Anton Beraber | De la dernière terre émergée | Semaine 46
Lundi 9 novembre
Dans le bâtiment où je travaille tombe depuis deux jours une sorte de neige noire. Ce devait être, à l’origine, un isolant tissu posé quelque part dans le système de soufflerie, de la toile goudronnée que l’air décompose en paillettes grossières, le réseau les ventile dans tous les bureaux du département. Le résultat est inquiétant. J’ai essayé d’en ramasser des bouts mais ils se défont aussitôt entre les doigts, rien n’en reste qu’une poudre grasse et brillante qu’en essayant de balayer on ne fit que distribuer mieux sur les surfaces. Les ordinateurs n’aiment pas et pourtant c’est une dotation neuve, avec sur-filtre ; à vous la tête vous tourne, des pensées vous viennent de la même couleur et c’est vrai qu’on s’engueule pour un rien. La chose est sans odeur : mon père, qui pendant quarante ans doubla des gaines pareilles de feutrine d’amiante, m’a transmis sa méfiance pour ce qui ne sent rien. Un collègue explique que les bouches d’air du toit ne font qu’aspirer la cendre d’un grand feu, à l’ouest : la Ville là-bas a récemment entamé d’imprécises purifications. La faute à l’Institut des Hauts Voltages ! s’oppose Eslam qui passe tous les matins devant et voit mieux que tout le monde comment les grands canards descendant vers le Tanganika se font pulvériser sur les lignes THT. Paraît que les décharges les attirent ou que les militaires leur donnent leur pain sec. Du coup, en revenant, j’ai fait le détour pour voler cette photo – car nul n’est autorisé de s’arrêter, bien sûr.
Mardi 10 novembre
Étonnante concentration de vie sur les ponts, malgré l’interdiction formelle d’y stationner et, souvent, quand on déplace des officiels, leur fermeture par la police. Je ne crois pas avoir aimé les villes sans pont, les gestes y acquièrent leur densité particulière, et la voix aussi quelque chose : un territoire de marche où les attractions mutuellement s’annulent et l’on pourrait voler. Le débit s’en modulant indépendamment des deux rives, le temps s’éternise de quand l’on accumulait dessus des cahutes, les bureaux de paille sur le pont de la Monnaie, ses filles à six sous et ses suicides manqués ; et je sens chez moi, toujours vivace, en passant le grand fleuve l’envie de se jeter dans quelque chose de grand et de pas cher. Il y a ici quatre ponts, tous noirs de monde : la Ville a ce mouvement pour suturer sa plaie, la tenir aussi étroitement que possible avant la résorption ou l’anéantissement, or tout mouvement trouve ses spectateurs. Chaque pont a sa gravité particulière, je les traverse tous les jours plusieurs fois, Moustapha finit par remarquer que je lui fais faire le tour exprès. On regarde les attroupements louches ou les types seuls, plus suspects encore ; parfois, pour les faire briser leur règle de silence, on leur demande des cigarettes. Les pêcheurs – c’est ça qui m’a intrigué d’abord- descendent des hameçons vides juste pour le prétexte. Le soir, le peuple y cherche un délai au couvre-feu de vingt-trois heures. On leur a dit qu’au delà de la terre ferme la loi ne s’appliquait que très imparfaitement.
Mercredi 11 novembre
Nous déjeunions dans le patio, chou-fleur frit sandwich au foie, quand le mail nous vint qu’à son tour F. portait la maladie. On s’est regardé sans rien dire. Nous étions seuls, le centre passé la veille en télé-travail, le gardien pulvérise du chlore en commençant par les pièces du premier : demain certainement on ne nous laissera plus nous asseoir. Je me souviens de la lumière qui accroche le sommet des arbres, d’une conversation des cuistots à voix basse, d’un chat. Pour la première fois de l’année nous portons la veste à coudières que la mode d’ici impose à la saison fraîche. La mémoire, c’est étonnant, éternise certaines secondes de l’existence, des qu’il faut et des qu’on croirait pas ; on garde exactement la forme des nuages le jour où Claire est partie, l’épisode d’Highlander que la télé coupa pour le bombardement de Sarajevo, et même s’il n’y avait rien d’important tout ce qui concerne un certain soir d’avril en 2004. Aujourd’hui, F. malade, nous quatre un peu cons, les bières on ne les boira qu’à moitié. Ceux d’entre nous qui étaient à la soirée de dimanche font très discrètement leur calcul. En rentrant je laisse la pièce noire, longtemps.
Jeudi 12 novembre
Le bizarre boulot qui autorise notre présence si près du centre du monde m’a fait, comme souvent, écumer sa périphérie toute la sainte journée : les ordres. Ce sont les cités dortoirs du Grand Ouest, des banlieues projetées sur le désert pour pallier à l’engorgement de la Ville et, si Dieu veut, faire vendre des climatiseurs. Leurs noms (Beverly Hills, Smart Village, Continental Gardens) ont semé dans le champ de débris des Californies de carton pâte où, souvent, il n’y a encore rien qu’un trou. Le vide comme provoqué se concentre autour des grues osseuses, crève les panneaux présomptueux et fait bizarrement sonner votre voix. Vingt mille bougres à cinq guinées de l’heure retracent tous les matins laborieusement les pomeriums ; ils ont dormi roulés dans les bâches ou bien tiré les fouines pour la prime à la peau, la nuit ici ne repose de rien, pour tenir ils mâchent du tabac soudanais. J’aurais voulu les photographier, je n’ose pas, de toute façon Moustapha ne l’aurait pas permis. Il reste des traces des installations précédentes, des choses militaires : rouleaux de barbelés, obstacles anti-tank et, surtout, des murs. Je ne sais pas quelle armée énorme on entraîna ici, pour quelle guerre de titans, quelle Iliade démesurée. Le vent renverse les hangars, le sable vous remplit les poches, il faut cracher souvent. Un flic que j’interroge suggère, énigmatique, que tout est encore là mais enterré, comme les soldats de l’empereur de Chine, pour le jour où les Juifs violeraient le cessez-le-feu : ils en rêvent la nuit, chacun sait.
Vendredi 13 novembre
La nuit je sors. C’est une obligation que je me fais, malgré la fatigue, malgré les signes évidents de la maladie partout, malgré -aussi- les objurgations de ma femme. Il m’est apparu très tôt que la nuit sans moi dedans n’était pas pleine : une nuit sous le drap de laquelle on devine, c’est effrayant, qu’un membre manque. Hier je suis sorti, pareil. J’ai fumé une cigarette dans le petit café à l’angle. J’ai raconté au type à côté de moi une provision de mensonges nouveaux, plus exigeants que d’ordinaire parce que la lumière s’y prêtait : même mon nom c’est pas celui-là. Quelqu’un quelque part dans le quartier jouait Despacito au violon électrique, l’enquête dira qu’on inaugure une pharmacie rue Tahrir ; j’ai compté quatre accidents, deux accrochages, un vélo renversé, une explosion de pneu sur le nid de poule toujours le même : preuves, tout cela, qu’au moins ce Journal est vrai. Nous avons parlé longtemps, le type et moi, de tout, puis il a disparu dans les ténèbres. A minuit, en m’allumant la deuxième cigarette, le serveur qui a tout entendu demande, fasciné, pourquoi je raconte que des conneries.
Samedi 14 novembre
La fatigue est hallucinatoire. Je vois des choses qui ne peuvent pas être. J’ai aperçu place Falaki une femme de dos que j’ai appelée dans une autre langue, un nom d’il y a très longtemps qui ne l’a pas fait retourner et pourtant j’aurais juré, juré que c’était elle. J’ai entendu, en plein jour, alors que j’étais seul à la maison, la petite berceuse israélienne que personne ne devrait connaître que moi. Il faudrait parler, aussi, des formes dans les arbres, des faux numéros incroyables et des marques sur le dos des chiens, au carrefour. Il y a, au même étage que moi, un médecin réputé pour les maladies de cerveau, le matin il reçoit gratuitement et toute une foule s’accumule sur notre palier ; tout à l’heure, en écoutant les conversations à travers la porte, il m’a paru que ça m’appelait mais, bien sûr, quand en peignoir j’ouvris d’un coup je passai pour un dingue. Et cependant j’attends beaucoup de ces illusions-là, cette Ville empiétant sur d’autres plans de l’existence constitue une façon de promontoire : une bonne place pour les déçus. C’est une cité borgésienne – c’est ici que Borges fait finir son « Aleph », et l’effort qui fut le sien de la remplacer par Buenos Aires dans la plupart des Ficciones en gondole des dizaines de pages comme la proximité d’un feu. C’est ici que se télescopent les vies possibles : sans doute le cauchemar qui déforme les nuits d’Elsa n’a-t-il pas d’autre explication.
Dimanche 15 novembre
N’ai rien fait : journée comme tombée entre deux lattes, on rallume quatre fois le même café dégueu et parce qu’Elsa me refuse de fumer au lit la lucidité excessive de neuf heures du matin me fait tourner de l’œil. J’étudie vaguement le Coran, le cœur n’y est pas, sur l’édition que j’annote le commentaire d’aveugle du sheikh mauritanien est à vous dégoûter de l’illumination. On m’attendait au travail, je n’ai prévenu personne. La secrétaire appelle très vite, puis N. et parce que je ne décroche pas le directeur lui-même. C’est un homme calme, il ne veut pas savoir mes raisons, il demande : jusqu’à quand ? Je lui soumets, la voix pâteuse, le problème du café que j’achète au noir aux livreurs du Sheraton, du Grand-Mère imbuvable mais c’est la marque que j’avais du temps de la rue d’Ulm, imbuvable c’est vrai mais ça m’a toujours porté bonheur. Il raccroche poliment. Le temps interstitiel se remplit de débris, il y a des livres à la page qu’on ne dépassera plus, le texte que je devais envoyer hier soir dernier délai, les cordes de la guitare à changer, la semaine dernière avec la baisse des températures elles ont claqué d’un coup. La nuit retombe presque aussitôt. Pour parler à quelqu’un, n’importe qui, je descends demander l’heure au bawab. Sa loge est ouverte mais vide. Résister à l’envie de feuilleter sa collection de magazines marrants épuise mes dernières ressources de...