Anton Beraber | Les Merveilles

Les oies

D’habiter si loin impose de considérer avec précaution ce qui nous parvient de son actualité politique : le Territoire est sujet à des luttes de pouvoir et la vérité, à ce titre, y supporte parfois d’étonnantes contractions. De savoir ce que tous ces partis se disputent exactement mobiliserait plus de pages que permis en ces temps de restriction ; qu’on dise seulement que les maires élus décident de l’emplacement des puits, distribuent les patentes aux bouilleurs de crû, aux ramasseurs de bois morts, les ampoules timbrées aux pêcheurs à la lampe et les dérogations au couvre-feu de 18h. Ils ont accès aux archives et savent qui a fait quoi pendant l’Occupation. Ils signent les permis d’inhumer en posant, ou pas, des questions. L’usage veut que leurs obligés leur réservent les oies tuées bêtement sur une marche arrière : en ce pays d’étroites cours de ferme, ça en fait.

Morane-Saulnier

Il circule des cartes du Territoire. Certaines, assez précises, se détaillent au décimètre carré dans les successions de sous-off ; y sont mentionnés les côtes, les puits et les calvaires, tous les points remarquables en fait des crashs de Morane-Saulnier, les coins à pleurotes vraies et fausses, dites mort-Gisèle. La plupart cependant ne font que repérer l’éclair interminable des fleuves, hostiles puisque ils ne font que traverser, et les forêts brûlées où l’hiver la neige tient. Il n’en est pas une qui vaille mieux que l’autre. Le Territoire est fait de terres sans cesse retournées, où les socs six par six détracent nos chemins et dispersent nos tombes. Les hameaux y dérivent parce qu’attachés à rien, puis s’enfoncent ; aux jours de gros temps les assureurs comme pour les bateaux y triplent le prix du contrat. Les cartes les meilleures, en fin de compte, restent celles qui nous descendent dans les doigts, enfants, avec les drapeaux compliqués et les châteaux périgourdins ; mais l’instituteur nous dissuada de pousser plus avant dans ces clairvoyances qui lui étaient refusées alors stop.

Les Merveilles

Le Territoire est au centre du monde, j’entends bien, mais où faut-il placer le centre du Territoire ? Les droites des géographes se croisent sur la commune de N., au sud-est du bourg, dans le champ qui jouxte la Trémellerie. On relève cependant à quelques kilomètres les traces d’un important sanctuaire du temps des Pierres Debout, où d’aucuns souhaitent voir un nœud magnétique, un accident significatif du tellurisme comme un point de côté dans le ventre de la terre …“ ils disent : tout est là ! et y tracent aux solstices de grands cercles de craie. L’hypothèse d’un centre déplacé en dehors du Territoire au fur et à mesure des émigrations fait naturellement son chemin ; budgétées par des sociétés anonymes et déposées en pleine nuit dans l’angle mort des caméras, des plaques en situent l’endroit exact à Brooklyn sous un tilleul de Prospect Park, aux Merveilles (06) tout en haut de la zone IV, ou, plus probablement, dans un rez-de-chaussée des Prébendes, à Tours-sud. A quoi bon ? Il semble qu’au soir de leur vie les hommes du Territoire recherchent la chaleur de l’omphale comme d’autres l’aplomb d’un lourd objet qui tombe. De sorte que ceux que l’épuisement interdit de se déplacer se décrètent centre eux-mêmes, et au café Halawa font marquer d’une croix leur chaise avec un tel sérieux que personne n’ose en rire.

La Pietà

Les Peintres ont représenté le Territoire mais à la Renaissance, principalement. On l’aperçoit derrière la Vierge aux Rochers puis, noyé dans la brume, sous le soleil de soufre du Saint Jérôme que conserve, et parfois laisse toucher, la pinacothèque du Vatican. Son horizon traversait déjà les fresques dont certains visionnaires, dans Sienne dévastée par la peste, revêtirent les murs de leur cachot ; et ses brouillards voilent encore le regard que fait aux musiciens Piero della Francesca, que c’est à peine s’ils s’en réveillent, dans cette Nativité qu’on prendrait pour un enterrement tant le temps s’y écoule désormais à rebours. Il est de notoriété publique que Jehan Fouquet a rempli sa Pietà de personnages à seule fin de recouvrir le Territoire, l’a étouffée sous les badauds et les pleureuses et le ciel seul subsiste, à la pâte d’ardoise ; mais ce ciel en dit long. Le Territoire ne resurgit pas avant 1880, et encore chez de petits maîtres, pour approfondir des salles de restaurant : chez Grimshaw mais les couleurs ont tourné, puis Watts et Roerich, que reproduisent les boîtes à biscuits. Je voudrais contredire tout le monde et jurer, aussi objectivement que possible, que nul ne sut porter sur le Territoire de regard aussi pénétrant que mon père, qui le multipliait dans de petites aquarelles au milieu des années 90. Il m’en reste une sur un secrétaire, dans le fumoir de la tour ouest, où la lumière bleuit plus purement qu’ailleurs.

11 novembre 2023
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