André Markowicz | Un entretien aléatoire (15)

TU FU





SONGERIES D’AUTOMNE


1.

De feuille en feuille la rosée de jade
flétrit et blesse la forêt d’érables
Sur le Mont Wu et sur la Gorge Wu
souffle un vent terne l’air est désolé
Les vagues se déchaînent sur le fleuve
cherchant à se confondre avec le ciel
Le vent souffle en rafales sur la passe
mêlant nuées et terres dans la nuit
Les chrysanthèmes ont fleuri deux fois
ce sont les larmes de nos autres jours
Une barque à l’attache solitaire
le cœur est lourd de la cité natale
Partout partout on mesure et on coupe
à toute allure les habits d’hiver
Sous les murailles de l’Empereur blanc
le soir on frappe sur les pierres plates [1]


2.

Sur le mur solitaire de Kiouzhou
l’aube du soir jette ses derniers feux
De nuit en nuit je fixe la Grande Ourse
les yeux ne cherchent que la capitale
Le cri d’un singe son troisième appel
fait jaillir aux prunelles de vraies larmes
La charge qui m’incombe l’âme en vain
suit le radeau de la huitième lune
Loin des demeures décorées de fresques
loin de l’encens j’ai disposé ma couche
La tour sur la montagne aux remparts blancs
une flûte d’ajoncs s’y cache triste
Sur les glycines sur le lierre vois
depuis les murs réverbérée la lune
Et regarde les rives de l’îlot
les plumeaux des roseaux les joncs s’argentent [2]


3.

La ville fortifiée dans les montagnes
mille maisons lumière d’aube calme
Passant mes jours assis au bord du fleuve
sur la colline verte dans la tour
Voilà deux nuits que les pêcheurs sont là
leurs barques tanguent tanguent sur le fleuve
Un ciel d’automne clair et apaisé
les hirondelles passent et repassent
Kuang Heng a conseillé les empereurs
au résultat peu de reconnaissance
Liu Xiang a enseigné les lois premières
les espérances sont parties au vent
Mes camarades sur les bancs d’école
je n’en connais trop guère qui sont pauvres
Ils se promènent dans la capitale
manteaux fourrés chevaux légers et gras [3]


4.

De ce que j’entends dire de Chang An
la ville est devenue un jeu d’échecs
En peu d’années un siècle de désastres
qui laisse une tristesse insupportable
Tous les palais des puissants de ce monde
y couchent aujourd’hui de nouveaux maîtres
Les habits militaires et civils
ils ont été distribués à d’autres
Droit vers le Nord à travers les montagnes
les gongs et les tambours tonnant défilent
Lancés vers l’Ouest les chars et les chevaux
se précipitent agitant leurs plumes
Les poissons les dragons restent cachés
dans le fleuve d’automne l’eau est froide
Quand mon pays connaîtra-t-il la paix
c’est la seule pensée qui me taraude


5.

Les portes du palais du Mont Magique
elles s’ouvrent au Sud sur les collines
La tige d’or recueillant la rosée
se dresse pour se fondre dans le ciel
La déesse de l’Ouest la Reine Mère
est descendue au bord du Lac de Jade
Et les gorges de Han de l’Est à l’Ouest
sont traversés par une brume pourpre
Un éventail fait de queues de faisans
s’ouvre nuées toujours changeant de forme
Dans son éclat d’écailles de dragon
le visage sacré sous le soleil
Me voici là couché au bord du fleuve
abasourdi aux ravages du temps
Au palais où les chaînes sont d’azur
Combien de fois n’ai-je salué l’aube [4]


6.

Ici l’entrée des gorges de Qiu Tang
là-bas le parc de la Rivière Courbe
Dix mille lis de vent et de brouillard
le même automne blême couvre tout
La tour de Han sa galerie secrète
passage pour l’aura de l’empereur
Entre aujourd’hui du Jardin du Lotus
n’y règne plus que la désolation
Pilastres décorés rideaux de perles
Tel autour des grues jaunes fut l’enclos
Brides de soie jonques au mât d’ivoire
qui soulevaient au ciel les mouettes blanches
Quelle pitié je détourne les yeux
ce lieu jadis des fêtes et des danses
Depuis les temps les plus immémoriaux
c’était le centre même de l’Empire [5]


7.

Le lac Kunming le chef-d’œuvre des Hans
que l’empereur Wu Di a fait creuser
A lui les oriflammes les bannières
que le vent fait claquer sous mes regards
La Tisserande reste sans tisser
le clair de lune brille pour personne
La baleine de pierre son armure
au vent d’automne les écailles tremblent
Les vagues sont couleur de riz sauvage
elles recouvrent les nuages noirs
Sur les lotus une rosée de glace
la poudre pourpre s’est éparpillée
La forteresse aux frontières du ciel
seuls les oiseaux pourraient encor passer
C’est un pays de lacs et de rivières
un pêcheur solitaire reste seul [6]


8.

Depuis Kunwu, la rivière Yusu
la route offerte aux vents tournoie et vire
Le versant nord du Pic de la Tour Pourpre
l’ombre débouche sur le Lac Meïpi
Quelques graines de riz aromatique
les perroquets ne les picorent plus
Au cœur du pawlonia bleu émeraude
un nid abandonné par les phénix
Ramasser conversant avec les fées
les plumes vertes des martins-pêcheurs
Je conversais avec les immortels
le soir le long du fleuve dans leur barque
Mon pinceau coloré aux jours anciens
capturait les images de la vie
Je dis mes vers et j’ai les cheveux blancs
et je courbe la tête d’amertume [7]


766.

8 décembre 2011
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[1Commentaires, tirés de l’essai d’A. Konrad in : Tu Fu, cent tristessses, éd. Kristal, St Pétersbourg, 2000 (en russe) et du site de Mark Alexander : chinese-poems.com (en anglais).
— Le poème est écrit en 766, au cours des errances de Tu Fu, pendant les troubles qui ont suivi la guerre civile et la révolte d’An Lu Shan. Tu Fu s’est alors arrêté dans la petite forteresse de Kiouzhou, Baidicheng, (le « fort de l’Empereur Blanc »), loin, à l’est de la capitale Chang An, sur le bord du Yang-Tsé-Kiang (la gorge Wu étant la deuxième des « trois gorges » du fleuve) Les commentaires font remarquer la façon dont Tu Fu mêle par un détail le plan de la description et celui du souvenir : « les chrysanthèmes sont fleuri deux fois ».
— Pour préparer le tissu, on l’étendait et on le frappait sur une large pierre plate, ou sur une dalle.

[2— Le « radeau de la huitième lune » fait allusion à une légende : un jour un homme vit au bord de la mer un radeau amarré. Il monta dedans et parvint jusqu’à la Voie Lactée. — Les deux derniers vers mélangent, là encore, deux lunes : la lune d’été pour les glycines, et la lune d’automne pour les joncs et les roseaux des bords du fleuve.

[3— Kuang Heng et Liu Xiang sont deux grands fonctionnaires de la dynastie Han (deuxième moitié du premier siècle avant J.C) ; les deux ont réussi dans leurs fonctions, ont été appréciés par l’empereur, contrairement à Tu Fu, et sont devenus des symboles de la réussite justifiée par la sagesse.

[4— Le Palais du Mont Magique est un des palais d’été des empereurs Tang, le Lac de Jade (le jade étant symbole d’éternité) est situé à l’intérieur. Un empereur y avait fait dresser un grand pilier de bronze, pour recueillir directement la rosée des dieux, et boire à la source de l’immortalité. Dans la salle d’apparat, on admirait un large éventail fait de queues de faisans qui, quand il s’ouvrait, laissait voir l’empereur. La « Reine Mère de l’ouest » était censée régner sur des pays merveilleux et inconnus où la mort n’existait pas. C’est de là que, d’après une légende, un garde avait vu apparaître un jour une vapeur mauve : c’était l’homme de la Voie, Lao-Tseu, — qui passa devant lui et disparut à tout jamais.

[5— Les gorges de Qiu Tan se situent à côté de Kiuzhou ; le parc de « Rivière Courbe » lui, est près de la capitale impériale, Chang An — à près de « dix mille lis » (métaphoriquement, à une distance infinie). Les six vers suivants continuent d’évoquer le palais impérial des empereurs Tang et tout un millénaire glorieux d’histoire de la Chine, réduit à rien par les bouleversements de la guerre présente.

[6— Après la dynastie Tang, Tu Fu évoque la dynastie des Hans et l’empereur « martial », Wu Di, qui établit son empire et régna de 141 à 87 av JC. Les Hans avaient créé le lac artificiel de Kun-ming. La Vierge Tisserande, selon la légende, était la fille du soleil d’août, et qui, en tissant, maintenant l’ordre de l’Univers. Elle fut donnée comme épouse au Berger Céleste, et devint si amoureuse de lui qu’elle négligea son métier, et son père, pour protéger le monde, changea les deux amants en deux étoiles situées aux confins opposés de la Voie Lactée.

— L’empereur Wu Di avait fait ériger la sculpture en pierre d’une baleine, dont les écailles luisaient au soleil, et bruissaient au vent. — Cette baleine avait disparu depuis longtemps à l’époque de Tu Fu. Il est à noter que les baleines annoncent généralement des catastrophes dans la mythologie chinoise.

— Les grains du riz sauvage (zizanie des marais) sont noirs, ils tombent en automne, ce qui donne une teinte de nuage noir à l’eau qui les recueille.

[7— Au sud de la capitale Chang An, la rivière Yusu s’écoule, depuis Kunwu, longeant le pavillon Pourpre construit par les empereurs Hans, jusqu’au Lac Meïpi — un des lieux de promenade préféré des habitants de la capitale