Abdelkhaleq Jayed | Vivre un peu plus…(2)
1.
La question de la langue occupe un moment son esprit. Il n’a pas l’impression de trahir la langue d’Imma en écrivant en français. Aucun sentiment de culpabilité. Ni aliénation, ni trahison, ni suivisme, ni abandon ni perte de la langue maternelle susceptible d’engendrer le sentiment de la faute. Et puis, une langue qui n’est pas maternelle n’est pas forcément étrangère, pense-t-il. Dans chacune des langues dans lesquelles Amnay s’exprime, il se sent un peu différent. Chaque chose lui apparaît sous un angle émotif différent, et en passant d’une langue à l’autre il se sent pousser des moi, il est plusieurs hommes et en même temps le même. Il soutient même publiquement que les langues nous permettent d’acquérir une espèce de polyvalence existentielle. On devient pluriel, on devient plusieurs hommes, riche de l’apport de plusieurs cultures.
2.
Apuré des contentieux et des passions qu’il a avec ses premières langues - l’amazighe, pour son incapacité à l’écrire, à le maîtriser, à le recréer, même s’il irrigue encore son sol intérieur, nourrit la fibre ancestrale mue en nerf, en bois ; l’arabe, la langue de l’école, qu’il a aussi tenté mais qu’il a lamentablement échoué à adopter -, le français n’est cependant pas la langue dans laquelle il pense lorsqu’il écrit. Il dirait qu’il ne pense pas et en écrivant il ne réfléchit pas dans une langue indépendamment des autres. Il pense dans des espèces de creusets, d’athanors d’impressions, de sensations, d’images qui se situent au-delà du langage. Quand ces images sont claires dans sa tête, quand il les voit nettement, les y ordonne, toutes ces impressions nées dans le terreau de l’ensemble de ses expériences sensorielles, sensitives, émotionnelles et intellectuelles, alors seulement commence le difficile travail qui consiste à y mettre le souffle de vie, leur donner une peau linguistique.
3.
Il se rend subitement compte que lorsqu’il a à parler de sa création, c’est le professeur qui parle, intellectualise l’expérience. Il en éprouve à chaque fois un sentiment de confusion et de colère. Il voudrait que jamais l’enseignant ne prenne le pas sur l’artiste. Il reconnaît au fond de lui qu’il a besoin des deux. Surtout quand ils arrivent à cohabiter plus ou moins harmonieusement. Il a alors l’honnêteté de convenir que le métier de professeur de lettres lui permet au moins de travailler dans sa discipline. Ce qui veut dire qu’il n’abandonne jamais vraiment ses préoccupations d’écrivain en enseignant la littérature. Il ne se soucie pas d’argent. Ce qui lui permet d’écrire de manière irrégulière et désinvolte, n’ayant pas d’échéances contraignantes à respecter. Mais souvent, l’art du roman dont il a une assez bonne connaissance théorique force la maturation de ses propres textes, il en est douloureusement conscient. Il aurait aimé disposer d’une plus grande liberté de création.
4.
Il n’a pas beaucoup publié mais tous ses textes prennent sa vie pour matière. Mais pas au point d’en être le reflet fidèle. Il relève toujours de la disproportion, un souffle d’ironie, de cynisme mélancolique dans ce qu’il écrit. Ils entrent dans l’intrigue inventée pour creuser l’écart entre le livre et la vie. Ces éléments lui viennent de sa culture d’origine. Les histoires de ses premiers textes se déroulent dans les plus reculés des villages de son pays. L’œuvre en gestation, silencieuse, est en grande partie marocaine. Le travail, le plus important, qu’il déploie après est d’en faire aussi une œuvre ouverte sur le monde, qui peut traverser les frontières factices et les siècles, parler à tous les hommes.
L’écriture lui permet d’élargir ses horizons personnels, de repousser le plus loin possible ses frontières culturelles. Cette conception lui viendrait aussi de ses origines, ayant vu le jour et grandi dans un petit village. Déplacer les frontières du possible lui permet de se sentir chez lui, il se sent véritablement lui-même, viscéralement lui-même et être humain parmi les humains de ce vaste monde.
5.
On lui reproche souvent d’alambiquer, de tordre ses phrases, de se torturer l’esprit pour dire des choses naturelles et lisses. Si ces pesanteurs polluent son écriture, cela n’a jamais été son intention de raffiner son style. Il a d’ailleurs horreur des romanciers qui écrivent comme on disserte à l’agrégation de lettres, impeccablement, dans un respect ahurissant des règles académiques. Des mots recherchés, une syntaxe rutilante et sonore, une ossature d’acier sur laquelle s’étirent en toute quiétude, en toute certitude, des mots exacts, des mots propres et nets, des mots pleins. On dirait des chars majestueux d’assurance capables d’écrabouiller des mammouths. Sa langue, à côté, lui paraît si frêle, si fragile. Elle titube dans les approximations et les approches. Elle est confuse à force d’incertitude, mais elle est vivante et humaine, elle pousse des couinements, des soupirs, des tressaillements, des reniflements, elle respire, reprend son souffle et expire l’angoisse, des bouffées d’angoisse qu’elle projette au dehors, elle en souille le lecteur.
Il remarque qu’il a beaucoup changé sur ce point-là, du rapport à la langue. Avant, quand il n’a pas le mot exact, dont il a eu un moment le souci, il pouvait se scarifier la cuisse à coups de pointe de stylo. Isolé dans cette chambre-grenier qu’il occupa jusqu’à ses dix-huit ans, aucun membre de sa famille ne pouvait entendre les cris de douleur qu’il poussait. Il se griffait aussi le dos de la main, il s’abstenait de couper les ongles pour déchirer plus profondément la peau.
6.
Amnay pousse un long soupir de soulagement à l’issue de cette méditation qui lui redonne confiance. Il se prépare un bon dîner, car c’est la nuit qu’il aime manger et écrire. En dehors de ses engagements professionnels, il vit la nuit et dort le jour. Il lui arrive de griffonner des fragments dans un café, à partir de ce qu’il voit et entend, car il aime sentir le monde bouger autour de lui quand il s’attable pour travailler. Mais c’est principalement chez lui que son œuvre s’élabore soigneusement, souvent à partir de choses vues et entendues, consignées dans des calepins. Dès que les délicieuses et fines matières arrivent dans son ventre, son humeur se renverse, la migraine lui accorde une trêve. Sa conception de la vie en vient à changer.
Ce rituel date de toutes ces années passées à Ighoudi. Imma aimait à flatter le palais des siens. L’esprit, comme le corps, retrouve un raffermissement d’autant plus fort qu’il ne peut s’empêcher de penser à sa déchéance. Il lui vient souvent une intuition inexpliquée qu’il mourrait jeune, seul dans son appartement silencieux, mais il n’en a cure. Qu’importe de vivre cent ans si c’est revivre la même chose, reproduire les mêmes gestes, ressasser les mêmes inepties, se dit-il. Mais en même temps, son attachement à la vie se renforce au fil du temps. L’obsession de sa décrépitude physique met le corps au centre de ses préoccupations. Son corps commence à fatiguer, des migraines à n’en plus finir, une lombalgie discale et une arthrite touchant plusieurs articulations. Il doit apprendre à le dominer. Tout est question de discipline, se persuade-t-il. Il est même disposé à perdre en durée et à gagner en richesse, en intensité et en variation, en nuances. La mort peut débarquer quand elle veut, elle finirait par débarquer avec sa face édentée, mais, contrairement à ce qu’elle fit avec son père, Lhaj Mennan qu’elle terrassa de son étreinte fourbe et vigoureuse, il a le sentiment qu’elle lui serait douce. En attendant cet article, il a
besoin qu’elle lui accorde un sursis pour lui permettre de se retourner, s’aménager, finir ce qu’il a commencé.
7.
Il jette à la poubelle les fleurs fanées et les remplace par des roses à peine écloses cueillies dans le jardinet en face duquel il a l’habitude de travailler. Il se concentre de nouveau sur ce qu’il lui semble l’essentiel : son œuvre, son Grand Œuvre à accomplir, comme Thésée. Le livre qui concentrerait tous les livres, pour n’avoir plus à écrire, il est décidé à y mettre le temps qu’il faut, préférant au fond le cheminement à l’issue.