« Amusements de mécanique » chez P.O.L
« Amusements de mécanique »
de SUZANNE DOPPELT
P.O.L novembre 2014
1962— Qu’est-ce qu’un roman policier ?
Un essai d’organiser le chaos. C’est pourquoi
mon Cosmos, que j’aime appeler
« un roman sur la formation de la réalité »,
sera une sorte de récit policier.
Witold Gombrowicz. Extrait du Journal, in Cosmos (éd. Folio)
AMUSEMENTS DE MÉCANIQUE est construit comme le Musée des Arts et Métiers. Autant dire un Conservatoire. Comme il est quelque fois difficile de faire la part des choses entre comme causal, comme temporel et comme comparatif, je glisse, sans vouloir-saisir, vers l’inventaire des choses conservées. Je rebrousse avant demain [1] le chemin de la forêt. Je pose ma “rêvée” [2] au Café des Techniques où m’attend c’est certain l’écrivain.
Le lieu avait l’air bien calme. Pourtant un bruit récurent de tables transbahutées à cause de coups de balai permutait notre rayon des curiosités : « l’oreille est une feuille de chou et tout ce qui la frappe rompt le silence, de la nature si grand, des forêts effrayant et de la nuit doux, Silence. Les arbres. L’ombre. Clairière. Silence, celui des aubépines aussi et des étoiles fixes, la frappe et la mer en mouvement et c’est alors le début de mille changements, un chemin sonore où l’œil rivalise avec l’oreille. » [3]
Pas d’inventaire sans art de découper les signes qui poussent par derrière l’obscurité « on y voit goutte et pourtant tout brillait au soleil, mais en noir, le noir des arbres, le noir de la terre, le noir des plantes, le tout était plutôt noir […]. » La liste des choses trouvées ne peut pas se résoudre à faire aussi peu de bruit que le silence espéré. La marcheuse de la forêt lit un-de-mes-romans-préférés, parle aux plantes, aux arbres, aux animaux… et à la table de son studiolo tente à son tour — et sa manière — de « réorganiser le chaos ». Elle regarde par le trou de la langue trouvée chez un écrivain polonais [4]. Des assemblages d’images photographiques en noir et blanc font le reste en répons de spectacle vivant. [5] Des cantiques mécaniques chantent la musique des vues de son esprit.
Amusements de mécanique. Plus qu’une anamorphose, plus qu’un plateau tournant distribuant des notes (méridiennes) à tout venant, plus qu’une armoire à double fond dissimulant une lettre volée, chaque page ouvre l’entrée d’une des salles du musée des amis de Grégoire et de Condorcet. Des éclats de sensualité brillent au travers des tables-vitrines : « une fameuse fibre optique qui accentue les signaux et les ondes et que la raison redresse parfois quand il (…) [je reconnais le moineau pendu]
se tord pour rendre plus visible une certaine partie du monde. Cette petite fresque par exemple, exposée dans le sous-bois, qui s’amuse avec nous comme avec un ballon … [je me souviens, le Monde est beau, il est rond. [6] Cosmos. Univers considéré comme un ensemble ordonné. Cosmos. Plante ornementale de la famille des Composées solitaires ou diversement groupées ; Cosmos bipinnatus aurait dit le savant Linnus. Cosmos « ce magnifique pseudo-roman policier, de Witold Gombrowicz, qui se décrit là comme un “déchiffreur de nature morte”, [et qui] sert de prétexte à ce livre ».
C’est « une aire de jeux » sans les grincheux curieux portés par des corps post-pubères. Toujours et partout, nulle part venu de là, en exil, « d’îles et de presqu’îles, aussi pendu que le moineau » le narrateur Witold et son compagnon Fuchs nez à bec avec un moineau pendu au bout d’un fil de fer dans un buisson. V-O-I-L-À. C’est le tableau. Cette préposition psittaciste vient naturellement parler pour ne rien dire. Cette fois c’est à bon escient. Les cinq lettres qui hantent nos têtes rappellent le rôle attribué à ce petit mot perroquet qui commence à articuler quand l’écrivain pose syllabe après syllabe, trait après trait, touche après touche, les formes et les ombres colorées d’une mouche épinglée. « Et je vis au-dessus de ma tête un point noir. / Et ce point noir semblait une mouche dans l’ombre. » [7]
Voilà – le monde dans la tête – [8] L’art est là, à sa place, dans la machinerie toujours réactivée d’ « un excellent automate en continu, un mélange de mouvements aussi nombreux que les feuilles dans la forêt » [9], un automate de musée (re)touché par un poète aveugle de trop voir le noir de la typographie des mots écrits dans la nuit : « Or ce que j’avais pris pour une mouche était / Un hibou, triste, froid, morne, et de sa prunelle / Il tombait moins de jour que de nuit de son aile. [...] » [10] « La réalité serait-elle, dans son essence, obsessionnelle ? » se demandent Suzanne et Witold.
À-peine-a-t-on-fini-de-mettre-de-l-ordre-que-cet-ordre-est-déjà-caduc, babille le Grand Duc Bubo bubo en tirant son chapeau à la poète du zoo. Seule une vieille toupie de pie rit quand Suzie lit debout pour son “animot” chéri Le Lièvre de Patagonie un poème de Jean-Christophe Bailly. « Voir les animaux c’est déjà ça » dit le Mara petit marin petit cochon d’Inde petit faon petit lièvre…. « On ne sait pas exactement ce que c’est… » murmure à son sujet une autre forme indéterminée. « Chacun essaie de s’associer avec un lieu » qui dit mieux ? Trouver la distance … c’est Byzance, murmure dans sa forme lascive une Indolente bête qui se prend pour le tableau de Bonnard éponyme.
Et la tortue ? « On dirait un morceau de géologie en mouvement… » dit l’écrivain dans sa tonalité d’enfant émerveillée. Le mimétisme roule chez les animaux dans l’enclos opiniâtrement clos pourtant — telle l’Huître de Ponge — on peut l’ouvrir, telle une prosodie sensuellement mécanique sur les territoires retrouvés au zoo ou dans la forêt. Le moineau pendu joue la répétition rythmique. Le moineau pendu porte l’invention sémantique des Amusements de (…) [ le mot a été mangé par des dents de souris ]. Le moineau pendu associe sa prosodie sensuellement buccale à la bouche de Catherette sensuellement diagonale à la bouche de Lena tandis que dehors les nuages suivaient les nuages les nuages jusqu’au bec d’un ara. Voilà.
– Qu’est-ce que tu peux bien regarder ? demanda Fuchs. (W.G.)
– « On dirait une collection de choses qui se montrent une par une comme dans un film ou dans un rêve, une suite qui ne manque pas de style : beaucoup de répliques, des monstres fantasques, des vues imprenables et des fantaisies mal bâties car les songes sont aussi nombreux que les feuilles d’un arbre et que les ancêtres qui s’y glissent en douce, des idées fixes et des repentirs qu’on peut laisser à leur incertitude. » (S.D.)
Si la question est celle des visions ambiguës, incertaines, ambivalentes, lourdes lentes, paradoxales du Monde par nos yeux qui ne savent pas voir ou jamais assez voir les relations entre les choses qui sont là et nous les animaux parlant/s de ça qui ne sommes jamais assez là assez près assez disposés à écouter le bruit que ça fait en dedans de la présence dite en se taisant et en riant comme le fait John Cage quand il pense à Marcel Duchamp [11] c’est sans volonté de combler le trou des processus d’intelligibilité qui expliquerait le temps présent de nos tourments, le temps passé de nos excès et la prospective sans perspective de cette activité poétique et artistique.
Pas de rêve d’adhésion, pas de souci mimétique systématique, pas d’obsession analogique, pas d’obstination dans les comparaisons mais « des figures semblables à des vivants en marche ». Les amusements notent “simplement” les déplacements de sens, les espacements de représentations, les intervalles de mots figurés à « plusieurs tableaux, une variété de genres, un beau mélange où se trouve la vraie vie, un songe que l’on fait quelque fois les yeux ouverts »
les hommes d’action roulent comme roulent la pierre, conformément à l’absurdité de la mécanique. [12] Le lecteur s’amuse de bon cœur au présent de son cheminement dans les Amusements ; pèlerin sans système sans pâmoison sans fatigue et sans bâton, il y va de sa jubilation sur la route des fresques peintes “dans le frais” comme on le sait ; la joie de la grenouille des haïkus trouvant en sautant l’eau fraîche est sa joie. Sa lecture rebondit dans une liste d’éléments « variable à l’infini, les clous, la plume, le moineau, le timon, le bout de bois, la grenouille, etc., et ce n’est ni un râteau ni une flèche ni même un bel esprit qui peuvent venir à bout de cette affaire en forme d’imbroglio ».
Non. Enfin… oui : lire, écrire et relire Amusements de mécanique « à l’infini » Y arrive avec ingénieurerie.
– Où ?
– Ici pardi ! [13]
[1] Demain, 25 novembre : outre la présentation de Suzanne Doppelt à la librairie Michèle Ignazi de Amusements de mécanique , c’est la sainte Catherette dont la bouche d’honnête femme de ménage est comme trop fendue d’un côté, et allongée ainsi imperceptiblement, d’un millimètre, sa lèvre supérieure débord(ant) in Witold Gombrowicz, Cosmos, Folio, p. 17
[2] « La rêvée persiste au fond de la pensée, elle n’y oublie pas entièrement le sommeil qui l’avait offerte au crâne, mais elle ne l’y perçoit plus. » Pascal Quignard, Mourir de penser, Grasset, 2014, p. 62.
[3] Incipit de Amusements de mécanique.
« Les phrases en italiques sont des citations de Cosmos de W.G. ou des déclarations de Sherlock Homes, la dernière est de Nietzsche. » (S.D.)
Les phrases entre guillemets sont des citations de Suzanne Doppelt transcrites des pages non paginées de Amusements de mécanique. (C.P.)
[4] Witold Gombrowicz
[5] On peut lire à ce propos : « la photographie comme un écho du travail littéraire »
[6] « Et l’inventaire n’est jamais bouclé » souligne Dominique Dussidour.
[7] Victor Hugo, Le Hibou
[8] Titre de l’exposition organisée par Suzanne Pagé (juin-octobre 2000)
dont j’aurais aimé reparler en lisant et en regardant « Présents » rue Notre Dame.
[9] Ainsi dans le film "La main du rêve " de Pascal Grandmaison diffusé actuellement à la Galerie Eponyme
[10] Victor Hugo, Le Hibou
[12] Nietzsche
[13] Reproduction de la dernière page de Amusements de mécanique. Page d’images photographiques de Suzanne Doppelt©