Du coup, j’y retourne...
© Miliana Bidault
Anatole écrit peu, parle peu, mais il parle juste. Il joue juste, comme presque tous.
Annabella est élève dans un cours de théâtre, elle est brune, mate de peau, on rêve pour elle une vie de Cléopâtre, une origine lointaine, africaine. Elle se prend les pieds dans les projections, les désirs des autres, elle emmêle sa vie au regard des professeurs, des directrices de castings, des metteurs en scène qui passent. Annabella est de France, elle est d’ici, de tout près d’ici même, elle n’a pas la vie qu’on lui souhaite, qu’on lui prête, elle a grandi dans un quartier cossu, chiquissime.
Karima raconte sa mère, sa folie, sa souffrance, sa beauté, son égarement, sa mémoire d’ailleurs, le vent de Méditerranée, le bleu des mers qui noient le ciel touchant. Couchant, levant, c’est là-bas, elle raconte ces souvenirs, ceux qu’on lui rapporte. Et témoigne de la violence, cet homme l’a touchée, il n’aurait pas dû, ils étaient seuls après le cours dans la loge du théâtre, elle ne s’est pas défendue, sidérée, tombée comme un cadavre après l’acte, l’agression. Ça arrive il paraît, souvent. Elle imagine celle qu’elle aurait été si...
Rien n’est vrai, rien n’est autobiographique, tout commence et tout s’élance, comme les textes terribles de Mathilde. Pour survivre, elle invente une romance. Un amour fou de l’autre côté de l’Atlantique. Mais la mort la rattrape. Mais elle crie victoire sur la mort, elle a gagné, cette fois. Ce n’est pas pour cette fois. Ni pour elle ni pour nous. On l’écoute pétrifiés. Fascinés. Elle a ce pouvoir. Des mots et de l’histoire.
Je n’ai plus qu’à me coucher, à rentrer chez moi.
Je les laisse, dans le soir finissant du cours de théâtre, dans la nuit de l’écriture. Je les laisse vivre en secret leurs fantasmes, leurs visions, leurs rêves fous et inavoués que l’écriture rend si bien, évoque pleinement ou à peine, mais nous sommes là. Et nous écoutons.
Ces mots terribles ou séduisants, légers, virevoltants, ils s’échappent avec le virus dans l’air saturé de la salle.
Je rentre chez moi.
À bientôt, oui à bientôt.
À la semaine prochaine.
Je quitte la ville de A. la bien nommée, Asnières, les gens qui travaillent encore à Paris, ceux qui font acte de présence, malgré les miasmes, les masques, me dépassent.
Moi je vais dans l’autre sens.
Je rentre à Paris, dans des trains quasi déserts.
* *
L’autre jour, il faisait presque beau à Asnières.
Les élèves écrivent de mieux en mieux.
Elle raconte une histoire d’abandon, de jumeau cannibale en Israël. Il aperçoit cette femme en peignoir rose, dans la rue à Paris : elle court derrière le camion-poubelle pour y bazarder un carton rempli de photos. Elle dit que ce jour là, à Nice, c’était le 14 juillet, et qu’elle a préféré rentrer chez elle plutôt que de regarder le feu d’artifice avec la foule. Sauvée. Sauvée du camion tueur. Son amie lui écrit une déclaration d’amour, ils écrivent les uns sur les autres, c’est l’exercice que je leur ai demandé.
Bientôt je me séparerai d’eux, on est déjà tristes. Certains courent les castings et loupent la séance. Ils répètent Racine, elle a rencontré cette célèbre réalisatrice qui aime les portraits de femmes puissantes, de filles des rues.
Nous ne sommes pas encore tombés malades, j’ai essayé d’aérer.
Mais aujourd’hui c’est dimanche et je n’ai pas trop l’énergie, pour écrire, pour vivre.
Je les filmerai, ils liront face caméra.
Quand Elisa lit le texte de Sébastien, c’est encore plus beau que quand il lit, lui. Elle ouvre des espaces, crée de la couleur, de la lumière, c’est beau d’entendre encore et encore leurs mots, quand ils sont beaux.
Une amorce de récit, un éclat sonore, une odeur, une caresse...
Jeunes gens sensibles et ouverts, je ne les ai pas encore vus sur scène (si, une fois).
Martha rit, elle est drôle, elle a une façon d’écouter qui n’appartient qu’à elle, j’ai l’impression qu’elle et moi rions des mêmes choses, facilement.
Gulnara raconte les castings aberrants, quand on cherche une fille qui soit asiatique / sud-américaine / femme de ménage / prostituée / employée d’un restaurant de sushis.
Parfois, nous sommes saisis, le silence se fait et les applaudissements sont plus forts.
Ils doivent vivre leur vie de jeunes, des soirées couvre-feu qui durent jusqu’au matin, des bons plans d’acteurs qu’ils se refilent – ou se cachent – des jalousies secrètes, des admirations natives, des espoirs solidaires (ce mot est si proche de solitaire), de l’ennui et de la tristesse, l’avenir grand devant.
L’avenir immense comme les rêves qui les hantent, au large d’Asnières. Sur Seine. Près du cimetière des animaux dont j’aperçois le portail, l’entrée majestueuse, par la vitre du métro. Le cinéma, la télé ou le théâtre. La littérature. Ils vivent tout autour de Paris, d’Asnières. Ils font comme moi, ils filent vers le métro ou vers la gare d’Asnières. On se croise en arrivant, en partant, près du café fermé, à la boulangerie qui fait les expressos à emporter. Ronald me parle des textes qu’il termine, de son passé à la télé qu’il veut expurger. Dans un an, dans deux, ans, dans trois ans, ils quitteront l’école... Pour quelques heures de bonheur, une vie d’errance et de dépendance. Mais ça valait le coup. Le jeu vaut d’être joué. Ça ou autre chose...
Des fois je me demande si ce jeune acteur, cette jeune actrice, sera un jour à l’écran, en grand, et je reconnaîtrai nos moments. Je verrai en elle, en lui, ce que j’avais vu, perçu pendant ces semaines. Ce sera notre secret.
J’aime les acteurs, en devenir ou confirmés, mauvais ou géniaux, jeunes ou plus trop, et même les vieux acteurs, si sévères, hautains, protégés, une vie de dépendance, ça se soigne, vieux cabotins, on ne les y reprendra plus, mais le charme est toujours prêt à surgir, le sourire à se faire séducteur. J’aime la piétaille des jeunes acteurs, l’épître qu’Olivier Py écrivit, « épître aux jeunes acteurs », entrez, entrez, non pas dans la carrière : dans la plus fabuleuse aventure que la vie puisse permettre. Jouer. Jouer toute sa vie.
* *
La nuit après l’ESCA, j’ai du mal à dormir. Leurs histoires font écho, rebondissent, me traversent et m’emplissent, je n’y pense pas, je ne regarde pas leurs beaux visages, leurs sourires fêlés, leur assurance trouble, leur fêlure, brune ou blonde, leur simplicité, leur spontanéité, leur sincérité. Je n’y pense pas, je n’ai pas d’images, mais je ne dors pas. Et je sais que c’est pour ça.
L’atelier d’écriture est un excitant, un concentré d’émotions, un bouillonnement d’idées et de drames, une vie augmentée – je l’ai déjà dit je crois.
On plonge et on se dit tout.
Juliette imagine une fiction, une femme délaissée sur Tinder, piégée avec un bouquet de tulipes. Aujourd’hui, je mets leurs vrais prénoms. Car c’est le dernier jour, la dernière fois que je les verrai. Ensuite ce sera d’autres. Aujourd’hui je les cite, les nomme, les évoque avec les prénoms du je, de la fiction autobiographique. Altynay parle du Kazakhstan, c’est beau comme un manifeste, une lettre envoyée de là-bas. Le tyran avait fait venir Kanye West pour l’anniversaire de sa fille. Son visage était partout, le pays était riche, mais pas de démocratie, le pays aux immenses richesses minières, gazières, qu’elle a quitté pourtant. Anaëlle parle de l’être aimé, ses mains couraient si prestes, si engageantes sur le piano. Mélisende plonge aussi dans la fiction, mais c’était une fiction vraie. Un coup de feu, la nuit, dans un village isolé. Et si c’était vrai ? Et si l’histoire était réelle ? Le lendemain matin, il n’y paraissait plus. Avait-elle rêvé ? Dans le petit village de montagne, on avait retrouvé une femme morte, pas loin, vers la combe. Quelques jours après. Elle entend encore le coup de feu, le grand boum au milieu des rêves.
Je leur dis « à tout à l’heure. »
Oh, et Marion, Marion écrit d’un autre monde...
Tout à l’heure ils vont lire, ils seront filmés, ce sera le visage et la voix.