Visite de l’exposition de Bernd et Hilla Becher à Beaubourg

Ce qui frappe d’entrée, c’est que pénétrant dans l’exposition de Bernd et Hilla Becher, on sache ce que l’on va y voir, des photographies, les plus neutres possible, d’installations industrielles regroupées par type d’installations et qu’on s’en sente immédiatement écrasé. C’est une œuvre dont on connaît le principe, et dont il nous semblait connaître les interprétations possibles. Bernd et Hilla Becher depuis 1959 répertorient photographiquement toutes les installations industrielles qui sont sur leur chemin. Plus de quarante ans de ce recensement les ont conduits à produire quelques 16000 images d’autant d’installations industrielles. Ces images sont systématiquement frontales, sans fioriture, d’une égale échelle de gris, quel que soit le temps qu’il fasse le jour de la prise de vue &#151 à ce niveau les disparités sont absolument infimes tant la surexposition et le sous-développement systématisés ont eu raison d’anéantir ce qui est connu en photographie sous le terme de contraste local, c’est-à-dire la possibilité de discernement entre deux valeurs différentes mais voisines &#151 le fond de chaque photographie est légérement brûlé &#151 retenu au tirage &#151 cela aussi systématiquement, de même les photographies ont été prises à partir de promontoirs (existants sur le terrain ou du fait d’un escabeau ou d’une construction provisoire pour cette prise de vue) pour atténuer l’imposant des plus hautes installations, neutralité de point de vue amplifiée par le jeu de bascules et décentrements de la chambre photographique. Enfin les différentes installations industrielles, choisies comme sujet parce que constructions humaines absolument dénuées de tout soucis esthétique, sont triées et regroupées par type de constructions, gazomètres, silos à grains, silos à matière, châteaux d’eau, chevallements, halles de traitement, grues, fours à coke, fours à chaux etc... Ces regroupements se font sous la forme de quadrillages de 4 par 4 ou 4 par 5 ou 4 par 2, rien que du très classique et du très simple. Et il serait facile justement de constater la simplicité du procédé, d’être un peu interloqué que ce fût l’oeuvre de toute une existence, de deux existences, celle des époux Becher, et de s’en croire quitte donc affronter une oeuvre conceptuelle opiniâtre et de s’imaginer en quelque sorte que la lecture du procédé, de l’idée fondatrice, est suffisante en soi, et qu’elle sous-tend un discours dans le cas présent dont on serait tenté de croire qu’il est politique puisqu’il parle d’industrialisation &#151 bien tentant en effet de voir dans cette répétition des formes une métaphore de la répétition des tâches et de l’abrutissement du travail &#151 un survol seulement de cette oeuvre pourrait entraîner cette lecture facile. Et réductrice.

L’expérience d’une visite attentive de cette exposition permet bien plus que cela. Une observation méticuleuse donne en fait à voir dès les premières images l’enchevêtrement d’idées simples et combien il conduit à une représentation du réel complexe. En cela la visite de l’exposition n’est pas sans rappeler cette plaisanterie aimable de Franz Kline défendant le travail de Barnett Newman dont un journaliste vantait la simplicité fumiste, Franz Kline de questionner le critique en lui demandant si toutes les toiles étaient de même dimension ?, de la même couleur ?, de savoir si les bandes verticales intervenaient à intervalles réguliers ou non ?, si elles étaient peintes sur le fond ou au contraire si c’était le fond qui était peint sur elles ?, de savoir si la bordure des bandes verticales était parfaitement droite ou irrégulière ?, et de constater à l’embarras de ce critique peinant à répondre avec précision à toutes ces questions que cette affaire de bandes verticales avait l’air bougrement compliquée pour de simples bandes verticales. En effet que regarde-t-on lorsque l’on regarde une série de Bern et Hilla Becher ?, un collage de, disons, seize photographies, en 4 fois 4, représentant seize installations à la destinées commune mais autant de variations de formes usuelles ou regarde-t-on les seize variations de cette même forme générique ? Regardant l’ensemble on constate qu’il dessine une forme globale plutôt foncée sur fond clair, une manière de silhouette hybride, qui du fait nous fait prendre conscience que chacune d’entre elles a la valeur intrinsèque d’une forme aboutie, ou comment la variation permet d’appréhender l’unicité. Premier aller-retour.

Les installations ici représentées, nous l’avons déjà dit, ont toutes été construites pour remplir une fonction précise, elles ont toutes étaient construites dans l’absence totale d’esthétisme, une grue de chevallement c’est une grue de chevallement, et les variations entre deux grues de chevallement, on s’en rend bien compte, tiennent probablement aux spécificité attendues des deux grues. Alors photogaphier ces deux grues, inesthétiques pour ainsi dire, et les photographier dans un tel effort de neutralisation, de dédramatisation, ne devrait conduire qu’à la plus inesthétique des images. Il n’en est pourtant rien puisque l’image réaliséé dans cette façon stérile produit, contre toute attente, une photographie tellement aboutie qu’il serait tentant de la prendre pour une sculpture. Si le sujet ne fait rien à l’affaire et si la façon de le photographier n’ajoute pas un peu de crédit esthétique au sujet, alors par quel miracle l’oeuvre est-elle produite ? Deuxième aller-retour de la pensée.

Les époux Becher le disent suffisamment souvent pour qu’on finisse par les croire, il s’agit d’un travail de documentation, dont effectivement nous venons de le voir rien ne fut fait pour qu’il soit beau, qu’il ait ma moindre valeur esthétique. Par ailleurs le regroupement des photographies par classement de type d’installation est un fait objectif, tout comme l’est le point de vue frontalement neutre de chaque prise de vue. Et pourtant cet agencement produit une image, un tableau qui finit par exister en tant que tel, en tant que forme globale, en tant qu’abstraction. En faisant image de rien on finit par faire image de tout. Nouveau voyage d’aller retour, semblable à ceux que font sans cesse les visiteurs de l’exposition, envisageant soit un tableau de seize ou vingt photographies, soit l’une d’entre elles, séparément.

Parmi les images des constructions les plus complexes, prenons l’exemple des fours à coke, dans lequel le regard peut s’insinuer dans les moindres détails enfouis et néamoins visibles. On regarde dans un premier temps le tableau de vingt d’entre eux, 4 x 5, puis on en détaille un plus précisément et justement on trouve matière à l’égarement ludique de suivre du regard tant de tuyauteries dont il est difficile de prédire l’utilité, cheminement qui nous procure néanmoins le plaisir du labyrinthe. Ce faisant, nous regardions le tableau, nous finissons par regarder au travers de lui.

Le cheminement de l’exposition nous fait passer par huit pièces successives, et une centrale, indépendante, qui sont organisées au sol comme le sont les oeuvres des Becher, aux murs de ces pièces entre cinq et dix tableaux eux même composés par douze, seize, vingt ou vingt-cinq photographies et l’on comprend bien qu’à la succession répétitive des photographies composant chaque tableau, s’ajoute celle de l’accumulation à l’intérieur de l’oeuvre même qui devient elle aussi construction, chaque nouvelle photogaphie s’ajoutant, de sa masse propre, à un oeuvre dont les proportions ne cessent de grandir. L’exposition n’occupant qu’une petite portion d’un des étages de tout un musée, elle dit aussi ce que pourrait être l’histoire de l’art, la somme de tant d’oeuvres, une manière d’épuisement du regard, imaginez effectivement, simulanément dans le même musée, une exposition des portraits d’August Sander, de planches botaniques et anatomiques d’Albertus Seba, de toiles de drippings de Jackson Pollock, de cibles de Jasper Johns, de l’oeuvre entière d’Opalka, des Nymphéas de Monet, des boîtes de Campbell soup de Warhol et de tant d’autres oeuvres accumulatives.

Bernd et Hilla Becher photographie sans relâche des installations industrielles depuis 1959, penser à ce que fut la première de ces photographies, la toute première, celle qui allait dessiner les 16000 et quelques suivantes, et celles, à venir, qui ne sont pas encore prises. Penser à la masse propre de chacune d’entre elles &#151 la qualité irréprochable de chaque tirage se fondant dans la masse uniforme de toutes les autres dit assez bien combien chacune de ces photographies a coûté de travail et de temps &#151 et se figurer la somme de tout cela. Une oeuvre, une vie. Mieux mesurer alors le poids de cette oeuvre, son exception, combien elle résiste singulièrement à la description et à l’explication. L’advention parfaite.

8 décembre 2004
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