Vie et mort, réapparition d’un personnage de roman
Deux romans passionnants de J.M. Coetzee, prix Nobel de littérature 2003, Elizabeth Costello et L’Homme ralenti, mettent en scène la fonction des personnages dans la narration.
On pourra lire ensuite Trois textes pour deux personnages de roman plus un à propos de Journal d’une année noire, roman de J.M. Coetzee paru en 2008.
I. LA DÉRÉLICTION DE PAUL RAYMENT
L’Homme ralenti de J.M. Coetzee commence comme une histoire ordinaire, un fait divers. Un homme d’une soixantaine d’années, Paul Rayment, qui revenait chez lui en vélo, est renversé par un jeune automobiliste. Il perd connaissance. Quand il se réveille à l’hôpital, il a été amputé de la jambe droite.
Quelques semaines plus tard, il est de retour à son domicile où il vit seul. Son état nécessite l’aide d’une infirmière pour les soins du corps, la rééducation. Mais il supporte mal de dépendre de quelqu’un pour les gestes les plus élémentaires, de se voir diminué dans le regard d’une femme, jeune de surcroît. Il congédie la première infirmière. Une autre la remplace, dépêchée par le service de santé de la ville. Puis une autre. Plusieurs infirmières se succèdent ainsi, qu’il congédie tour à tour jusqu’à l’arrivée de Marijana Jokic, immigrée d’origine croate, mariée et mère de trois enfants.
C’est la première fois qu’il ne lit pas la pitié dans un regard : Marijana Jokic ne le considère pas comme un infirme mais comme un homme qui a perdu une jambe. Elle ne le catégorise pas, ne fait pas de son handicap un signe particulier. Grâce à elle, il commence à s’accepter, apprend à marcher avec un déambulateur, des béquilles, à rééquilibrer son poids. Par reconnaissance, par espoir de mettre fin à son isolement, il en tombe amoureux. Lui-même, avec lucidité, juge pourtant cette situation grotesque, sans issue - un cliché. Il se tourmente sans fin.
La situation de départ est centrée sur le seul personnage de Paul Rayment. Le lecteur partage ses pensées, sa vie quotidienne, sa douleur, ses morosités affectives. Appelé à entrer en symbiose avec lui, il perçoit souvent, dans sa jambe droite, une sensation inconnue : la jambe amputée de Paul Rayment.
Un jour, on sonne à la porte. Paul Rayment ouvre. Une femme de son âge se tient devant lui. Elle se présente : « Elizabeth Costello. »
II. LES PARADOXES D’ELIZABETH COSTELLO
La traduction française d’Elizabeth Costello de J.M. Coetzee a paru en mai 2004, sous-titrée « Huit leçons ». Ce sont « huit leçons » sur la littérature et elles constituent l’argument du roman. Le personnage d’Elizabeth Costello, écrivain connue pour être l’auteur de La Maison de la rue Eccles dont le personnage principal est Molly Bloom, n’en est que le support, la voix qui les énonce. Même si son portrait s’esquisse lentement, les circonstances des « leçons » sont réduites au minimum. L’essentiel du roman, c’est leur contenu.
« Le réalisme » (chapitre 1) est le thème du discours qu’Elizabeth Costello prononce lors de la remise du prix Stowe, en Pennsylvanie, où elle se rend avec son fils. Ce chapitre est un modèle d’autocritique ironique sur la façon de conduire un récit réaliste, avec interventions fréquentes du narrateur chaque fois que le lecteur espère une précision ou une explication.
Elizabeth Costello donne la conférence intitulée « Le roman en Afrique » (chapitre 2) lors d’une croisière où elle revoit par hasard un ancien amant africain, lui aussi conférencier. Sa conférence est une critique de la littérature régionale ou « de dépaysement » qu’attend le lecteur occidental qui ne demande qu’à être conforté dans ses nostalgies d’un monde désigné comme primitif et donc naturellement sauvage mais bon, attente à laquelle se prêtent trop facilement, selon elle, certains romanciers africains.
« La vie des animaux. Un. Les philosophes et les animaux. Deux. Les poètes et les animaux » (chapitres 3 et 4) sont deux conférences qu’elle donne à Waltham où vivent son fils et sa belle-fille. Elle y exprime ses doutes sur une civilisation qui, dans le même temps qu’elle proclame haut et fort les valeurs universelles de son humanisme et de ses « lumières », fait souffrir les animaux, pratique sur eux des expérimentations médicales, les élève à seule fin de s’en nourrir.
« Les humanités en Afrique » (chapitre 5) est le récit de la discussion avec sa sœur Blanche, religieuse au Zululand, sur le néo-colonialisme des Occidentaux en Afrique, organisations caritatives y compris.
Sa communication à un colloque qui se tient à Amsterdam sur « Le problème du mal » (chapitre 6) est basée sur la critique d’un roman de Paul West, Les Très Riches Heures du comte de Stauffenberg. Elle y développe la question des relations entre la morale et la littérature : décrire, raconter le mal, est-ce l’exorciser ou en prolonger l’existence ?
« Éros » (chapitre 7) élabore le discours sur l’amour qu’elle aurait tenu à Duncan, poète rencontré de nombreuses années auparavant et dont elle aurait volontiers été amoureuse si elle avait su alors ce qu’elle sait aujourd’hui des rapports humains.
Dans « À la porte » (dernier chapitre, dernière « leçon »), Elizabeth Costello se tient à la porte du royaume des morts, sorte de zone intermédiaire dont l’atmosphère tient à la fois de Giorgio de Chirico et de Franz Kafka. Avant d’être autorisée à y entrer, elle doit comparaître devant un tribunal à qui elle devra remettre une « déclaration de croyance ».
« De croyance. C’est tout ? Pas une déclaration de foi ? Et si je ne crois en rien ? Et si je ne suis pas croyante ? »
L’homme hausse les épaules. Pour la première fois, il la regarde carrément. « On croit tous. On n’est pas des bêtes. Chacun de nous croit en quelque chose. Marquez-le, ce en quoi vous croyez. Mettez-le dans la déclaration. »
Mais chaque déclaration qu’elle rédige - « Je suis écrivain, marchande de fictions. Je n’entretiens que des croyances provisoires : des croyances immuables seraient des obstacles sur ma route. Je change de croyance comme je change de logement ou de vêtements, selon mes besoins », « je suis secrétaire de l’invisible » (Czeslaw Milosz), « je crois aux petites grenouilles [de mon enfance] », « j’ai des croyances mais je ne crois pas en elles » - est refusée, au motif qu’elle ne répond pas à la question posée.
III. ELIZABETH COSTELLO VERSUS PAUL RAYMENT
C’est cette Elizabeth Costello, que le lecteur a quittée à la porte du royaume des morts, qui se tient maintenant sur le seuil de l’appartement de « l’homme ralenti ».
Aux yeux de Paul Rayment, qui n’a pas lu Elizabeth Costello, elle ne se présente pas comme le personnage sur papier issu d’un roman de J.M. Coetzee mais comme une figure réelle en chair et en os. Il ira d’ailleurs vérifier ce qu’elle lui a dit de son métier et de son œuvre dans une bibliothèque et cela s’avérera : elle est bien l’auteur de La Maison de la rue Eccles, entre autres. Si la porte qu’ouvre Paul Rayment introduit dans son histoire à lui le personnage d’un roman précédent, ce n’est donc pas, à la différence des œuvres de Paul West, Ben Okri, Lewis Carroll, Franz Kafka, James Joyce évoquées lors des « leçons » d’Elizabeth Costello, en tant que référence littéraire.
Dans la réapparition d’Elizabeth Costello, on perçoit davantage que la simple reprise intertextuelle ou pragmatique d’un personnage « utile » ou attachant. N’oublions pas le lieu où le romancier avait laissé Elizabeth Costello : à la porte du royaume des morts. Y était-elle finalement entrée ? Sans doute que non puisqu’elle fait retour, un retour inattendu, spectaculaire même (pour le lecteur). Elle avait pourtant répondu à la question de la croyance dans chacune de ses huit « leçons », comment avait-elle pu l’oublier ?
Entre Elizabeth Costello et L’Homme ralenti, la place du personnage principal diffère du tout au tout. Dans le premier roman, Elizabeth Costello se construit peu à peu à partir de ses discours, ses conférences, l’exercice de sa pensée. Son trait principal est la contestation. Sorte de « vieille dame indigne » section Littérature, elle met systématiquement en doute les idées toutes faites admises par son époque et par son public, que le thème en soit littéraire ou pas. D’une certaine façon elle a dit vrai devant le tribunal : les croyances, elle n’y croyait pas.
Dans le second roman au contraire, on a l’impression que c’est le personnage, Paul Rayment, qui a attiré sur lui cette histoire-là, qu’il n’y a qu’à lui qu’elle pouvait arriver et qu’elle était inévitable. Sa présence romanesque est puissante mais ce qui est signifié, à l’opposé d’Elizabeth Costello, c’est son côté conventionnel, presque fade, d’où son effarement, sa déstabilisation d’abord par l’accident de vélo, ensuite par son attirance pour Marijana Jokic. C’est lui qui mène le fil de l’histoire alors que c’est la succession des « leçons » qui soutient le déroulement d’Elizabeth Costello.
À quelle nécessité romanesque Coetzee a-t-il obéi en plaçant Elizabeth Costello face à Paul Rayment ? Quelle est la raison de cette rencontre entre deux personnages appartenant à deux romans différents ? Une image s’impose : Elizabeth Costello est à la fois la flèche qu’envoie le romancier dans la cible de choix qu’offre l’histoire banale du banal Paul Rayment et la torsion pleine de ruse et d’ironie par quoi il perturbe ce que serait une lecture naïve.
Quel est l’impact de cette double visée dans L’Homme ralenti ?
Dans l’histoire, Elizabeth Costello précipite Paul Rayment dans la décision. Elle le force à déclarer ses sentiments à Marijana Jokic. (Le lecteur lira, s’il le souhaite, ce qu’il en advient.)
Dans la construction romanesque, avec l’entrée en scène d’Elizabeth Costello la situation rebascule la valeur narrative des personnages : c’est maintenant Paul Rayment qui apparaît comme le personnage sur papier issu d’un roman de Coetzee et Elizabeth Costello comme une figure réelle en chair et en os.
Ayant lu les deux romans à la suite, Elizabeth Costello puis L’Homme ralenti, j’ignore quelle analyse on peut faire d’un seul de ces romans. Quoi qu’il en soit d’une lecture isolée, à eux deux ils suscitent une interrogation sur la fonction des personnages. Loin d’être les créations factices, les porte-parole du romancier ou les silhouettes vaguement pourvues de quelques détails réalistes destinés à les rendre crédibles (ainsi qu’on le voit à l’œuvre dans le tout-venant du roman), en compagnie d’Elizabeth Costello et de Paul Rayment Coetzee nous propose une expérience : modifier notre regard sur eux, ne plus les voir, telles les premières infirmières de Paul Rayment, comme des êtres diminués de n’exister que sur le papier, mais les considérer avec sérieux, comme Marijana Jokic. Ensemble, ils forment la chambre d’échos où s’organisent et se concentrent les lignes de force et les interactions en jeu dans ces deux romans. D’une part, une réflexion sur le corps et ses défaillances, handicap et/ou vieillissement, et sur le rapport à l’autre comme constitutif de l’existence de soi ; d’autre part, la possibilité de toucher d’un doigt (romanesque) le fait qu’un roman (avec ou sans personnages, avec ou sans dialogues, peu importe) se construit, non comme une accumulation disparate d’éléments arbitraires, mais comme un espace de langage où, grâce à des voix et des présences comme a su les ressaisir l’intelligence romanesque de Coetzee, prennent sens solidaires le réel et la littérature.
Parenthèse : on pense à Virginia Woolf écrivant « Mr Bennet et Mrs Brown » (1924), inclus dans L’Art du roman, traduit et préfacé par Rose Celli (Le Seuil, 1962), et « Le Sussex au crépuscule : réflexion lors d’une balade en automobile » (1927), inclus dans Une prose passionnée et autres essais, traduit par Geneviève Letarte et Alison Strayer (Boréal, collection Papiers collés, 2005). Dans ces deux courts textes qui relèvent « plutôt » de l’essai, Virginia Woolf met en scène son travail de romancière grâce à un ou des personnages. Où on voit que ce ne sont pas seulement les histoires qu’elle construit qui ont besoin des personnages, sa pensée réflexive également connaît cette nécessité. Fin de la parenthèse et de l’article.
Elizabeth Costello et L’Homme ralenti ont paru aux éditions du Seuil en 2004 et 2006, tous deux traduits de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis. Elizabeth Costello existe en édition de poche.
De J.M. Coetzee on lira :
Lui et son homme, le magnifique discours de réception du prix Nobel de littérature en 2003
Décoloniser le roman.
Sur J.M. Coetzee, dans Le Monde diplomatique :
Coetzee face aux barbares, par Marie Luise Knott
Secrétaire de l’invisible, par Rita Sabah.
Dossier de la librairie Compagnies sur les écrivains d’Afrique du Sud et sur J.M. Coetzee.