Arno Bertina | Un point de départ

Sur Chant tacite, d’Emmanuel Laugier

Un point de départ de la poésie, un de ses premiers chefs d’œuvre :Les Travaux et les jours. Hésiode compose ce texte à la fin du VIIIe siècle avant J.-C., tressant plusieurs thèmes : on trouve ici une fable questionnant la place du poète dans la cité (« le faucon et le rossignol »), et ailleurs une description du cosmos, et des travaux des champs, des forces de la nature. Les travaux et les jours… On peut laisser le titre flotter dans l’air : si « les travaux » dit à la fois le mouvement et la peine à chaque saison recommencée, « les jours » fait l’effet de ce rond blanc qu’on aperçoit, au bout du tunnel, qui nous tire à lui jusqu’à nous éblouir complètement, baignés de lumière.

Cette idée de régularité, les jours qui passent… Lisant Chant tacite j’ai pensé à Hésiode et suis revenu à Chant tacite, qui{}est un journal en quelque sorte, ou une œuvre à contrainte (écrire un poème par jour pendant un an). Mais la contrainte impose toujours autre chose : on croit s’obliger à écrire quotidiennement, et on s’oblige à voir (le passage du temps, le rythme lent des saisons). On croit se placer intégralement sous le régime d’une pratique (l’écriture) et on instaure en fait une tension entre le dehors (le temps qui passe, les saisons) et l’écriture. On cherche un point d’incandescence dans l’écriture (du fait de la répétition et de la concentration) et on laisse en fait entrer dans le poème tout ce qui va le déboussoler. [1]

Travaux des champs, travail du chant.

(C’est un souvenir imprécis mais tout de même : dans L’arc et la lyre, Octavio Paz compare la césure et la succession des vers aux allers-retours du soc de la charrue. Je crois même qu’il s’appuie sur l’étymologie.)

Dans la première partie de l’œuvre d’Emmanuel Laugier, le monde était peut-être absent, ou tenu à distance, ou s’il ne l’était pas, disons qu’il n’intéressait pas tant le poème. De 1996 à 2010, approximativement, le poème aura hanté le même corps, ou moins que cela : un squelette. Ses titres : Vertébral,Portraits de têtes, Crâniennes

Dans ce dernier recueil, on trouve ce poème : « [fable] / mais si tête sort dehors / sans oreille pour entendre / terre par en dessous empêche son charbon / noir goudronneux de / reprendre / d’épaissir ses veines / c’est un rire méchant entre des dents cassées / d’enfants / de la terre pourrit dans ta phrase / et ta phrase fait ricaner un grotesque / hi hi hi / derrière la porte a le son dur imaginable / de têtes sales » [2]Soit une tête sans oreille pour entendre, dont le lien au monde est donc en partie coupé (il reste peut-être les yeux, le nez, la bouche), un ricanement de têtes sales – de ceux que l’on entend dans les films d’épouvante, quand s’ouvre une porte ou un cercueil…

Sans être sûr de rien, je propose ceci : ce squelette qui était si présent est-il le cadavre de quelque choseou de quelqu’un ? La trace d’un deuil… Mais de qui, de quoi ?

De Hésiode à Laugier, ce qui s’est perdu, au fil de l’histoire, c’est la dimension didactique du poème. Non pas tant parce que l’écrivain n’assumerait plus cette fonction-là (enseignement ou édification du lecteur) que parce qu’il se place désormais, en 2020, dans une position différente par rapport à la nature. On ne la dominerait plus, elle serait redevenue inquiétante – par la faute de l’homme, de son fantasme de puissance, d’asservissement.Rasant les forêts, il s’est retrouvé en contact avec toutes sortes de bêtes qui, même de tailles dérisoires, s’avèrent capables de mettre à terre le monde que les échanges marchands ont structuré. [3]

« De la terre pourrit dans ta phrase » On pourrait se figurer que la phrase (le vers ?) est elle aussi salie par cette terre (du cimetière ?) mais des corps pourrissant naissent des vers… Le poème est hanté par la décomposition d’une certaine poétique, mais le vers relie le corps décomposé à la vie qui renait. Il fallait qu’un certain poète meure pour qu’un autre se fasse entendre.

Aujourd’hui, après Ltmw en 2013 [4]et la tendresse amoureuse de l’un pour l’autre (comme au recommencement du monde ?), Chant tacite, et le poème ne regarde plus l’intérieur du squelette mais la texture des jours et du monde. Plus nettement. Les tresses de ce corps avec les œuvres fréquentées (Walser et Niedecker à trois jours/poèmes de distance, ailleurs Beckett, Faulkner, etc.), avec la lumière ou l’air, les couleurs, avec les événements historiques (une allusion aux Algériens noyés dans la Seine en octobre 1961, par exemple)... « marche cuivrée / un plaqueminier borde mon attente / et me jette dans l’empire du vert croisé souvenu / – et dans le voir et le vu / l’annonce faite à cela / qui ne cesse de me revenir »

Après les titres-squelettes, oui, quelque chose revit. Qu’est-ce que c’est ?

Si Hésiode enseignait le monde naturel et les travaux agricoles, Emmanuel Laugier ne regarde pas le monde à la façon d’un maquignon qui saurait ce qu’il peut en tirer – ceci n’est évidemment pas une pique lancée au poète grec. Il se montre pris par elle, la nature – dans le mouvement des jours et des saisons, ou la force du fleuve (plusieurs poèmes de novembre). « L’empire du vert. » Cette humilité s’accompagne d’une pointe de mélancolie (la perte d’un pouvoir, aussi nocif ou empoisonné soit-il), de la tendresse hérité d’Ltmw et de la capacité retrouvée à s’émerveiller (la contemplation, puisque l’action n’est plus souhaitable) comme à se méfier – à la façon des animaux sauvages qui sont toujours plus ou moins en alerte. Le livre du poète n’est pas une structure posée sur le monde, à la façon d’une gibecière ou d’un piège ; il en accepte le rythme premier, dicté par le mouvement des planètes (la terre tourne autour du soleil ; un jour de passé).

Mais si le monde est retrouvé (c’est ma lecture), le chant ne dit pas pour autant les noces, la fusion, les signes recollés aux choses (comme l’adjectif « tacite » pourrait le laisser entendre). L’effroi fait effraction, ça et là, il peut faire retour – à l’occasion de la traversée de la Ruhr par exemple (le 7 décembre), le souvenir d’une lecture de Raoul Hilberg venant paniquer le cours du livre, et les cinq poèmes suivants, au point qu’une certaine scansion (très heurtée, creusant entre les vers de manière plus large) fasse retour dans l’œuvre d’Emmanuel.

J’insiste : il ne s’agit pas d’une redécouverte innocente de la nature, non plus que d’un fantasme réactionnaire. J’ai cité, plus haut, ce poème de Crâniennes dans lequel il est question de « terre qui pourrit dans ta phrase » et de « têtes sales » comme si elles venaient d’être déterrées. La même vision ou la même obsession se donne à lire dans Chant tacite, au 10 mars, au 11 mars : « (…) des fruits pourrissent sur une table / (…) / tes doigts s’enfoncent / dans le blet de la chair qui s’ouvre / et s’écrase / le dire verse à l’expérience / la reporte et la consigne / infiniment dans le poème » Comment ne pas relever que cette vision de l’humus ou de la pourriture débouche plus clairement sur la vie, dans Chant tacite, la fécondation (heureuse) du poème se nourrissant de la vie (les fruits). Dans Crâniennes, la vitalité ou la naissance étaient hors cadre quand il était question de pourriture. Hors cadre ou implicite. La pourriture était presque sans horizon. Dans ce nouveau recueil, c’est tacite : la fleur donne un fruit qui donne un poème (qui est une fleur recommencée).

17 novembre 2020
T T+

[1Chant tacite est un livre qui tient du fait de ses tensions. Elle pourrait le déchirer, en tirant à hue et à dia, mais elles tirent à forces égales peut-être. Si la succession des jours s’impose au poète en faisant entrer dans le livre autre chose que l’écriture seule, autre chose que le désir d’écriture, si elle fait apparaitre un monde, il ne s’agit pas là d’un mouvement sans retour ou sans correspondant. Dans ce recueil certains mots tourbillonnent, se retrouvent un peu partout : « gris » (quelle que soit la saison), « feutre », « charbon »… Comme si, malgré les paysages traversés, les souvenirs et les fantômes, les corps bien vivants, les œuvres saluées, rien ne s’imposait au poète qui le détournerait d’une vision obsédante, vision que ces trois mots agrippent ou cernent peut-être imparfaitement. Image mentale, sensation, scène fondatrice (comme celle autour de quoi tournait Et je suis dehors déjà je suis dans l’air en 2000)… D’un côté le mouvement centripète qui creuse ton propre lopin de terre (cette vision peut-être saisie par les mots « gris », « charbon » et « feutre »), de l’autre une force contraire tirant vers le dehors. Ou, si la concomitance de ces deux mouvements est impossible, imaginons un homme ou une femme courant à bord d’un train mais à contresens de celui-ci. Cet homme ou cette femme, en courant, ne changerait rien à sa vitesse de déplacement (en étant dans un train lancé) mais il ralentirait (un peu) celle du défilement des arbres, des maisons, des champs, des villes traversées. Vitesse et ralenti, macro et paysage, dehors et réfraction, effroi et retrouvailles…

[2Crâniennes, Argol 2014, p.17.

[3Il faudrait ici saluer les poètes Jean-Claude Pinson, Jean-Patrice Courtois et Pierre Vinclair, qui jettent des passerelles entre la question poétique et la catastrophe écologique.

[4SiCrâniennes a paru après Ltmw, il a en fait été écrit avant. Si bien que l’ordre d’écriture (Crâniennes, Ltmw, Chant tacite) confirme une parenté ou une continuation entre Ltmw et Chant tacite, que Crâniennes ne vient pas, en fait, interrompre ou complexifier, semble-t-il.