André Rougier | recueils en chantier (extrait 6)

Le désir est chantier où s’ébauche le silence, pour de bon arpenté, jamais dévalué, soustrait à l’adoubement de ces temps autres, ceux d’éloigner pour séduire, raturant le miel noir, la coulée mordant nos flancs, la parole condamnée où qui nous devance nous suit, nous soupèse, nous dérobe, nous possède, jauge - loin des serrements du braconnier hanté par ce qu’il noue - nos poussées de nuit, les séjours inaccomplis, les parages qui s’oublient, la passe des bouleaux, de leurs branchages l’insoumission aiguë et relevée, livrée au rien qui l’engloutit et l’outrepasse, à la mémoire des arbres-aïeux que la faim de l’autre à jamais confond, à l’aiguille qui tourne comme frauduleusement, guette l’insomnie de la métaphore, le gardien des gerbes, l’aube et l’achèvement des estuaires, leurs levées éblouies, leurs lendemains d’allégeance…


L’on écrit pour gravir, broyer, s’adosser au veilleur boucané, aviver sa présence, l’arracher aux saccages, aux glaises, aux rancœurs, aux saignées, aux bivouacs et aux mirages, au mot gâché pour en vain soulager, dissimulant en sa nuit leurs puits, leurs pistes, leurs calleuses idoles.

L’on écrit pour promettre et rejeter, croire sans voir, faire allégeance au bond, jeter au loin l’outil, laisser venir l’oracle qui n’endosse nos créances, nos peines et nos mesures que pour nous dépouiller des brouilles de l’avenir, du fiel de ses douteuses maîtrises.

L’on écrit pour un peu moins mourir, couver les heures de passe, ce qui dépose, palpe et relie, rend à sa brièveté le dieu rôdeur, perfore sa hargne, dilapide ses amarres, veille l’incursion qui éclot, pétrit les nuits d’osier amassant sans à rien consentir, pas même à qui nous éprouve, nomme, heurte ou épie.


Je n’ai jamais cru, s’agissant de littérature, aux théories, quelles qu’elles soient ou puissent être, précocement conscient, comme Valéry, qu’elles « n’ont point de valeur universelle », qu’elles « sont des théories pour un. Utiles à un. Faites à lui, et pour lui, et par lui. » Dans un article paru en 2012, j’évoquais le nom ô combien pompeux et arrogant d’un bloc d’unités de valeur « avalé » lors de mon passage par Paris VII au tout début des années’70, à savoir « Science de la littérature » – l’ensemble de l’article laissant assez clairement transparaître le peu de bien que j’en pensais, en dépit des quelques petits trucs positifs s’y rattachant tout de même… Et je n’en veux pour preuve de la pertinence de mon intuition que ce qu’en disait au même propos Olivier Rolin, mon cadet de deux ans, dans son admirable « Bric et broc » : « On a prétendu à une époque, qui était aussi celle où je faisait mes études, formuler une « science de la littérature ». C’était évidemment une prétention ridicule (je dis « évidemment », mais c’est le genre d’évidence dont il faut une vie pour se convaincre, et d’ailleurs je ne méconnais pas ce qu’il y avait de grand, de non ridicule dans ce désir de faire science de tout. Disons que c’était une prétention déplacée). La littérature ne se laisse pas assujettir à des lois, elle est essentiellement, comme l’amour selon Carmen, « enfant de Bohême ». Qu’il n’y ait pas de science de la littérature n’empêche pas qu’il peut y avoir une pensée, des pensées à son endroit. »

Des pensées de la sorte, ça oui , on peut, on doit même en avoir, car (c’est à Barthes que nous empruntons cette vérité) « la science est grossière, la vie est subtile, et c’est pour corriger cette distance que la littérature nous importe » –et singulièrement la poésie, à propos de laquelle Kenneth White rappelait cruellement : « beaucoup d’écrivains, peu d’auteurs, disait l’inimitable Rimbaud. » Tout comme lui, ce n’est qu’à la poésie fruit de ce « peu » qu’on s’intéresse, seule qui à nos yeux soit, celle-là même qui « habite le pays des bords » (Stéphane Bouquet), qui « ne s’impose pas, mais s’expose » (Celan), qui s’éprouve « vérité de l’extérieur absolu » (Pessoa), celle qui, aguerrie et reprisée, pesée et sentie, ne fait corps qu’avec le Lieu vu et « vrai » que l’entendement farde et camoufle jusqu’à nous rendre aveugles loin de sa présence, du féroce engourdissement qui, nous perdant, déchaîne sa montée, condense ses parcours, destitue l’effroi de ses trop-pleins, de ses présages. Si (et c’est mon cas) l’on croit, avec Novalis, que « ce dont on parle, on ne l’a pas », Michon a (ô combien !) raison de clamer que « le texte, c’est le contraire absolu de la parole » (nullement quelque chose de mieux, mais radicalement « autre chose »).

Si l’on croit (et c’est encore mon cas) que « l’œuvre [*] isolément a un sens indépendant du désir de prodige qui lui est commun avec toutes les autres. Mais nous pouvons dire, à l’avance, qu’une œuvre [*] où ce désir n’est pas sensible ou est faible et joue à peine, est une œuvre médiocre. » (Bataille), ce qu’il nous faut en dire s’impose comme la plus abrupte des évidences. Que nous le fassions pour conjecturer, ajourner, suborner, déchiffrer, bannir ou aguicher, que nous l’exhortions ou la bravions, que nous nous en dessaisissions, que nous la démentions, que nous l’éclipsions, gommions, que nous nous en préservions même, rien n’y fait, elle reste ce que plus rien ne viendra désormais amoindrir ou interrompre, conglomérat de bribes et miettes faisant tout bien plus que LE tout (tant « la totalité est mensonge », nous assénait superbement Adorno), saillant soustrait aux captures, ombrage manqué, gîte engourdi, butin furtif achoppant sur ses prodiges, inapprivoisable à toute reddition, à toute limite, à tout sommet, à toute substance ou territoire…

24 juin 2019
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