Après tout le matriciel
Lynne Cohen, Le vide après tout (II)
Cette chronique s’inscrit dans une série intitulée Le vide après tout , une traversée de l’oeuvre de l’artiste Lynne Cohen à partir de sept photographies : après tout l’artificiel, après tout le matriciel, après tout le substantiel, après tout le factionnel, après toute l’exponentielle, après tout l’existentiel, après tout le consubstantiel
comme un écho de l’art de Marcel Duchamp
C’est Roussel qui, fondamentalement, fut responsable de mon Verre, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Ce furent ses Impressions d’Afrique qui m’indiquèrent dans ses grandes lignes la démarche à adopter. Cette pièce que je vis en compagnie d’Apollinaire m’aida énormément dans l’un des aspects de mon expression. Je vis immédiatement que je pouvais subir l’influence de Roussel. Je pensais qu’en tant que peintre, il valait mieux que je sois influencé par un écrivain plutôt que par un autre peintre. Et Roussel me montra le chemin.
Ma bibliothèque idéale aurait contenu tous les écrits de Roussel - Brisset, peut-être Lautréamont et Mallarmé. Mallarmé était un grand personnage. Voilà la direction que doit prendre l’art : l’expression intellectuelle, plutôt que l’expression animale. J’en ai assez de l’expression « bête comme un peintre ».
C’est une relation de cet ordre, entre "fait poétique" et "fait historique artistique", qui turlupine cette photographie de Lynne Cohen : il y a une énigme devant nos yeux, une Lecture défendue. Dans le tableau de Magritte L’Usage de la parole ou La Lecture défendue , 1936, le petit mur derrière la forme blanche est une rambarde, un garde-fou, pour empêcher le regardeur de tomber dans les mots « canon, corps de femme, arbre ». Se heurter aux mots pour les sentir, oui, mais ne pas tomber dedans au risque d’y rester enfermé !
À l’image du célèbre écrivain bibliothécaire aveugle qui, à la fin de sa vie, ne connaissait que la gravitation silencieuse des livres, la photographie déclenche la montée balbutiante des mots ou peut-être même pense “senza lettere” : « Il signor Poussin lavora di là ! » disait en riant Daniel Arasse en se touchant le front :
Qu’est-ce qui fascine dans un tableau, qui fait que telle œuvre plutôt que telle autre nous arrête et qu’on ne peut s’en détacher, ou que l’œuvre vous « appelle », comme disait Roger de Piles ? En ce qui me concerne, car il n’y a bien sûr pas de règle générale, je dirais que c’est le sentiment que dans cette oeuvre-là il y a quelque chose qui pense, et qui pense sans mots. Je suis quelqu’un qui parle et qui écrit, ma pensée se fait avec des mots, elle se cherche, s’exprime, et une peinture pense de façon non verbale ; et certaines peintures m’attirent, me fixent, m’arrêtent, me parlent comme si elles avaient quelque chose à me dire, or en fait elles ne me disent rien, et c’est cette fascination-là, cette attente, qui m’arrête et me fixe.
Devant le spectacle de la nudité exhibée descendant l’escalier, le jeune Marcel interpella La Mariée :
– Bonjour madame ! Oh combien sont heureux ceux qui n’ont pas l’angoisse d’être enfermés et qui ne sont pas forcés de rencontrer sans cesse des gens qu’ils ne connaissent pas dans des lieux étrangers. Faut-il que vous soyez à l’aise ici pour vous promener ainsi dans l’escalier sans souci de votre vêtement ?
La femme qui ne semblait pas avoir compris ce que disait le garçon, lui fit signe de monter et pour monter de la suivre. Il ne sut pas combien d’étages. Jamais un escalier ne lui avait paru à ce point exaltant et terrifiant à la fois. Pour donner une idée de ce que ressentait Marcel dans l’escalier, penser à James Stewart dans le clocher de Vertigo. Les vertiges étoilés qui habitent les artistes commençaient. Le Célibataire allait faire l’expérience de la plus étrange et subtile mystification.
Dans l’angle d’une pièce par ailleurs vide, un fauteuil à deux places, modèle cossu de belle qualité recouvert d’un tissu de velours de Gênes, les accoudoirs largement ouverts et accueillants, attendait que Marcel vint s’y poser. La femme accompagna le garçon sur le tapis de rafia tendrement bariolé en bandes ovoïdes qui avait été disposé à son attention devant le siège. Il s’y composa une attitude en fixant le papier peint parcouru de légères formes moirées. Il entendait un bruit aquatique. Étant donné premièrement la chute d’eau, il n’osait pas regarder encore le tableau d’où provenait le bruit .
La femme s’exposa d’elle-même comme une chose inerte et flottante dans Le Grand Verre de la fenêtre - étrangement invisible dans la photographie de la page 40, mais lisible de nombreux autres points de vue.
Alors, neufs valets en livrée vinrent proposer leurs services et l’un d’entre eux prit la parole :
– Nous, précédemment désignés Moules Mâlics, habillés de l’uniforme de la Matrice d’Eros, sommes les neufs représentants du Soigneur de gravité, notre maître, et devons vous livrer à la famélique machine à écrire ici présente sur le guéridon ascétique à roulettes recouvert de formica couleur bureau appropriée.
Grâce en particulier à Jean Suquet nous savons que les Moules en livrée sont les célibataires de la Mariée : "Ils ne bougent pas mais le nom qu’ils portent ripe et dérape. Cette mascarade d’uniformes aussi creux que strictement ficelés, Duchamp pour commencer l’a baptisée matrice d’éros et pour finir cimetière. Matrice et cimetière confondus en un même lieu ! Il faut en faire un grand écart pour joindre ainsi d’un trait l’entrée à la sortie. Une mobilité subtile, une fluidité quasi spirituelle habite ces moules de mâles réduits à leurs habits. En effet, les célibataires sont pleins d’esprit. Gonflés au gaz d’éclairage. Gaz dérive du "geist" germanique qui signifie esprit. Et de fait en 1912 le gaz n’est pas rabougri aux utilités culinaires. Il insuffle aux lampes leur sang. Mais tant qu’il ne rencontre pas une allumette "l’hydrogène clarteux" demeure invisible. Le peintre ne peut montrer de lui que les bonbonnes qui le contiennent, les tuyaux et les tubes qui le canalisent, ou ne perçoit de sa coulée que la plomberie clouée aux murs. Or dedans l’esprit court, le temps passe, le gaz fuit... " L’âme est un noeud rythmique !
Un art est toujours autre chose que lui-même : la machine à écrire est une machine oscilloscope,
Grand verre rêvé d’un côté, Camouflage de l’autre. La distinction entre texte et image s’efface à bruit secret sous la housse de machine Underwood : Marcel Duchamp manifeste son intérêt pour les « optical illusions » entre un objet « doll size » et un objet « full size ». Lynne Cohen aussi. Les deux artistes remarquent l’usage des jolies figurines miniatures devant une machine à écrire « échelle un » et pensent l’un après l’autre :
« What a crazy country, where you can find beautiful girls to marry in chocolate bars and watch them dance on giant working typewriters ! ».
Entre une chose à la dimension d’un jouet et une chose “grandeur nature”, la chambre aussi oscille entre deux points de vue : la photographie est partagée entre
une vision qui mesure, dans une perspective finaliste et supra-historique qui impose les traces des Choses ayant appartenues à la jeune fille de Bordeaux (ce n’est qu’un exemple, bien sûr !) : un fauteuil, un tapis, un guéridon, une machine à écrire, un tableau,
et la myopie délirante qui fait voir un très grand fauteuil à côté d’une très petite machine à écrire dans l’absence d’échelle produite par leur différentes dimensions.
Voire [si l’on peut dire en parlant de myopie !] dans l’absence même de la chose : « infindable ready-made ». L’œuvre originale de 1916, réalisée à New York, la housse de machine à écrire Underwood, a été perdue. Une deuxième version a été faite pour le Moderna Museet de Stockholm, en 1962 et une troisième version, en 1964 (édition de huit exemplaires signés et numérotés) pour la galerie Schwarz de Milan.
Dans tous les cas, il n’y a plus la machine, il n’y a jamais eu de « type-writer » dessous : il n’y a qu’un espace inutile sous la house.
Marcel Duchamp pense en 1953 : « que ce serait une bonne idée d’introduire de la souplesse dans le ready-made. Autrement dit, au lieu de dureté - la porcelaine, le fer ou des choses comme ça - pourquoi ne pas utiliser quelque chose de flexible comme une nouvelle forme - une forme changeante, c’est pourquoi la housse de machine à écrire est venue à exister » (note entretien inédit avec Harriet, Sidney et Caroll. Catogue G Pompidou, J Clair 1977, p.88 )
Lynne Cohen pense « que plus une photo est pince-sans-rire, inexpressive, plus elle a de chances de pouvoir véhiculer des idées. [...] Ma stratégie consiste à traiter des thèmes complexes d’une manière qui prenne le spectateur par surprise ». La photographie montre l’inutilité de la connaissance [antérieure ] des choses reconnues par le regardeur.
« Les personnes qui analysent mes oeuvres ont tendance à se concentrer sur le contenu et à ignorer l’aspect formel qui, pour moi, est aussi important. Je suis venue à la photographie par le biais de l’art conceptuel et de
Art and Language »
Dans le non-accomplissement de l’acte amoureux le jeune Marcel atteint l’état poétique suprême : " Poétiser par art plastique, moyen de prestiges directs, semble, sans intervention, le fait de l’ambiance éveillant aux surfaces leur lumineux secret" ( Stéphane Mallarmé ; Igitur, Divagations..., Gallimard, 1976, p. 166.) L’amour à distance d’une conversation sacrée dont une machine à écrire dit le texte, s’inscrit dans l’ouverture du verre brisé qui protège des attouchements.
À regarder les choses de très près, on y voit pourtant deux charnières. Du registre actuel de la mécanique, le mot “charnière” vient de la fauconnerie, l’endroit où le fauconnier portait son leurre et d’où il acharnait l’oiseau. Charnière et charnier ont la même étymologie ; aux ressources infinies de l’épaisseur des mots, les ressources infinies de l’épaisseur des choses.
Devant le Coup de dès , il semblait à Paul Valery de voir la figure d’une pensée pour la première fois placée dans notre espace. Devant un fauteuil à deux places en conversation de bon aloi avec une petite machine à écrire, il semble nécessaire (nécessité intérieure) de remonter à partir d’une suite d’évènements apparemment fortuits jusqu’à la règle du jeu (matrice) qui la gouverne. Un évènement n’a lieu que s’il est permis par la matrice (par exemple, l’ensemble des règles lexicales et syntaxiques du jeu d’échecs) et par la situation du contexte (l’état du jeu à un moment donné).
Marcel avait lu Le Scarabée d’or et avait retenu que tout part d’un mystérieux parchemin, où est écrit à l’encre sympathique un mystérieux message. En 1951 Duchamp fait Objet-Dard [Réversibilité d’un même organe pouvant se retourner comme un doigt de gant]. En 2004 l’Homme du texte écrit : "...et cet équilibre des contraires était alors ce que j’étais le mieux disposé à recevoir dans ma quête encore très obscure de la perfection
esthétique" (Claude Louis-Combet, Les Errances Druon, José Corti, 2005, p. 164 ) Animus et anima :
l’empreinte comme matrice, on peut lire quelques explications et aussi dans le livre catalogue de l’exposition L’Empreinte sous la direction de Georges Didi-Huberman (Centre Georges Pompidou, 1997, p.201) :
plâtre galvanisé avec incrustation d’un filet de plomb, 20,1 X 7,5 X 6cm.
Successsion Alexina Duchamp
On peut voir dans cet objet le "dard" masculin, ou la contre-forme phallique, de Feuille de vigne femelle. Duchamp incite donc son spectateur à imaginer "une empreinte en quelque sorte...plus interne" (J.Clair, 1977). Mais cette tentation n’est qu’un leurre : l’objet, en réalité, dérive d’un morceau de l’armature technique servant à maintenir l’effigie d’ Étant donné au niveau du sein (F.M. Naumann, 1984). Son inclusion, par Duchamp, dans la série initiée par Feuille de vigne femelle, fait d’un objet technique un objet érotique présenté "sous une apparence fausse d’empreinte"
Matrix Jucundatio : intérieur et extérieur finissent par se confondre en une même forme : « Il est presque impossible de composer un extérieur sans perturber la qualité d’ "objet trouvé" des choses, et je préfère éviter cela. Cependant, si vous pensez à mon travail en termes d’ "installation", comme je le fais souvent, la séparation entre intérieur et extérieur n’est pas si nette » dit Lynne Cohen. Alors photographier une machine à écrire grande comme un jouet d’enfant, c’est évoquer la house ready-made. Tendre vers la parfaite réversibilité des choses, des fonctions et des sexes : le Coin de chasteté, en ne sachant plus où est le contenu, où est le contenant.
Pour obtenir une matrice d’identité, de dimensions indéterminées, on tape longtemps sur les mots pour les restituer aplatis sur une page : "Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ?". L’assomption jubilatoire de la question produit une matrice symbolique ou un intérieur photographié. La chose photographiée n’est pas une œuvre d’art, ce n’est qu’un objet de l’art de Duchamp, ce n’est qu’une photographie de l’art de Cohen. Présentés dans un espace muséal, le "ready-made", la "photographie trouvée", font œuvre.
L’objet d’art-dard n’est presque rien, une présence est à chercher dans le vide matriciel entre deux choses :
quand l’objet s’évade à l’intérieur
il cache en lui-même une ouverture
les dimensions soudain ne tiennent plus
l’infini tombe la tête en bas
et reste planté droit devant là-bas
[1]
Codicille discrètement dada :
En ce moment de grande-exposition-dada quelques mots de Laurent Le Bon copiés page 524 du monumental catalogue : « Les œuvres dada sont souvent ardues. Pour ne prendre qu’un exemple, W. Camfield cite un article d’E.Legge qui liste treize interprétations de la Sainte Vierge de Picabia. L’esprit dada ne peut pas s’enfermer dans une vitrine ni dans une case, tout comme l’ Air de Paris n’est peut-être pas dans la fiole de Marcel Duchamp. [...] »
[1] Le Vide après tout, Bernard Noël, Les Yeux dans la couleur, P.O.L., 2004, page 170