Audrey Caquel |Tendresse de la mastication du pied
Tendresse de la mastication du pied
Présences de Jacques Dupin dans Chant tacite
« le pied se pose et grandit
la tête s’ouvre au soleil »
Jacques Dupin, Coudrier [1]
Les échos, réminiscences, hommages à Jacques Dupin sont fréquents dans l’œuvre poétique d’Emmanuel Laugier. [2] Pourtant, ce qui interpelle le lecteur familier de ces deux écritures, c’est la douceur imprégnant plusieurs extraits de Chant tacite et, plus particulièrement, les passages consacrés à Dupin, décédé en 2012, et dont Emmanuel Laugier fut très proche. [3] Dans cet ouvrage, le rapport au réel est relativement adouci, quoique la sensualité solaire y soit accrue. Si le vers demeure âpre, l’essoufflement et la désarticulation de la syntaxe y sont moindres. Nous sommes loin, par exemple, de l’hyperesthésie urbaine et douloureuse qui marquait L’œil bande [4]. L’auteur se livre de façon discrète et moins régulière à son travail de saisie physique de la matérialité de la tête, de perception par le corps de l’espace crânien, dont témoignaient jusqu’alors la grande majorité de ses livres de poèmes. La poétique du corps décapité à l’œuvre dans l’écriture de Dupin, où le motif de la tête coupée rejoint le fantasme d’un « corps-langage » mutilé et régénéré dans le mouvement éreintant de l’ascension, entretient chez ce dernier comme chez Emmanuel Laugier un rapport brut avec le réel, ouvrant l’écriture en l’écartelant. [5]
Le propos d’Emmanuel Laugier n’est évidemment pas de s’essayer à une réécriture du genre du tombeau. Mais la forme du fragment travaillée dans Chant tacite se confronte à cette tradition littéraire : elle met au jour les aspérités disparates de la mort et du souvenir dans l’épaisseur de la diachronie ; elle affermit le deuil en inscrivant, avec la conscience de la précarité d’une telle démarche, la figure de Jacques Dupin dans la trame du sensible. Les références au poète rassemblent tous les éléments du chant funèbre mais la retenue et la pudeur l’emportent : le fragment opère un autre placement de la voix en refusant la célébration et l’ornement, le souhait d’assurer une survie dans la postérité, de rivaliser avec la solennité et la solidité du monument, qui caractérisent le tombeau littéraire.
L’écriture diariste, si elle tente de suspendre le temps en le forant d’éléments intempestifs, recourt pourtant à l’exercice de la suite - suite de poèmes à l’échelle d’un mois (du 27 octobre au 27 novembre) -, de l’échéance (dates anniversaires - 27 octobre, décès ; 4 mars, naissance), de même qu’elle indique la présence de Jacques Dupin au 19 août dans la section dédicaces de la fin de l’ouvrage. Elle use également d’une intertextualité spontanée, qui tient de la concision et de l’ellipse, se faisant discrète et presque confidentielle : à titre d’exemples, le Mas Mirou est évoqué le 15 février - il s’agit d’un mas dans lequel Jacques Dupin et sa femme passaient leurs étés ; le poème du 9 avril, lui, s’achève par le mot « ballast », sans que l’on sache s’il fait référence à Contumace et à la section dont il est éponyme [6]...
La suite de poèmes datée du 27 octobre au 27 novembre, commencée le jour de la mort de Jacques Dupin, est une sorte de prolongation de sa présence. Ici, l’ascèse et la discipline du poète journalier, revenant chaque jour durant un mois sur des aspects de l’œuvre et de l’homme, suivent l’oscillation du mouvement respiratoire par quoi, peut-être, l’opération de deuil se fait quête de souffle d’une « colonne absente » de l’être, pour reprendre une expression de Henri Michaux [7]. Le rythme spiralaire du poème comme respiration n’empêche pas la lenteur du dire ni la douceur de son élan. Par ces reprises continues de l’émergence de la parole, au fil des résurgences, il s’agit de toujours remâcher les mots du poète en les tissant aux données sensibles : le « notaire » [8], par exemple, renvoie autant à l’écriture qu’à ses actes, mais relève aussi de l’expérience biographique [9] , évoquée dans la section « Traille de l’aïeul » de Rien encore, tout déjà [10] ; la « voulte » [11], nom d’une petite ville d’Ardèche située en bord de Rhône, est un mot récurrent que l’on retrouve dans cette même suite de poèmes ; les « planches du bois de pin » [12]sont une réminiscence de Coudrier [13] et les mots « lettres de casse » [14] en sont une des « Fragmes » d’Échancré [15] ; le « grésil » [16] a donné son titre au livre paru en 1996 [17]... Les motifs du souffle et du nerf participent de la ressaisie, par le fragment et la discipline diariste, de la poétique de l’éreintement chère à Dupin ayant constamment affronté la langue en boxeur, en arpenteur de la pente rocailleuse du sentier de montagne. La journée du 4 novembre est ainsi, à la fois, souvenir de la claudication de l’aîné disparu et mise à l’épreuve, pour Emmanuel Laugier, de l’endurance de sa propre pratique de l’écriture :
« la jambe harassée
où le nerf court et brûle
le long de la colonne de souffle
si l’écrire
le détachait de son corps »
Venue du livre Les Mères [18], l’expression « la lunule de son ongle » [19] rend hommage au geste d’attention, par lequel Jacques Dupin désigne un espace restreint mais ineffaçable ; peut-être contribue-t-elle à réinscrire dans le dehors l’intime des effrois de l’enfance [20] :
« le lac gris-bleu-clair
sec où
son bâton rentre
régulier
le mouvement de la tôle
dans le vent de ce matin -
l’un et l’autre
éclaboussent à peine
la lunule de son ongle -
passe seulement au bout de sa main
bâton sans personne derrière lui » [21]
Dupin a aussi évoqué son « enfance serpillière » dans les poèmes rassemblés sous le titre « Lai de la serpillière » [22] qui devient, sous la plume d’Emmanuel Laugier, « lait de la serpillière » : le milieu originel est réaffirmé, et l’aîné est rendu au liquide nourricier du nouveau né :
« une lame est entrée
puis sortie
à la vertèbre haute
sous le disque brûlé de la douleur
conséquemment
à la cheville descendue jusqu’à sa langue
rendue
au lait de la serpillière enfantine » [23]
La suite de fragments qu’encadrent les dates du 27 octobre et du 27 novembre dessine une silhouette au pied sûr ; sa main guide, scrute et pèse le réel, main de brodeuse signant les infatigables ciselures de sa langue. Elle conjoint aussi ce qui appartient aux domaines de l’immatériel et de l’incorporel à ce qui est le plus tangible et saisissable au sein de la réalité ; cet imaginaire s’enroule d’ailleurs momentanément sur l’échelle temporelle de trois journées successives :
« les lônes claires du petit rhône
où son rêve se lève
près du pont de fer
comme je passais la voulte
endormi veillant en haut
à ce que le scribe continue l’écriture » [24]
« tandis que
: aujourd’hui le 30
La moitié de son âge est dans le mien
(as i lay dying) » [25]
« où je passais à la voulte
fus dans le sommeil
enroulé d’un autre sommeil
venu au creux de sa main
verser l’eau claire de la lône tout étendue pour lui » [26]
Les dates des 28 et 29 novembre disent l’ « écrire après » la mort. Si le second poème est l’expression d’une discrète présence, le premier fixe l’expérience physique de la disparition :
« l’écriture de l’après
– sous la rature et l’ongle
fendu noir
où le coup entra
je la sentais
jusqu’à la moelle »
Ayant porté le deuil, la poésie s’acère, et, par le truchement de la métaphore, exhibe la mort incisive et insidieuse en coin rentré sous l’ongle de Jacques Dupin. Mais la mention de cet « ongle/fendu noir » semble pouvoir se lire aussi en tant qu’entreprise journalière d’ « écrire d’après » la mort, l’ « ongle » renvoyant alors, une seconde fois, au geste d’une écriture désignée comme « matériologie » [27] : dans l’humilité et dans l’épure, l’auteur de Chant tacite reporte la souffrance physique avec douceur mais creuse la « syncope du respir qui accroche la gorge de l’analphabète », où « se dépose [la] langue » [28]de Jacques Dupin.
Celui-ci est l’objet, dans ce nouveau livre d’Emmanuel Laugier, d’un mouvement double : la manducation de la présence révolue par l’inscription du souvenir, d’une part, et, d’autre part, le dépôt au bord de la mort : le poème du 4 mars associe ainsi le rite funéraire égyptien à la barque que peint Ambrogio Lorenzetti dans le paysage titré Château au bord d’un lac [29]. La présence et la façon dont Jacques Dupin est inscrit et lu dans Chant tacite tissent ainsi la rencontre de deux images antithétiques : la mélancolie médiévale du paysage de Lorenzetti, mystérieuse, appelle le portrait du poète réalisé par Valerio Adami, dont la sûreté du trait exprime un faciès massif et anguleux, à ras de terre, dans lequel perce un œil acéré et déterminé. [30] La disparition discrète vers l’énigme de la mort vient s’écrire, en surimpression, dans le tracé des audaces de la modernité.
La barque, que le lecteur suppose correspondre au souvenir reconvoqué de Lorenzetti, réapparaît à la page finale de Chant tacite, à la date du 19 août, dans l’atmosphère d’un environnement naturel apaisé, très rare dans l’œuvre d’Emmanuel Laugier. Sa présence est comme annoncée dans le poème de la veille, où se dit le tendre mouvement, inversé, de la relation à l’aîné : « dans la fournaise de toscane je te porte sur mon dos » [31] ; le motif de la tresse ou de la corde, récurrent entre le 27 octobre et le 27 novembre, signifiant un lien inentamable, acquiert ici une dimension filiale. Celle-ci est réaffirmée dans les vers « tu es seul et je suis deux », « je suis deux pour ne pas être moins », qui scellent le compagnonnage et la reconnaissance d’un héritage poétique, en dessinant l’insécable segment de l’existant.
Ambrogio Lorenzetti (Sienne, documenté de 1319 à 1348), Un castello in riva al mare.
Tempéra sur panneau de peuplier, 22,8 x 33 cm.
Sienne, Pinacoteca Nazionale.
Le dernier mot du dernier poème de Chant tacite est « dehors », qui titre l’un des livres de Jacques Dupin [32] :
« […]
: imaginez cela
: des dessins lumineux et noirs
la surface de titane où placer ce mot
l’immense travail d’approche du matériau
comment le percevoir
en suivre le contour osseux
ne pas le déposer devant soi
mais le conduire ailleurs
au soir d’une lumière sans poids
ici et dans chaque phrase
dehors »
L’ouvrage, dans son ensemble, réalise ce que recommandent les infinitifs des derniers vers : transporter le matériau prosodique de Dupin, « la minéralité de sa voix » [33], l’âpreté du vers, la concision du dire, le travail métallier du langage. Il s’agit ainsi d’une forme de relance à l’issue d’un dialogue qui, au jour le jour, s’inscrit dans la diachronie rigoureuse d’une année civile, tout en y inscrivant, comme à l’avance, les opportunités (kairos) de sa transgression. L’affirmation de la continuation se constitue par l’écriture d’une opération discontinue : c’est ainsi que peut se former le portrait sûr mais diffracté de Jacques Dupin et que s’envisager l’opération d’une mastication, que chaque pas creuse, grandit et déplace.
[1] Paris, POL, 2004, p. 18.
[2] Des réminiscences de l’écriture poétique de Dupin apparaissent, par exemples, dans Portrait de tête, Paris, Prétexte éditeur, 2002, p. 62 ; dans Suivantes, Bruxelles, Didier Devillez Éditeur, p. 40, 50 et 89 ; dans Mémoire du mat, Éditions Virgile, 2006, p. 15 ; dans For, Paris, Argol, p. 67, 153 et 158. Des hommages et dédicaces se lisent dans Crâniennes, Paris, Argol, 2014, p. 39 ; dans For, op.cit., p. 63 ; dans Mémoire du mat, op. cit., p. 28. Une citation de Dupin se trouve dans Crâniennes, op. cit., p. 101.
[3] Emmanuel Laugier a rencontré Jacques Dupin au début des années 90. Dans le n°8 du Matricule des anges (juillet-août 1996), il a écrit ses premières chroniques, qui ont traité de deux livres : Matière du souffle, de Jacques Dupin (Paris, Fourbis, 1994) et Balises pour Jacques Dupin, de Nicolas Pesquès (Paris, Fourbis, 1994). Il a ensuite écrit, dans cette même revue, sur chacun des livres de Jacques Dupin, et lui a consacré un dossier complet (Le matricule des anges, n°183, 2017) à l’occasion de la parution posthume du volume Discorde (Jean Frémon, Nicolas Pesquès, Dominique Viart (dirs.), Paris, POL, 2017). Cette amitié et ce compagnonnage ont été balisés par d’autres projets : Emmanuel Laugier a dirigé l’ouvrage collectif Strates. Cahier Jacques Dupin (Tours, Farrago, 2000) ; il a rédigé la postface de la réédition augmentée de De nul lieu et du Japon (Tours, Farrago, 2001, initialement paru chez Fata Morgana (Montpellier) en 1981) et a édité ainsi que préfacé l’édition complète des écrits sur l’art de Jacques Dupin : Par quelque biais vers quelque bord, Paris, POL, 2009. Le volume Jacques Dupin. Implications, qui rassemble ses essais sur le poète, est à paraître aux éditions La lettre volée.
[4] Paru une première fois, en 1996, chez Deyrolle Éditeur puis repris et réédité aux éditions Unes en 2016.
[5] Emmanuel Laugier a rédigé une étude sur la tête telle qu’elle est travaillée par Bacon, Giacometti, Michaux et Dupin, « 3 gongs de têtes », Strates. Cahier Jacques Dupin, op. cit., pp. 59-69.
[6] Contumace, Paris, POL, 1986, pp. 25-44.
[7] « Je me suis bâti sur une colonne absente », in « Je suis né troué », Ecuador, Œuvres complètes, tome I, édition établie par Raymond Bellour, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 189.
[8] 13 et 25 novembre.
[9] Avant de se consacrer à l’art et à la poésie, Jacques Dupin avait débuté des études de droit, vite abandonnées, qui avaient donné lieu à une période de travail aux côtés d’un oncle notaire qui exerçait à La Voulte, en Ardèche.
[10] Paris, Seghers, 2002 (réédition), pp. 23-39.
[11] 29 octobre, 31 octobre, 11 novembre...
[12] 12 novembre.
[13] « j’ai connu le châtaignier/j’écris sur la planche de pin/dont j’ai volé le nom »,op. cit.,p. 40.
[14] 10 novembre.
[15] « - et humant le remugle, à l’écart des blocs typographiques,des butoirs de plomb, du pullulement des signes dans la fourmilière bas-de-casse, - dernier cul-de-basse-fosse, désaffecté, aseptisé, squattérisé... »,op. cit., p. 29.
[16] 2 novembre.
[17] Paris, POL.
[18] Montpellier, Fata Morgana, 1986.
[19] « On ne s’efface pas de la lunule de leurs ongles. Ni de leur froissement modulé. Sans un grand tremblement de soi... », ibid., p. 9.
[20] Dans Les mères, les figures hypnotiques et éponymes désignent les « folles », patientes de l’asile de Privas que dirigeait le père de Dupin, psychiatre ; le poète se souvient avoir été accablé, enfant, de leur étouffant désir de maternité.
[21] 28 octobre.
[22] « comment s’éveiller jamais/de la perfide imprégnation//de l’enfance serpillière », Rien encore, tout déjà, op. cit., p. 56.
[23] 22 novembre.
[24] 29 octobre.
[25] 30 octobre. (C’est l’auteur qui souligne).
[26] 31 octobre.
[27] Nous empruntons cette expression à Emmanuel Laugier, « Le ’’verbe à cheval’’ de Jacques Dupin », texte écrit à l’invitation de Pierre le Pillouër, pour le site de critique Sitaudis, quelques jours après la disparition de Jacques Dupin, le 27 octobre 2012.
[28] Ibid.
[29] Ambrogio Lorenzetti (v. 1290-1348), Château au bord d’un lac, v. 1337-1340, Tempera sur panneau, 33x23 cm, Pinacothèque de Sienne.
[30] Ce portrait de Dupin par Adami a fourni la couverture du volume Strates, op. cit.
[31] 18 août.
[32] Dehors, Paris, Gallimard, 1975.
[33] 4 mars.