André Rougier | recueils en chantier (extrait 5)

À Héraclite, qu’on appela « l’obscur » – comme le furent (et le sont), et le monde, et la vie.

Seuil de soi, geste frayé du noir qui s’y réfléchit et s’y dépose, crues qui le font surgir, détours qui l’inséminent, en privent les nœuds et les frappes, entament sa rage, parachèvent ses échos, fardeaux tapis là où il n’y a plus autrui ni sa promesse, nous délivrant de la bête qui, toujours à réinventer, traque les lacis, la souillure orpheline, les fétiches de l’ombre, les recoins de la perte…

L’obscur n’est pas du clair l’envers, sa furie ne vaut que s’il n’est pas Tout Autre, se fait différent à peine, impudemment contigu, celui qu’on ne peut, ni arracher à soi, ni altérer par le regard, sosie d’un parcours qui n’a guère de « sens », mais qui redoublé en acquiert souverainement un : demi-tour d’Orphée, l’assiégeant en son secret, le dépouillant des traces avec lesquelles il n’y a ni paix, ni trêve envisageable…

Parole déchue, vide du ciel en lieu et place du bastion des feuillages, prodige détournant de soi, ensevelissant les signes de sa survie, là où rien n’est premier, ne fut qui n’ait déjà été et sera, boucle toujours, qui ressasse et reprend, delta ralliant la source, la rachetant, la recouvrant de l’aveu irrécusable…


« La tâche qui nous incombe au présent, c’est de déterrer, du passé, les futurs enfouis. » (Sueli Rolnik)

Les signes, pour les entendre, il faut les écrire : art de la taille qui investit les détours, les triches, les chapardages, les tréfonds, crève la croûte des choses, étouffe les brouilles, fait vaciller les choix, rafistole par petits bouts alambics, fumiers, déchets, bougeottes, dédales, résidus, guérillas, modelages, chemins, barrages, buts, réconforts, menaces, éparpillements qui seuls délivrent du carcan des parcours et du mauvais usage des réalités, cabanes nichées dans la clairière première, leurres dont on ne sort pas indemne, cumuls et redites effaçant les raisons et les preuves, écarts proliférant sans les soumettre ou en répondre, se défaisant de la parole qui dégorge, déparant son terreau des restes broyés en nombre, là où plus rien ni personne ne l’outrepasse, ni les héritiers, ni les ravages, ni l’erreur trempée au feu, ni l’épuisement des dépouilles, la mise à distance de soi, jamais dupe de ce qui nous échappe ou nous engage, des bricolages, des repoussoirs, des noms brassés, de l’ouvrage engourdi par l’illusion des tables rases.

Rejoindre ce que l’on tient, alors, sachant qu’Ariane a autant besoin de Thésée que lui d’elle, que le fil exige le voisinage du labyrinthe, qu’il n’est que temps de débaptiser l’instant, creuser l’inconstant et, le malléable qu’on ne sait traduire et qui scelle nos déroutes, s’en remettre aux inventeurs de malveillances, aux revenants des terres autres, à ces miroirs renversés qui sont et ne sont pas, aux morts intransitives qui font leur lit dans ce qui confond et sépare.

Jeu de marelle exterminant nos poursuites, les achevant où le lointain nous emporte, boucle la boucle du temps dissimulé qui nous colle à la peau, frôle le répit nocturne, le visage absent où adviennent et se concluent commencements et fins, hochets du langage rendant la cohabitation impraticable.

En faire sauter au burin l’inscription, alors, éparpiller ses convulsions hachées, ses cendres jamais au repos, faire face à la souillure comblée, aux trahisons au bord de ce Tout qui toujours finit par les récupérer, au jeu instable présent en nous, cernant pour mettre de côté, se jouant des décalages, des tains et des failles, les parcourant, les brisant là où rien n’est interchangeable, ni la dernière bataille, ni la tâche incertaine, ni l’écrit perdu – manque voulu remplissant l’attente que les mots délèguent aux choses – ni la résonance d’autres possibles, ni la pleine illusion fuyant l’identité sevrée des différences mais affirmant, entre paroles et regards tout autant franchissables, la distance qui nous sépare de ce qu’on s’attend à trouver derrière le masque soulevé, qui, à son insu, engage sa vérité, et inlassablement nous la dérobe…

17 juin 2019
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