Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 9
Extrait du Journal au lundi 1er mars
« Passé au bureau dans la matinée. T. me raconte avoir participé, jadis, à Questions pour un Champion : une nuit en Ibis quelque part dans la grande banlieue, l’irritation derrière l’oreille des poudres fond-de-teint, le Gaffiot neuf en prix de consolation. Contre lui, ce soir-là, une dame d’un club grenoblois, dix ans d’entraînement intensif, la chance d’une vie et le détail, soudain, qui me fait lui laisser une place dans cet inventaire des impressions du jour : elle avait emporté, à l’hôtel, des jerrycans d’eau de chez elle. Je songe, toujours étonné, à l’injustice que de la vie des autres rien ne me parvienne sinon l’écume : les anecdotes, le cocasse, la gentillesse de Julien Lepers au moment de breaker et la date de fondation de la Garde Suisse – éliminatoire. Tout le beau, tout le vrai de ces destins passe au large. J’aurais aimé, petit déjà, briser l’espèce de solitude à laquelle ma nature me condamne, demander le nom de cette femme, les pensées qui furent celles de T. dans l’Ibis à deux heures du matin (son père était mort depuis combien de temps ?) et, peut-être aussi, l’effroi des recrues vaudoises la première fois qu’ils entendirent l’écho de leurs pas sur la place Saint-Pierre. Il me semble que ce qu’on exige d’abord de l’écrivain, c’est un coefficient de pénétration ; une pointe plus aigüe dans le dur des autres qui serait, mais dans quel sens ? une libération. Ce don-là me fut refusé. Mes tentatives ne percent nulle part et vers 19h m’en apparaît l’image exacte : le grand romancier que ma mère rêve en moi ne fit que jeter sa balle de mousse sur un mur affreusement épais. Peu importent la force que je mets dans le geste, la délicatesse des orbes et des réceptions, la fluidité de mes fentes. Parpaings gangués de plomb contre la tricherie des rayons, le mur continue d’imposer son énigme et moi de rebondir avec l’élégance des impuissants. On ne peut pas longtemps se consoler dans le style. Une femme pour piquer le bas orgueil des hommes me traita jadis de mou : je comprends. J’aurais souhaité, de cette confrontation pour rien, au moins produire des cicatrices. »
Extrait du Journal au mardi 2 mars
« Descendu rue Noubar à six heures du matin, les jambes molles, le téléphone qui sonne déjà mais qui diable et comment ? Le dernier pourcent de la batterie aura traversé la nuit. Moustapha m’a prévenu hier soir, il ne sera pas là, j’ai fait venir une voiture de service mais le type se perd sans cesse, tourne dans la Ville déserte et bleue en demandant à chaque carrefour, avec l’accent du Fayoum, si c’est bien la place Soliman Bacha. A l’école où je dois déposer ma fille l’agent prétend prendre ma température ; l’appareil ne marche pas, je le vois bien, plus de pile mais le bonhomme d’annoncer : 36,5 sans que rien ne vienne troubler les visages inversés dans ses Ray-ban chinoises. Le manque de sommeil a fini de me porter l’esprit au seuil d’usure où s’amorce la métamorphose des formes. Je regarde sur le sous-main les tâches de lumière suggérer des forêts de feux comme dans la maison de B., tout petit déjà, je trouvais aux défauts du sol des chiottes des airs de visages en faux-profil, d’oiseaux chutant ou de fruits fossiles. Il faut que je décide que faire l’année prochaine. La radio, dans un taxi, en passant L’Été indien ressuscite, il y a treize ans, l’heure décisive de quitter le Maroc pour toujours. La fréquentation de Rosine Le Bohec a réduit peu à peu ma résistance à ces appels du monde des ombres, à ces marques d’élection qui me sont accordées depuis la profondeur des choses où le temps s’abolit. Dans le café d’en bas, avant dîner, un chat que je n’ai jamais vu me fixe longuement : je remonte et réalise dans l’ascenseur que toute la queue lui manquait. »
Extrait du Journal au mercredi 3 mars
« La journée m’a semblé plus éprouvante que les autres : au soir, on peine à comprendre pourquoi. Je me suis levé un peu tard, je suis resté ici, j’ai avancé Faulkner en lançant les cafetières à la suite. La lumière est dorée dans cet appartement, je l’ai choisi pour ça et pour les quatre mètres sous le plafond qui donnent à l’entrechoc des petites cuillers le son très particulier, presque patiné, de pierres de torrent roulées dans un foulard de femme. Nous sortons regarder les tableaux, Elsa et moi, chez les antiquaires de la rue El Bostan ; ce n’est pas loin de l’église arménienne, pas loin de l’ambassade de l’Ordre de Malte dont je vois, de chez moi, le plénipotentiaire en short griller des maïs à sa fenêtre, et derrière l’inquiétant Café Riche où les garçons en tarbouche vous répondent en français. Nous ne trouvons rien. Je la fais tourner dans le quartier, à la recherche de l’échoppe que j’ai repérée, une nuit, avec Boutros : deux mètres de pas-de-porte qui dut faire jadis mont-de-piété. L’idée m’est venue de me procurer une légion d’honneur, paraît qu’on en trouve à cinq cents, et pour mille des ordres-du-Nil en plaqué vrai du temps du roi Fouad. Mais cela aussi échoue ; bien qu’il soit à peine quatre heures le rideau est baissé déjà. Il faudrait, pour me remplir les poches de ces débris de gloire, abréger demain la visioconférence avec les Allemands mais ces gens-là, dit-on, la faute sans doute à leur fascination pour les ruines vivantes, dès qu’il s’agit de la Ville s’avèrent particulièrement expansifs. »
Extrait du Journal au jeudi 4 mars
« Et que faire d’autre ? Le texte que j’avance depuis quatre ans sur l’art et le désert a pris les proportions éberluées des premières Tentations flaubertiennes ; les forces naissant de l’accroissement de la masse papier et de sa rotation de plus en vite sur elle-même ont balayé les points fixes, arraché les épingles, broyé les qui et les où. C’est un corps trop gros auquel il ne m’est plus permis d’ajouter sinon en poursuivant l’inquiétante métaphore cosmique : en attirant sur lui des bolides qui passent, la poussière de mondes terminés, et ces aérolithes dont on espère que leur combustion dans l’atmosphère du chef d’oeuvre y ajoutera quoi ? quelques grammes de beau et de vrai. Un journal a écrit qu’il m’avait fallu dix ans pour mon premier livre : c’est bien mal connaître la nature du temps de l’art, temps capricieux qu’arrêtent soudain des retenues de brindilles, qui reprend en explosant ou, au contraire, dans un goutte-à-goutte faisant dire à tout le monde qu’on s’est perdu, qu’on s’est planté, qu’on ne tirera plus rien de nous. Dix ans c’en fut comme mille ou comme un seul. L’espèce d’effroi où cela me jette dès neuf heures du soir me fait chercher le refuge des autres travaux en cours, la traduction d’El Hegazy, l’étude du Coran et, surtout, le manuscrit que je compte envoyer à Camille avant l’Été, à qui le manque de sommeil imprime de fascinantes déformations. »
Extrait du Journal au vendredi 5 mars
« J’ai raté l’appel de Bucarest, à 10h : peu de gens savent comme je l’attendais. Le bonhomme rappelle vers midi, avant ça deux heures de plongée en esprit dans les destins possibles, destins ratés, l’infinie plaine à betteraves du pays natal, le bureau apnéique dans la sous-préfecture et, dessus, la verroterie abominable, pots à crayons, tapis de souris motif pyramides, le mug. Le directeur du poste roumain évoque aimablement mes perspectives de carrière, le dilemme Bucarest ou Francfort, je voudrais me défendre mais le téléphone crachote, ce monsieur je ne le connais pas, aussi le barouf des conscrits dans la caserne, derrière, qui brûlent leurs cartouches restantes avant l’inventaire de réapprovisionnement. Ce qu’il faudrait dire, c’est la satisfaction que procure, bêtement, la terre étrangère, le plaisir à n’être pas compris et, surtout, là-bas, les ombres un peu plus ombres, le tabac plus fort comme quand on a faim. Bucarest ou Francfort : j’ai peine, moi, à opposer les ailleurs, leurs monuments je ne les visite jamais, pas plus que je ne me souviens de leur fête nationale. Seule la puissance suggestive de leur langue, plus saillante encore que leurs chaînes de montagne, m’autorise parfois les faiblesses d’une distinction. Leurs villes ? Ce ne sont rien après la Ville. La souveraineté de Soletier sur la langue d’Arghezi, bien sûr, m’empêche de pousser plus loin dans l’hypothèse roumaine sans m’en sentir coupable. Soletier, qui inventa Anton B., qui le pétrit et le modela, et puis qui le jeta aussi loin qu’il le put, je ne crois pas qu’il supporterait que la terre lui en restât ainsi dessous les ongles. »
Extrait du Journal au samedi 6 mars
« J’ai épargné la bonne : faiblesse qui ne doit rien à ses excuses du bout des lèvres, arrachées par Elsa pour fléchir ma colère. Hier soir, en tâchant pour moi-même de comprendre quelle fâcheuse miséricorde avait pu me faire revenir sur ma décision, j’en arrive, comme toujours, à la sympathie que m’inspirent les fourbes et les fainéants – bizarre sympathie, preuve s’il en faut d’une communauté de cœur entre nous, car moi-même je fus pris souvent la main dans le sac et épargné. Je me souviens, adolescent, d’avoir menti à Marc T. pas encore maire de N., il eut de la grandeur alors et moi pas. Je me souviens de choses, au lycée. Il faudra bien, maintenant, trouver à cette indocile goton une orbite libre autour de ma table de travail ; je la regarde, dans le jardin de la colonie suisse, qui fume discrètement dans les buissons au lieu de surveiller le foot des enfants et la fatigue me prend, instantanément, de devoir pardonner à des gens qui ne souhaitent rien tant que d’être punis. Elle a dans le regard une fierté qui confine à l’idiotie et jette quelquefois dans la conversation des mots que personne, pas même Moustapha ne comprend. Rien ne la fait démordre que les Juifs ont créé le coronavirus. Je dis à Elsa : nous descendons tous de domestiques mais cette magnanimité forcée la fait rire, on comprend que là encore je l’ai déçue. »
Extrait du Journal au dimanche 7 mars
« Toute la matinée sous un néon lunaire, la pile des formulaires qui ne diminue pas, la soufflerie allumée Dieu-sait-pourquoi m’interdirait de comprendre quand on s’adresse à moi mais peu de chance que quiconque s’y risque. La pandémie qui vide à intervalle régulier le bâtiment rappelle les administrations fantômes de la dernière guerre, les cuillers d’argenterie renversées dans les cours d’honneur, les chancelleries où l’on n’entend plus que le craquement des commodes, prélude à l’effondrement général du front. Ce sont des images qu’un rien ramène à leur vitalité traumatique, dans cette connaissance instinctive de l’Histoire qui ramifie d’une génération à l’autre - comme la peur du ciel chez les fils de foudroyés. Je suis étonné, toujours, de la précision d’un souvenir qui, croyez-le, n’est pas mien. Les journaux un beau matin n’ont pas paru, les animaux du Jardin barrissent vainement après leur bassine de mélasse, le printemps travaille ironiquement la sève des meubles dans les antichambres évacuées. Les huissiers du ministère affichent sans sourciller les ordres du jour de séances qui ne sauraient se tenir : les éminences dorment déjà dans une grange du Loir-et-Cher, la paille les pique à travers la flanelle, leur maîtresse les agace avec cette histoire de chat oublié dans l’appartement du boulevard Raspail. Nous naissons très vieux déjà. Islam, à qui je m’en ouvre, demande pour se moquer quelles seront les formes, cette fois, du cataclysme : je lui fais remarquer qu’à l’entrée les gardes du matin n’étaient pas ceux que l’on connaît et, aussitôt, discrètement croit-il, en allumant la deuxième au mégot de la première il vérifie nerveusement son Yahoo News. »