Raharimanana, 47, théâtre, débat et censure
47 est le titre d’un texte commandé par le metteur en scène Thierry Bedard à l’écrivain Raharimanana.
Leur collaboration a commencé avec Excuses et dires liminaires de Za, écrit à partir de Za, roman dont nous avons rendu compte lors de sa publication aux éditions Philippe Rey.
« Pour commencer, on dira que les faits ont réellement existé, que les sagaies ont volé, que les balles ont sifflé, que les cadavres ont jonché la terre. Rire. Des rires en masque de douleur. Des rires sur l’absurdité de ces lignes cherchant à comprendre pourquoi je devrais me justifier pour revendiquer ma mémoire. […] De quoi parlons-nous en fait ? De 1947, mars 1947 et de tout ce qui s’ensuivit. Insurrection contre la colonisation française. L’oppression pendant près de deux ans. Je parlais comme d’une évidence : le chiffre même de 47 sonne douloureux sur la Grande Île, la fin d’un monde, la perte et la défaite, le silence lourd d’une période qui n’en finit pas de nous ronger, de nous hanter… », écrit
Raharimanana dans Madagascar, 1947.
Composé « à la mémoire des insurgés du 29 mars 1947, Madagascar », 47 a été créé les 19 et 20 septembre 2008 au centre culturel Albert-Camus d’Antananarivo, Madagascar.
À propos de la mise en scène de ce texte, Thierry Bedard écrit :
« L’Histoire racontée de cette manière par un artiste - le "je" est assumé - a une dimension universelle. L’idée est bien de porter un spectacle au-delà des strictes frontières de nos deux pays d’origine, mais il est juste de créer cette leçon d’histoire à Madagascar, au centre culturel Albert-Camus à Antananarivo, ce qui nous importe l’un et l’autre, comme pour assumer ensemble notre pensée - je n’ose dire : notre révolte… »
Interprété par Romain Lagarde et Sylvian Tilahimena, 47 a été ensuite représenté les 26 et 27 septembre 2008 au festival Les Francophonies en Limousin, Limoges, le 14 octobre à la Halle aux Grains, scène nationale, Blois, le 21 octobre au Théâtre de Cavaillon, scène nationale, Cavaillon, les 5 et 6 novembre à Bonlieu scène nationale, Annecy.
Des spectateurs l’ont donc vu, applaudi.
La presse en a parlé.
Une tournée devait le conduire, en 2009, dans les centres culturels de l’océan Indien et de l’Afrique australe.
Il n’en sera rien.
Cette pièce autorisée sur le territoire français se voit interdite de représentation dans les centres culturels français de cet espace géographique.
Une censure d’État ? s’interroge Raharimanana dans « Silence sur 47 ».
René Solis et Marie-Christine Vernay en ont parlé dans Libération, sous le titre « Le cas 47 ».
Lire aussi Censure 47 (liens et photos).
Pour accompagner ce dossier consacré aux voix oubliées de l’histoire, nous vous proposons d’abord de lire un extrait de 47.
DD
Nous remercions Raharimanana et Thierry Bedard de nous autoriser à mettre en ligne tous ces textes.
47 (extrait)
personnage 2 :
Quand la mémoire est faille, la douleur est précipice. Cette faille ineffaçable, les cravaches sur le corps quand le colon oblige à travailler, le fusil sur un proche quand celui-ci refuse d’obéir, la peur au ventre quand le casque colonial tangue au loin, quand la peau blanche se détache parmi celles noires tellement déshumanisées, quand se fait entendre la langue française et que fuse instantanément la seule réponse qui vaille :
personnage 1 :
« Oui Monsieur »
Si l’on nous dit que nous avons mémorisé cette insurrection sur le mode du fantasme et de l’horreur, nous répondons :
« Oui, Monsieur ! »
personnage 2 :
Que garder alors des témoignages des rebelles et des survivants ? Sont-ils dignes de foi ? Des témoignages portés par l’émotion. Des témoignages portés par l’indignation. Des témoignages où souvent il est impossible de distinguer la réalité de la légende. Dans ce cas, ne sont-ils classés purement et simplement dans les rumeurs, les fantasmes ou même l’ignorance ? Ignorance des rebelles qui sont pour la plupart des simples paysans, des analphabètes ? Est-on prêt à entendre leurs paroles ? Et de plus, on sait que les voix des victimes ne sont pas audibles, non pas parce qu’ils ne veulent pas parler mais parce qu’on ne veut pas les écouter, ce qu’ils racontent dépasse tellement l’entendement qu’on ne peut pas, on ne veut pas y croire.
personnage 1 :
Je me remémore cet homme, racontant ce que lui aurait vécu dans les environs de Manakara, sud-est de l’île, foyer de sanglants affrontements avec les Français :
en malgache traduit en français :
« Tu ne me croiras jamais Zokibe [1], mais je hurlais en attaquant cette concession. Leur maison brûlait mais leurs fusils tonnaient toujours – il y en avait trois, nous attendions que le feu les pousse dehors. Et ce qui devait arriver arriva, ils ne purent plus tenir. Ils sortirent en tirant dans toutes les directions. Et nous, nous nous sommes rués vers eux. Je me suis retrouvé face à une femme, j’ai vu un gros ventre, je n’ai pas réfléchi davantage, j’ai abattu ma machette et ai planté ma sagaie, j’ai continué à courir avec ma machette pour chercher un autre adversaire. Mais je n’ai trouvé personne d’autre, j’étais trop proche du feu, je suis revenu sur mes pas, et là Zokibe, je n’oublierai jamais, je n’oublierai jamais – que Zanahary me pardonne, que les ancêtres épargnent mes enfants, mais ma faute est impardonnable, on ne peut pas faire ça à un être humain… Ma sagaie était plantée dans le cou de la femme, et tout à côté, tout à côté, près d’elle était son bébé, sorti de son ventre ouvert, ouvert par ma machette, un bébé qui cherchait à respirer, à pleurer, sanglant, baigné de l’eau et du sang de sa mère, d’autres fusils sont arrivés à ce moment-là, ce n’étaient pas les nôtres, une balle a touché l’enfant par terre. J’ai fui. Je ne sais plus comment j’ai fait. Je ne m’en rappelle même pas. Je me suis retrouvé chez moi. Je n’ai plus combattu. J’ai refusé de rejoindre la forêt. Mes compagnons ont tué mon neveu en représailles. Le fils de ma sœur, fils du ventre de ma sœur. Ma sœur, fille du ventre de ma mère. Je n’ai plus rien raconté depuis. Je ne raconte plus rien. Les mots sortent aussi de nos ventres. Et aujourd’hui, ma propre sagaie est plantée dans mon cou. »
en français :
Il m’a semblé que le monde s’était écroulé. 1947 donc. Tant de choses qui ne sont pas dites, tant de confusion !
personnage 2 :
La défaite est consommée lorsque la victime doit rendre compte de sa propre mort, lorsqu’elle doit justifier sa résistance – barbare, inhumaine, face à son bourreau. Oui, que reprocher au bourreau quand la victime se défend jusqu’à la barbarie ? On dira : « De part et d’autre, il y eut des exactions » … Les torts sont-ils réellement partagés ?
personnage 1 :
Et cette honte dans laquelle la colonisation nous a versés …
La honte d’avoir dû survivre comme des bêtes, la honte d’avoir assisté à la décomposition de nos sociétés, la honte...
Photo du spectacle © Patrick Fabre.
Photos noir et blanc du dossier © Agence Anta, Madagascar.
[1] Littéralement : grand frère.