Venez voir le sang dans les rues

Miguel Aubouy avait salué la remise du prix Nobel de littérature à Harold Pinter en 2005.
Nous publions aujourd’hui l’hommage de Pascal Gibourg à l’écrivain disparu le 24 décembre 2008, à Londres.

Sur publie.net, Pascal Gibourg a publié Facultés de Michaux et La littérature en instance.


  Venez voir le sang dans les rues [1]

  Aussi regrettable qu’elle soit, la disparition d’une figure chère fait plus que nous donner l’occasion de penser à elle, elle nous enjoint de le faire, à moins que ce mouvement ne soit naturel et juste.
  Ainsi, certains libraires ont eu la bonne idée de remettre sur leurs étals la Conférence du Nobel de Pinter. J’avais déjà lu ce texte lors de sa parution sur le site du Nobel, mais à le relire aujourd’hui, peut-être aussi en raison d’une actualité sanglante, je me sens à nouveau KO, comme si l’on m’avait bourré de coups.
  Ceux qui connaissent son théâtre savent que la violence y joue un rôle déterminant. Souvent sourde mais presque toujours finissant par devenir explicite, elle est comme la manifestation d’une recherche de la vérité qui aurait mal tourné.
  Sa dernière pièce, publiée en 2000, s’intitule Célébration. Elle débute ainsi (je cite de mémoire) : « Le canard, c’est pour qui ? » (l’action se passe au restaurant). Ça a l’air de rien, mais c’est le début d’une explosion. On pourrait dire que sans le savoir, en le lisant, on s’apprête à bouffer du canard à l’explosif, c’est à peine exagéré.
  Dans sa Conférence, Pinter parle du démarrage de l’écriture et précisément de ces premières répliques qui engagent tout sans qu’il le sache : « Qu’est-ce que tu as fait des ciseaux ? » est la question apparemment anodine sur laquelle s’ouvre la pièce qui s’intitule Le Retour. Comme le dramaturge le précise, « d’une certaine manière, je savais que la personne interrogée se moquait complètement des ciseaux en question, et aussi, en l’occurrence, de son interlocuteur ». Alors pourquoi ? C’est qu’il s’agit plus de suivre le mouvement capricieux d’une pensée, laquelle emprunte des chemins détournés, opère des déplacements, que d’aller droit au but, soit qu’on ne le désire pas, soit qu’on en soit incapable – ou que ça n’ait pas d’intérêt. On ne procède pas autrement lorsqu’on cherche à se quereller avec quelqu’un ou avec soi-même et qu’on s’empare du premier prétexte venu. Peut-être même procède-t-on ainsi lorsqu’on cherche à se saisir du vrai ou de ce qui lui ressemble, de ce qui en prend l’apparence. Si le théâtre de Pinter démontre quelque chose – la cruauté de la nature humaine, sa bestialité, sa perversité, sa fragilité aussi -, ce n’est jamais massivement ou autoritairement. Il procéderait plutôt par glissements, par pas de côté. Pour lui, du point de vue de l’art, rien ne fait vraiment bloc, rien n’est vraiment entier, une chose est vraie et fausse à la fois, un personnage est bon et mauvais. Un théâtre de l’ambiguïté, oui, le mot lui va bien. Mais pas seulement un théâtre.
  On l’a dit et redit, Pinter fut comédien, metteur en scène, romancier (Les Nains, une unique tentative romanesque, relativement ratée à mes yeux, mais qui porte en germe son théâtre, comme si Pinter n’avait pas encore fait la place si cruciale qu’il réservera au silence et au non-dit et qu’il la cherchait dans un genre qui n’était pas le sien), scénariste (retenons en priorité sa fructueuse collaboration avec Joseph Losey), dramaturge évidemment (l’un des plus grands, notre Shakespeare, incontournable pour comprendre le renouveau du théâtre contemporain, de Lars Noren à Jon Fosse en passant par Sarah Kane, je n’oublie pas Edward Bond, lui aussi très influent), poète (là encore, d’une rare économie et d’une rare violence), nouvelliste (je doute qu’on connaisse bien ses fictions courtes, pourtant redoutables) mais aussi citoyen engagé au verbe haut et particulièrement acéré, car, il le précise, si en art tout peut devenir la proie du doute, en politique il faut savoir ce que l’on veut et ne pas avoir peur d’appeler un chat un chat.

  En 2005 donc, l’œuvre d’Harold Pinter est consacrée par la remise du prix Nobel. Il saisira cette occasion pour écrire l’un de ses textes les plus lucides et les plus cinglants. Une écriture qui n’est dure qu’en raison de sa sobriété et des mots qui ne font mal que parce qu’ils disent le vrai et notamment, j’allais dire toute, mais non, une partie seulement, de l’horreur de la politique menée par les États-Unis depuis l’après-guerre, tout spécialement en Amérique latine : le Nicaragua, le Salvador, le Paraguay, le Brésil, le Guatemala, le Chili bien sûr... La liste est longue.
  Il se trouve que Pinter était présent lors d’une réunion à l’ambassade américaine de Londres à la fin des années 80. La question à l’ordre du jour était de savoir si les Américains devaient donner ou non plus d’argent aux contras qui luttaient contre l’État du Nicaragua [2]. Un prêtre témoigne de l’ignominie des contras, de leur barbarie. On lui répond – le numéro deux de l’ambassade – qu’en état de guerre les innocents souffrent toujours. Il faut rappeler qu’en 1979 les sandinistes renversent une dictature que les Américains soutiennent depuis quarante ans. On connaît le raisonnement : rien ne vaut une bonne dictature pour assurer la stabilité politique dont les investisseurs étrangers ont besoin, a fortiori si le péril est rouge. Je passe sur la sinistre réalité que Pinter résume pour ne citer que sa conclusion : « Les États-Unis ont renversé le gouvernement sandiniste. Il leur a fallu pour cela plusieurs années de considérable ténacité, mais à force de persécution économique et après trente mille morts, ils sont finalement venus à bout de la résistance des Nicaraguayens. La population était de nouveau démoralisée et plongée dans la misère. Les casinos sont revenus s’installer. La gratuité des soins et de l’éducation était terminée. Les grosses affaires ont repris de plus belle. La "démocratie" l’avait emporté. »

  Il n’y a pas de réquisitoire plus implacable que celui dressé en quelques pages par Pinter parce qu’il n’y a pas d’intelligence, de sensibilité et de plume mieux taillées que les siennes. J’ose à peine imaginer celle ou celui qui découvrirait Pinter par ce texte dont le titre est : « Art, vérité et politique », bien qu’en écrivant cela je ne peux pas m’empêcher de penser qu’en un sens je suis celui-là qui le découvre ou le redécouvre et dont la chair est comme meurtrie à cette lecture, l’épiderme rougi, et le sang porté à ébullition.
  Donc Pinter a parlé, il n’a pas seulement édifié l’œuvre théâtrale actuellement la plus jouée dans le monde – ça peut paraître grandiloquent mais cela semble véridique, et quand on voit ce dont son théâtre est fait, ça redonne à espérer de l’humanité -, mais il nous a livré son testament artistique et politique. Un brûlot, il n’y a pas d’autre mot. Les discours du Nobel sont généralement de très haute volée, mais là il faut dire que l’on franchit allégrement la ligne rouge. Pinter malade n’a pu se déplacer et a envoyé une vidéo. N’empêche, il n’a pas mâché ses mots. Le texte existe, il est traduit, édité. En ce début d’année 2009, marqué par les événements que l’on sait, le relire n’est pas salutaire mais redonne de la force en nous rappelant qu’il est possible, qu’il est vital, de défendre notre dignité, tellement malmenée et de manières si diverses, directes mais aussi sournoises et presque invisibles.
  Pour Pinter, l’écrivain est à la fois seul, nu et incroyablement exposé, « à moins de mentir, mais dans ce cas on élabore sa propre protection, et, en quelque sorte, on devient un politicien ». Dire la vérité ou chercher à s’en approcher le plus possible, telle était sa règle de conduite, et force est de reconnaître qu’il n’a jamais cédé, qu’il a même fait plus que résister : il a décrit, dénoncé, provoqué, suggéré également, et avec quel talent. En un mot il a farouchement lutté par le biais de ses pièces et par le biais de certains textes, je pense à ses poèmes contre la guerre du Golfe regroupés sout le titre de La Guerre [3]. Un journaliste de France-Culture avait un jour évoqué la parution de l’un d’eux dans un quotidien britannique, la « bienséance » l’avait obligé à ne pas le lire à l’antenne. Cela aurait pu agresser nos oreilles, comme si elles ne l’étaient pas par ces annonces quasi quotidiennes qui constatent avec impuissance la mort de dizaines voire de centaines de personnes tombées aujourd’hui ou hier, ici ou là, mais c’est vrai dans une langue polie, châtiée, lavée du sang.
  L’exigence devant laquelle Pinter nous place nous exhorte à ne pas nous voiler la face, à ne pas prendre pour argent comptant les discours qu’on nous sert - les politiciens plus que les journalistes, lesquels font quand même grosso modo leur travail, quand on ne les empêche pas de le faire. Pour être fidèle à ses principes, l’écrivain s’est fait au besoin historien, même si le plus fréquemment c’est à l’artiste qu’on doit d’être secoué, réveillé d’une torpeur et d’une mollesse très modernes, fallacieusement modernes. Et nous, qu’allons-nous faire pour secouer le joug de cette modernité qui abrite plus d’une contradiction ? Elle a des avantages, je ne le nie pas, mais on dirait que ce qu’elle nous apporte, elle le retire à d’autres et qu’elle fait tout pour qu’on ne s’en offusque pas. Maudit confort, maudit chauffage, c’est comme ça qu’ils nous piègent. Ils nous endorment. Rêvent-ils au moins, la nuit, du sang qui coule dans les ruelles éclairées par la peur ? Et en admettant, hâtivement, qu’on sache, la question reste entière : quoi faire ?

Pascal Gibourg.

18 janvier 2009
T T+

[1Extrait d’un poème de Pablo Neruda, « J’explique certaines choses », cité par Pinter lors de sa Conférence du Nobel.

[2Le Congrès américain votera finalement contre un tel financement. C’est au vice-président George Bush père qu’il incombe alors de trouver des fonds pour financer le mouvement des contre-révolutionnaires (contras). Ce sera le scandale dit de l’Irangate : en 1986 on apprend que les États-Unis vendent des armes à l’Iran via Israël. Je renvoie à l’article de Hernando Calvo Ospina, « L’équipe de choc de la CIA », Le Monde diplomatique, janvier 2009.

[3Gallimard.