quand un an plus tard paraissent les deux fascicules des Poésies, précisément dédiés à l’« ancien professeur de rhétorique », le temps semble venu des saines résolutions du pitre châtié : ne s’agit-il pas, selon l’avertissement inaugural qui précède même la liste de dédicataires, de « remplace[r] la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l’espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la foi, les sophismes par la froideur du calme et l’orgueil par la modestie » ? Le repentir semble destiné à combler d’aise quelque pédagogue austère. En tous cas, le lecteur est prévenu, l’heure est passée des rébellions adolescentes.
Prévenu – ou attiré dans un nouveau piège. Et, s’il n’a pas pris soin de maintenir son mauvais esprit en alerte, victime de nouvelles formes d’ironie vengeresse. « Les chefs-d’œuvre de la langue française sont les discours de distribution pour les lycées, et les discours académiques », proclame désormais Ducasse qui n’avait pu oublier, six ans après le lycée de Pau, quel prestige social monsieur Hinstin savait retirer de tels discours, exhibitions publiques d’une belle rhétorique docilement mesurée. Seulement, le compliment qui aurait dû faire rougir de satisfaction son ancien professeur paraît tout de même un peu trop appuyé, un peu trop exagéré pour ne pas susciter une certaine défiance… En vérité, l’incorrigible sarcasme du cancre ne tarde pas à se faire entendre derrière le nouveau masque, un cancre que n’impressionnent guère « les chefs-d’œuvre de la langue française ».
Ce n’est pas tout. Car les professeurs sont bien l’une des principales cibles des Poésies – qu’il s’agisse de cet « ancien professeur de rhétorique » cité parmi les dédicataires comme dans un graffiti moqueur, ou de ces « professeurs de quatrième », « de troisième », « de seconde » enfin dont Isidore Ducasse, à la toute dernière page du premier fascicule, raille les misérables méthodes pédagogiques. Par ailleurs, si le premier fascicule des Poésies fait entendre le refus de devenir un lecteur aliéné et soumis par une certaine rhétorique professorale, le deuxième a pour enjeu de nous proposer une autre lecture : un rapport insolent aux textes renversant la docte méthode des messieurs Hinstin, un rejet de la fidélité effacée du bon exégète au profit d’une appropriation active qui contraint le lecteur à l’engagement le plus compromettant. Deux brefs paragraphes soulignent en effet qu’il n’y a jamais de formulation définitivement acquise et qu’une vraie lecture est aussi une réécriture :
[…] Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe.
Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste.
Redoutable transgression que le « plagiat » selon Ducasse, qui justifie les lectures fautives et encourage à retoucher les textes au nom du Progrès – manière bien perverse de jouer une valeur contre une autre. Et cette lecture irrévérencieuse constitue précisément l’un des principaux procédés d’écriture des Poésies. Après tout, si « la poésie doit être faite par tous », l’encre rouge aussi appartient à tous. Et c’est bien de cette encre rouge que semble écrit le texte des Poésies, constitué pour une large part d’une soixantaine de maximes empruntées à Pascal, La Rochefoucauld et Vauvenargues – empruntées, mais surtout corrigées. Ainsi, lisant dans les Poésies que : « Les grandes pensées viennent de la raison ! », nous lisons aussi bien une correction de la phrase de Vauvenargues : « Les grandes pensées viennent du cœur. » Alors : nous faut-il comprendre que la phrase de Ducasse serait plus vraie que celle de Vauvenargues ? Ou qu’il n’est de vérité qui n’intègre dialectiquement son négatif ? Ou encore qu’il n’est jamais de « grandes pensées » que par un artifice du discours s’offrant à toutes les inversions ? Comprenons en tous cas qu’il n’existe pas d’autorité dont un lecteur ne puisse contester le texte figé, que le vrai réside dans le devenir d’une correction permanente, et non dans une fossilisation sacralisée. Que l’on aimerait décidément connaître les impressions de lecture de ce digne monsieur Hinstin, dédicataire de ces Poésies écrites en corrigeant « les chefs-d’œuvre de la langue française » !
Reste l’épilogue de cette histoire (l’histoire peut-être fictive d’une sévère remise de copies qui refuse de s’effacer). L’épilogue : ce serait, un siècle plus tard, comme une rime distordue, ou un reflet déformé. Je pense tout d’abord à l’année 1967 et à cette surprenante résurgence de Ducasse, victime à son tour d’un plagiat éhonté. En effet, le fragment 207 de La Société du spectacle de Guy Debord présente un paragraphe unique qui nous est déjà familier :
Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste.
Soit, à un changement de paragraphe près, le texte même des Poésies. Non sans humour, Debord rappelait ainsi que le plagiat ducassien, renommé détournement, était devenu l’arme principale de la rhétorique révolutionnaire du mouvement situationniste. Etrange morale, en vérité : l’indiscipliné Isidore se voyait-il proclamé bien malgré lui professeur de rhétorique, enseignant à son tour sa fine critique aux jeunes générations ? Pas vraiment : c’était plutôt un complice qu’un enseignant qu’on cherchait en Ducasse. Un siècle après les classes de rhétorique de monsieur Hinstin, on avait appris à se méfier des professeurs. Désormais, c’était même une véritable hantise, la base pour ainsi dire d’un engagement politique.
Une hantise ? Je pense à présent à l’année 1968 et à une autre résurgence de Ducasse, à Bordeaux, dans un tract célèbre qui à sa manière déclinait la leçon des Poésies. Il s’agissait, affirmaient les auteurs inspirés par les situationnistes, d’en finir avec les expressions figées et aliénantes : il suffisait d’assumer une vigoureuse correction et de remplacer certains mots trop usés par d’autres plus toniques. Un exemple de la nouvelle rhétorique proposée par le tract resterait fameux, véritable cri de vengeance du cancre bafoué : « ne dites plus : M. le Professeur, mais dites : crève salope ! » En ce mois d’avril 1968, prendre un mot pour un autre était déjà une manière de prendre ses rêves pour des réalités. Quelques semaines à peine s’écouleraient avant qu’on puisse lire, sur les murs de la Sorbonne occupée, ce graffiti terrible de mauvais élève : « Professeurs, vous nous faites vieillir ». On n’ose imaginer la réaction d’un « pur classique » du Second Empire. Pauvre monsieur Hinstin.
Bien sûr : nous connaissons la morale de cette histoire-là. Nous savons bien qu’il ne suffisait pas de se réclamer de ses mauvais instincts printaniers pour empêcher le temps de s’écouler, et les cours de reprendre, et de nouvelles générations de professeurs au service du Bien de se succéder – jusqu’à nous. Pour autant, je ne voudrais pas que le dernier mot de mon discours donne un triomphe trop facile au bon sens restauré. Car, au fond, le monsieur Hinstin que je deviens en prenant ici la parole et en soumettant le brave Isidore à ma fine critique, ce monsieur Hinstin ne peut l’ignorer : les Poésies nous empêchent de vieillir. Tout comme elles auront empêché Isidore lui-même de vieillir au-delà de sa vingt-cinquième année. Oui, les Poésies nous empêchent de vieillir, pourvu que nous les laissions « stimuler notre activité ». Pourvu que nous sachions poser enfin notre stylo rouge.