Y es-tu ?, une enquête sensible d’Henri jules Julien
Henri jules Julien aime les rencontres et il sait écouter. Dans Défrichage sonore [1] il avait posé la question « comment peut-on être musicien ? » à des artistes et activistes musicaux.
Une nouvelle question a pris forme : « Comment faites-vous avec la peur ? » Plus d’une quarantaine de personnes, de tous âges et de toutes activités professionnelles, ayant, selon lui, à faire avec la peur d’une façon ou d’une autre, ont accepté de lui répondre.
Parmi elles, le comédien Michel Fau, le dresseur de fauves Thierry Le Portier [2], le peintre Ronan Barrot. Ces trois entretiens constituent un chapitre intitulé « Domptes ».
À l’écoute sur France Culture, un Atelier de création à partir de cette question, par Henri jules Julien et Céline Ters, février 2012.
Nous remercions Henri jules Julien de nous avoir confié des extraits de ces trois entretiens, ainsi qu’un passage de la présentation.
DD
Henri jules Julien a également mis en scène Testimony, un récitatif de Charles Reznikoff au théâtre de L’Echangeur, à Bagnolet, en 2011.
Y es tu ? : une façon d’essayer de comprendre si les gens que je rencontrais étaient bien là, vivants, avec la peur ? Qui sait : en partie grâce à la peur ?… Sans solution ni réponse, sous le signe de la contradiction et de l’ambigüité. Me rassurant parfois de la potentielle valeur de ce patchwork en repensant à Conrad : « Fear always remains [3]. » Espérant qu’à défaut peut-être d’entendre quelque chose, on entendra au moins quelqu’un. Avec la mémoire du rire du comédien Michel Fau, le premier à qui j’ai demandé « comment fais-tu avec la peur ? », qui en conclusion lâchait : « Ainsi ton projet est de réhabiliter la peur : intéressant !… »
Michel Fau, comédien
(entretien réalisé le 21 novembre 2008)
C’est le premier à qui je propose un entretien : à rencontrer un comédien à propos de peur, pourquoi ne pas choisir celui dont la verve comique est prodigieuse ? Nous nous voyons en milieu d’après-midi dans sa loge du théâtre de l’Odéon à Paris où il joue le soir même le rôle-titre d’Othello. Nous nous connaissons depuis longtemps, de loin. Les accents traînants et aigus de sa voix sont ceux qu’on lui connaît sur scène.
La peur de l’acteur ce n’est pas la peur de mourir : c’est la peur de ne pas arriver à mourir. C’est ce que dit Olivier Py [4] : on doit mourir sur scène, on ne doit plus exister. C’est la peur de ne pas y arriver je crois… En plus, cette peur peut nous empêcher de faire les choses. Souvent les acteurs, quand ils répètent, disent : « J’ai peur que ce soit trop ; j’ai peur que ce ne soit pas ça ; j’ai peur que ce soit ridicule. » En fait ils ont tout le temps peur, les acteurs ! Souvent comme ils ont peur d’être ridicules, ils ont peur d’en faire trop, ils ont peur de ne pas être de bon goût, etc., ils finissent par ne plus rien faire. C’est pour ça qu’on a beaucoup d’acteurs tièdes : parce qu’ils ont peur en fait. Alors c’est beaucoup plus facile de ne rien faire plutôt que d’essayer d’incarner un texte. Doucement ils se réfugient dans un non-jeu. Parce qu’ils ont peur : pas par choix esthétique.
Moi j’ai peur en répétition. Beaucoup. J’ai peur ne pas y arriver. Et après, quand je joue, évidemment j’ai peur ! Mais ça m’excite en fait, ça me donne envie de jouer. Ça veut dire que la peur, je danse avec – je fais avec, quoi. J’ai compris ça il y a dix ans. J’essaye de considérer mon boulot – c’est très prétentieux – comme un sportif ou un chanteur d’opéra. C’est-à-dire que je vois mon parcours sur scène comme une course d’obstacles, avec des obstacles à gérer. Le trapéziste, ou le sportif, l’état dans lequel il est – d’excitation, de peur mais aussi de joie, enfin : de jubilation – c’est ce que j’essaie de trouver. Je pense que le sentiment que doit vivre l’acteur ce n’est pas du tout le sentiment qu’il doit incarner. L’état dans lequel est l’acteur à mon avis est cet état de peur et de joie. Et après il doit incarner un sentiment. Souvent les acteurs mélangent avec le sentiment qu’ils doivent incarner. Moi je trace : j’ai un parcours, avec des épreuves : parfois je les réussis, parfois je ne les réussis pas, et je continue. Avec toujours cette peur mais aussi cette extase, cette jubilation. Ça ne marche pas à tous les coups. J’en parlais avec des chanteurs d’opéra qui disent : « C’est horrible l’opéra : on n’est pas sonorisés ; c’est super dur à chanter ; tout le monde nous attend au tournant ; on n’a que des choses difficiles à faire… Et on le fait quand même. » Je crois que c’est parce que ça provoque un état de grâce qu’on ne trouve pas ailleurs. C’est ce que j’essaie de faire au théâtre. Ça marche parfois… Là, sur Othello, je ne suis jamais content de la totalité : y a toujours des moments où je me fais avoir par la peur, ou alors je suis en dessous, je ne suis pas au bon endroit, je suis décalé. Et puis des moments où je suis au bon endroit, où ça marche. Je ne suis jamais content de la totalité mais il se passe toujours quelque chose. Mais c’est parce que j’ai beaucoup de scènes et un rôle plein d’obstacles : si je loupe le premier obstacle, je peux réussir le second. […]
Thierry Le Portier, dresseur de fauves
(entretien réalisé le 1er mai 2009)
Une amie m’avait parlé de lui. Je trouve son contact sur son site internet professionnel et il répond aussitôt à mon premier mèl : « Je trouve votre sujet et la manière dont vous souhaitez le traiter vraiment intéressants. » Je lui rends visite, avec mon fils de douze ans, au parc à thème du Puy-du-Fou où il fait chaque année la saison avec un numéro de fauves dans l’arène « romaine ». L’entretien se déroule par tranches, entre les préparations et les représentations, dans sa caravane près des cages. De temps en temps nous sommes interrompus par une série de rugissements. La soixantaine, il est grand, athlétique, il a une voix grave très sonore, une faconde irrésistible et une réserve d’anecdotes conséquente.
Quand vous commencez dans ce métier, si vous n’avez pas peur c’est que vous faites un très mauvais départ ! Vous n’avez pas vos signaux d’avertissement naturels. Pendant cent mille ans, l’humain a eu peur des animaux : ce sont des peurs normales, ancestrales. Celui qui ne les a pas n’est pas normal : celui-là est dangereux ! Sur un tournage de film, l’acteur qui dit « moi vous savez il n’y a pas de problème, je n’ai pas peur, je sens que le courant passe avec les bêtes », celui-là il faut faire mille fois plus attention : il est complètement à côté de ses pompes ! D’autres vous disent « je veux le faire, mais j’ai les jetons ». Ceux-là sont normaux : avec ceux-là on arrive à travailler.
La peur, dans l’apprentissage, c’est vraiment le signe des progrès que vous faites en même temps qu’un signal d’alarme. C’est pour ça que ce n’est pas la même peur au début qu’après quinze ans, quand vous avez connu des centaines de situations. À un moment vous vous dites : « Je ne sais peut-être pas à cent pour cent, mais je sais à quatre-vingt-dix, quatre-vingt-cinq : je peux prévoir ce qui va se passer. » Vous êtes complètement pris par le problème de réussir ce que vous voulez faire avec la bête. La peur n’existe plus : elle est sous-jacente, mais tellement peu que vous n’y pensez pas. Et puis, avec toute votre science des animaux, il va se passer quelque chose que vous n’avez pas prévu. Là, la peur revient immédiatement. Pas la panique : une peur immédiate qui, avec votre expérience, vous fait dire : « Oh ! Attention ! Tu ne comprends pas ce qui se passe donc tu perds le contrôle. » C’est un petit signal d’alarme, une lampe rouge. Vous cherchez… Ça peut être une petite peur : vous perdez le contrôle, mais avec votre connaissance vous voyez que ce n’est pas bien grave. […]
On a peur parce qu’on ne sait pas. Après on sait, on croit qu’on sait, et on oublie cette peur qui est un vrai signal d’alarme. C’est un signal d’alarme dans la nature, pour les animaux. C’est ce qui sauve la vie. Ce signal d’alarme, si tu ne l’écoutes pas, pour des raisons culturelles ou autres, tu te plantes les trois quarts du temps. Le problème maintenant c’est que beaucoup de gens sont éloignés de la vie normale. Voyez : quand vous allez avec un cirque dans une grande ville, vous avez tout le temps un ou dix crétins qui veulent passer de l’autre côté des barrières pour caresser les lions. Un môme de dix-neuf ans s’est fait arracher le bras par mes lions en Italie, détaché : on l’a amputé. À la campagne ça n’arrive pas. Les gens arrivent : « Hou là, drôle de bestiaux… » Ils ne passent pas par-dessus. Ils savent : un cochon c’est dangereux, une vache c’est dangereux, un chien c’est dangereux. Ce n’est pas de la trouille, c’est juste du bon sens. En ville, dans un environnement artificiel, on perd ça de vue : un fauve c’est Daktari, c’est le Roi Lion qui n’a pas de dents. Et qu’est-ce qu’ils sont beaux ! « Monsieur, est-ce que je peux caresser votre tigre ? Ils ont l’air si gentil… – Non, madame, vous ne pouvez pas. – Ah oui, je comprends : ils n’aiment pas les humains. Lui il peut caresser ? » Elle vous tend son môme de deux ans. « Et pourquoi lui il peut caresser ? – Parce qu’il est innocent : l’animal n’a pas peur. » Mais si le tigre sort, la première chose qu’il fait c’est manger le gosse ! Quand des gens passent devant les cages, s’il y a un enfant petit, ils le suivent des yeux. Si le gosse approche des barreaux, il est mort. Si vous approchez, ils se méfient : vous avez un sursis parce que vous ressemblez au dresseur, vous êtes vertical, un peu grand. Mais le gamin c’est de suite ! Par contre, à la campagne, le gars tiendra ses gosses. En Afrique, vous mettez une corde : ils ne franchissent pas. En Jamaïque où c’est violent comme tout, jamais un Jamaïcain n’a franchi la barrière pour approcher mes lions. En France, en Italie, en Allemagne, en Espagne, il faut que quelqu’un surveille. Juste parce que les autres sont beaucoup plus proches, pas spécialement de la nature, mais du bon sens : eux leur signal d’alarme fonctionne.
Ronan Barrot, artiste peintre
(entretien réalisé le 21 mai 2009)
Plusieurs connaissances communes nous relient et nous habitons le même quartier. Nous commençons l’entretien un matin dans son atelier près de la gare du Nord à Paris, puis le poursuivons à la terrasse de la brasserie voisine où il a ses habitudes. Il a une voix de tête. Sa pensée, qui rebondit sur l’idée associée avant d’avoir fini d’exprimer la précédente, lui fait accélérer les fins de phrases dont il bafouille souvent les derniers mots en un magma furtif.
Il y a un mot que j’adore, c’est appréhension. On dit appréhender le réel. Cette idée de saisie, et l’idée – quand on dit j’appréhende quelque chose – d’une peur qu’on n’ose même pas dire. L’idée de chasseur à l’affût aussi : un chasseur qui risque quelque chose. Par exemple il y a une peur que je rapproche aussi de cette appréhension du réel : quand je fais des portraits, souvent j’ai le trac. Un portrait c’est de l’ordre du dialogue, autant avec le modèle qu’avec le tableau. C’est un chaos de couleurs qui s’organise et, s’organisant, prend quelque chose de la présence de la personne qui pose. Ce n’est pas tant les dix premières minutes de gêne parce que, peignant quelqu’un, je suis observé : ça, après, je m’en fous. Non, quand on regarde, on regarde : celui qui est regardé bouge ; moi qui regarde, je bouge aussi. Ça doit rendre tout ça. Des fois des événements de peinture commencent à coller, mais ça ne correspond pas : des choses passent, mais ce n’est pas encore la présence. Des fois il y a une touche juste, des décisions justes, mais qui foutent tout en l’air ; ou des décisions fausses qui amènent une justesse. Chaque geste risque de tout perdre : c’est ça le trac. Dans la série des décisions qu’on va prendre, il y a des choses qui ont l’air juste mais qui en fait ne le sont pas. En fait les décisions s’enchaînent et on ne se regarde plus peindre. Peut-être que la peur c’est encore trop ce qui reste d’un narcissisme de soi se regardant travailler. L’idéal pour moi serait de faire pousser les tableaux. C’est presque : le cerveau pense, et en même temps on disparaît dans le travail. C’est sans arrêt : regarder, observer : c’est de l’ergonomie appliquée depuis vingt ans – c’est pour ça qu’il y a des choses qui vont très vite. C’est l’idée de paranoïa critique de Dali, c’est la définition du peintre : peur de tout ce qui peut surgir, en étant prêt à le prendre, tout en étant capable de le critiquer. Ce qui est le contraire de l’hypocondrie, manie de beaucoup de mauvais artistes. On est responsable. Tu recueilles quelque chose qui arrive. Tu recueilles un événement. Après c’est toi : ça va rester un événement si tu le pousses, si tu le fais se déployer. Ou des fois il faut juste le mettre en sourdine, parce que ça va bloquer je ne sais quoi : l’être, la machine, ou l’objet que tu fais. Tout doit se faire comme si tu n’étais pas là : laisser pousser le tableau. Mais rien ne se fait sans décision. Et dès qu’il y a responsabilité… Ce n’est pas la peur-terreur, ce n’est pas la peur de la mort – on a tous failli y passer, on a tous été attaqués par des chiens, dans la vie courante il y a plein de moments de vraie peur, avec la vraie adrénaline. En tout cas, comme créer c’est peut-être le contraire de la mort, c’est une peur qui n’a rien à voir avec celle de crever. Tu as des questions ?…
[…] Le trac, c’est une peur quand tu n’es pas encore entré dans le tableau, comme quand tu rentres dans une eau froide. Deux heures après tu n’auras pas vu que l’eau a commencé à bouillir et qu’elle va te crever. L’angoisse, c’est celle de tout être humain. Après il y a la terreur. Mais on n’a pas été torturé… On peut imaginer ce qu’est la terreur, il y a la ressource du souvenir des cauchemars, et quelques souvenirs malencontreux comme les clébards. Mais c’est honteux de dire qu’on a été terrorisé : on n’a pas été sous les obus ! Et dans le pudique aussi il y a une idée de peur qui est très belle. Un des plus grands tableaux du Louvre, Bethsabée de Rembrandt, il y a un effroi : tu vois Bethsabée qui ouvre la lettre, il y a la servante, tu assistes à un spectacle, c’est énorme ! Ça c’est un beau truc sur la peur : elle est là. Le plus grand tableau sur la peur. Plus que Le Massacre des innocents de Tintoret. Bethsabée : une nouvelle reçue par un corps nu. Il a perdu quand même pas mal de gamins, Rembrandt. Il n’a pas encore perdu Titus mais il verra sa mort aussi. On a beau lire des historiens qui disent qu’à l’époque on ne voyait pas les enfants pareils, à mon avis ça faisait du chagrin : la mort d’un enfant c’est effroyable à toutes les époques. On a beau dire qu’à l’époque ils s’en foutaient un peu, qu’ils faisaient une portée de quinze pour qu’il en reste deux : ce devait être effroyable à chaque seconde ! Comme la douleur devait être effroyable : ils n’arrivaient pas à la juguler. C’était l’horreur. Ça arrangeait bien l’Église : salauds ! Je ne me rappelle plus si c’est Saskia, si c’est la deuxième qui pose pour Bethsabée. Il a perdu sa première femme ; il y a les histoires d’héritages ; il a perdu des enfants ; la mort est partout ; et il y a un moment de désir. En fait il peint sa peur de la perte, sa peur d’un dieu auquel il ne croit pas. Il a peur pour cette femme, il a peur pour Bethsabée. Il a une tendresse, et l’effroi d’une nouvelle – il y a toujours une nouvelle terrible qui arrive. C’est là la pudeur. Bien sûr il y a du désir : c’est la femme qu’il aime. Mais c’est une peur terrible de ce qui nous pend au nez, de ce qui nous pend sur la gueule, et c’est dit de manière très, très subtile, encore parce qu’il dit la tendresse qu’il a à la regarder…
[1] Éditions Le mot et le reste.
[2] On peut entendre Thierry Le Portier sur France Culture, dans une création d’Henri jules Julien et Céline Ters à l’écoute ici.
[3] Dans Un avant-poste du progrès. Les traductions en français oscillent entre « Il restera toujours la peur » et « La peur persiste toujours ».
[4] Michel Fau et Olivier Py ont fait leurs débuts ensemble, ils continuent de collaborer.