Vivien Mars | Le Chapiteau particulier

Vivien Mars est l’auteur d’un premier roman An de grâce deux mil trois, sorti en 2009.
Il prépare actuellement un second roman. Son actualité sur ce blog.


C’est à Saint-Denis, dans ce qui ressemble à une zone industrielle en friche, en fait un lieu de transit, ou plutôt de liaison entre une station du RER D et une autre de la ligne 13. Y passe d’ailleurs le tramway en un point qui n’a pas encore subi les rénovations urbaines du reste de la ville.
En passant les rails du tram, on arrive sur une sorte de promenade qui devait sûrement traverser l’ancienne fête foraine – une sorte de luna park qui a fermé depuis belle lurette suite aux coups répétés des racailles, mais qui aura quand même mieux tenu que Mirapolis.
La promenade est à présent bien cabossée. Les dalles de béton qui la recouvraient chavirent ou commencent de se chevaucher, parfois elles sont manquantes ou fendues. Les vestiges de la foire résident essentiellement dans des pavillons qui menacent ruine, éventrés, certains déjà effondrés, et qui devaient avoir l’air, neufs, de ces maisons en bois de bord de mer. Ceints par de simples barrières de sécurité (comme celles des manifs), inutile de préciser qu’ils sont de véritables moulins, et infestés, sont dorénavant de véritables repaires de crackés. En passant, il m’a d’ailleurs paru, dans la pénombre, en voir un qui affichait des peintures au visage. Il a tenté d’attraper le bras de la fille qui m’accompagnait ce soir-là. Après un coup de coude, il a juste persisté à nous coller.
On se rendait au chapiteau en face d’une ancienne usine désaffectée – qui ferait elle aussi un magnifique lieu. Autant vous dire que c’est le seul endroit qui bénéficie de l’éclairage public : les frondaisons des arbres qui bordaient la promenade, et qui dominent toujours les vieux pavillons, rendent complètement opaque, malheureusement, de ce qui devrait être leur ombre tutélaire, tout le coin. La municipalité prévoyait un temps d’installer de puissantes lumières élevées, à la façon de celles des stades. Je crois bien que ça restera lettre morte ; elle doit sûrement attendre que se montent les projets immobiliers avant d’engager quelque crédit que ce soit. Du coup, c’est assez coupe-gorge, une fois l’obscurité venue.
Mais en général, arrivé dans l’allée du chapiteau, on est tranquille. Là, s’y trouvent des dealers antillais qui scrutent – mieux vaut pas leur parler si tu consommes pas – et les deux gros noirs du service de sécurité du chapiteau. J’ai jamais vu personne leur tenir tête, ni même eux tenir tête à quelqu’un. Ceux qui ont jamais voulu leur tenir tête existent-ils seulement ? Ont-ils existé ? Y a même à l’entrée du passage, dans une anfractuosité du mur de l’usine, un curieux cracké, haut perché apparemment, donc cracké ou pas – pour ma part, je pencherais vu son regard et les
stigmates au visage, sécrétions muqueuses séchées à l’oeil, la bouche, etc., pour cracké… mais bon –, y a donc ce type qui s’est mis bille en tête de vendre une bouteille de Cristaline, par moments débouchée, jamais scellée. Avec une eau pourtant limpide. Du robinet ? Et qui s’agite tout seul, faisant des va-et-vient. Je ne connais personne qui lui ait adressé la parole, mais il semble inoffensif. D’un autre côté, a-t-il vraiment un autre choix à cet emplacement ?
Ce chapiteau était, et reste encore quelque part, au coeur du projet de stabilisation (de normalisation, pourraient dire certains) du quartier. La première équipe qui le gérait l’avait baptisé Opium Den, en référence probable à cette chanson d’Inca Babies et sûrement à la population qui hantait les lieux. Évidemment, ça a refroidi la municipalité. Et en l’absence de subventions, d’errements en errements, le projet déjà mal ficelé a fini par sombrer.
J’ai ouï-dire qu’en fait, l’épisode de la mauvaise appellation aurait pu être surmonté, mais les problèmes du lieu tenaient plus, à l’époque du moins, à ce que l’on pourrait appeler pudiquement des questions de fortes individualités.
L’équipe gestionnaire actuelle, elle, a retenu les leçons du nom donné au lieu alternatif, squat, squat légal, bail précaire, et squat en devenir. Il faut autant que faire se peut qu’il soit consensuel. Le chapiteau s’appelle à présent King Skarfa – toujours une référence musicale, nommément au ska de Bad Manners, et non à d’hypothétiques blattes qui prétendument grouilleraient au sol comme ont pu ironiser certaines mauvaises langues à la verve cinglante dont je reconnais bien volontiers peupler les rangs parfois. Pour vous le confirmer et vous guider d’ailleurs, en provenance du chapiteau, vous entendrez régulièrement une fanfare reprendre cet air très cuivré qui, bien qu’étouffé par la nuit, contraste singulièrement avec le silence alentour.
Ou les cris poignants des désespérés.
L’équipe n’a pas retenu que cela comme leçon. À ma connaissance, leur gestion y est irréprochable. Pour ceux qui vont jusqu’à s’aventurer là-bas, et pour autant que je sache, on y est très bien accueilli. Et de ma modeste expérience, on y est certainement mieux accueilli qu’à la pelouse de Reuilly.
Là, quand on pénètre, après que les videurs vous ont écarté les grandes toiles de l’entrée qui font office de rideaux protecteurs, on se retrouve nez à nez avec une multitude qui tient de l’interlope. De la vieille alcoolo vissée à une chaise en plastique qui singe les mimiques bourgeoises dans son vison synthétique, aux bobos, circassiens qui n’ont rien de Tcherkesse, jongleurs maladroits, Rroms, bourges et prolos, étudiantes de Paris-8 (feue Vincennes) ou en filière théâtre, beaux-arts et philo, groupes de danseurs de rockabilly, acrobates en dilettante, anars, fans de Fantazio, autonomes, etc. Un décor très imagé et peut-être même cliché, mais pourtant bien véridique.
Et quand vient l’heure de la fermeture des métros, l’espace est clos – avec tout de même une indulgence pour les retardataires, car le quartier pas beau à voir devient vraiment pas beau à voir – pour trois-quatre heures intenses jusqu’à la réouverture des lignes, et donc suivies d’une légère accalmie de cinq heures et demie à huit heures du matin, pour doucement venir mourir sur les coups de midi. Voir arriver les premiers organisateurs réveillés donner un coup de balai, auxquels tu peux difficilement refuser de donner un coup de main.
Bref, on ferme les portes à l’arrêt des métros.
Se mettent alors en place fanfare, saltimbanques et acrobates maladroits. Le spectacle de cirque commence vraiment dans le brouhaha généralisé. Un autre bar ouvre. Et je crois même que des fumigènes sont envoyés. Mais de ces instants labiles, je ne peux malheureusement pas vous en dire grand-chose, car tout se met à onduler autour de moi, et ma mémoire et ma vision se troublent…

24 décembre 2010
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